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En relisant « Sur Israël » de Friedrich Dürrenmatt – 3/4

 

« Les conflits d’ordre religieux ont quelque chose d’insoluble. Ils ne deviennent que plus redoutables lorsqu’ils opposent une religion triomphante à une religion humiliée », Friedrich Dürrenmatt.

 

L’antijudaïsme et l’antisémitisme n’osent généralement plus se dirent aussi ouvertement, en Europe tout au moins ; aussi se sont-ils reportés vers l’État d’Israël et se sont faits antisionisme à des degrés divers. Force est de constater qu’Israël est le pays avec lequel on en prend aujourd’hui le plus à son aise, comme on en prenait à son aise avec les Juifs. Les Juifs « expliquaient » les malheurs du monde comme Israël les « explique » à présent. Des ignares bavards, des indécents, dénoncent ce pays à partir de présupposés livrés et entretenus par les médias de masse. Ainsi peut-on observer dans toutes les professions et catégories socio-professionnelles (PCS), sans oublier les chômeurs, une compassion diversement affirmée pour les Palestiniens, une compassion à laquelle aucun autre groupe humain n’a droit, une compassion bien étrange dans la mesure où ceux qui l’éprouvent se foutent à peu près de tout ce qui ne touche pas à leurs intérêts immédiats : coût de la vie, résultats de leurs analyses médicales et j’en passe. Étrange vraiment.

Le judaïsme n’a plus aucune raison d’être aux yeux d’un Chrétien qui se prend au sérieux nous dit Friedrich Dürrenmatt. Cette remarque peut se décliner de diverses manières, par exemple de la manière suivante : le judaïsme n’a plus aucune raison d’être aux yeux d’un marxiste qui se prend au sérieux ; et le propre d’un marxiste, ce membre d’une secte socialiste, est de se prendre au sérieux. Les marxistes tendance Groucho ont toujours été très peu nombreux et lorsqu’il est question d’Israël et des Palestiniens tous sans exception désertent cette sympathique tendance.

 

Friedrich Dürrenmatt (1921-1990)

 

Karl Marx est issu de lignées de rabbins, du côté de la mère et du père. Il est l’antithèse de saint Paul qui a postulé la divinité d’un homme. Karl Marx transpose le judaïsme dans le domaine de l’économie et du social. Son matérialisme dialectique est l’ultime émanation du judaïsme, comme le sont le christianisme et l’islam. Ni le christianisme, ni l’islam, ni le marxisme n’auront été bienveillants envers le judaïsme. A ce propos, je conseille la lecture de l’étude de Francis Kaplan, « Marx antisémite ? », un livre qui enrichit considérablement une question que tout lecteur se pose après lecture de « Sur la question juive » (Zur Judenfrage), paru en 1843. Francis Kaplan passe au peigne fin cet écrit de Karl Marx, réponse à Bruno Bauer, « La question juive » (Die Judenfrage) ; il a par ailleurs réuni tous les propos de Karl Marx sur les Juifs épars dans ses écrits (y compris la correspondance) et analysé certains aspects de sa biographie, comme la conversion du père au protestantisme et son mariage avec Jenny von Westphalen.

Karl Marx, grand observateur de son temps, est à l’origine, et bien malgré lui, d’un formidable dogmatisme qui comme le christianisme (via saint Paul) visa la conquête du monde. Métaphysique du Parti, métaphysique de l’Église ; l’un et l’autre se considèrent à un moment de leur histoire comme l’instrument légitime du principe (intrinsèque) qui conduit la société vers sa forme idéale, la société sans classe et sans État pour l’un, le baptême et la conversion pour l’autre ; dans les deux cas, l’émergence d’un homme envisagé comme nouveau.

Mais Friedrich Dürrenmatt se reprend ; ne serait-il pas (et moi avec lui) en train de dire que tout est de la faute des Juifs : le christianisme, l’islam et le socialisme ? Ce faisant, ne favoriserions-nous pas l’antisémitisme ? Aucune pensée n’est innocente, ce que j’écris n’est pas innocent – n’est pas sans conséquences. Les Juifs – et ils ne sont pas les seuls – ont mis en branle de grandes choses qui ne peuvent avoir été sans conséquences car, à ce que je sache, ils n’ont pas occupé leur très longue histoire à jouer au Monopoly ou aux petits chevaux. Quand on met en branle de grandes choses, les conséquences sont imprévisibles. « Les Juifs eux-mêmes sont soumis à cette loi, ils y échappent moins que quiconque, eux qui, dans l’histoire, n’ont cessé de penser parce qu’à l’inverse des Chrétiens de certaines époques, il a toujours été plus dangereux pour eux de ne pas penser que de penser ». Et penser revient aussi à activer tantôt explicitement tantôt implicitement un mouvement général. Les Musulmans eux aussi ont eu (et ont trop souvent encore) plus intérêt à ne pas penser qu’à penser…

Les nazis ont osé évoquer une race juive, ils ont concocté une soupe infâme dans un chaudron du diable. Déclarer qu’il y a une race juive, c’est aussi vouloir porter un coup fatal à la notion de peuple, si immensément différente de celle de race. Mais ce coup, les nazis l’ont amplifié en trafiquant jusqu’à la notion de peuple, comme nous le verrons dans le prochain article. En attendant, j’imagine Alfred Rosenberg, le plus important théoricien nazi, prenant un autobus à la Tel Aviv Central Bus Station ou à la Jerusalem Central Bus Station, entre Juifs éthiopiens et Juifs indiens, par exemple, ce qui lui donnerait l’occasion de réviser ses leçons et d’envisager toute la différence entre peuple et race, juif en l’occurrence. Parenthèse : c’est aussi pourquoi l’antisémitisme ne doit en aucun cas être confondu avec le simple racisme, contrairement à ce que de petits propagandistes – idiots utiles probablement – s’efforcent de nous faire accroire. Je ne prétends pas que l’antisémitisme soit pire que le simple racisme, il en diffère et il faut en prendre note.

Sur un blog, un intervenant assez stupidement antisioniste et qui ne cessait de se prendre les pieds dans le tapis à force de vouloir cacher ce qu’il était, soit un antisémite, cet intervenant donc m’a pris à partie en me disant que mon sionisme était d’autant plus suspect que je n’étais pas juif. Cette remarque a fini par m’intriguer. Il arrive que la bêtise incite à la réflexion. J’ai alors pensé que des Chrétiens (ledit intervenant n’avait probablement pas ce qui suit en tête), et je pense en particulier aux sionistes chrétiens (voir le christianisme évangélique), ne défendent Israël que pour mieux préparer le retour de Jésus-Christ. J’éprouve une grande méfiance envers ces amis d’Israël et ne manque pas une occasion pour me démarquer de leur profonde ambiguïté. Ils se disent amis d’Israël, ce qui est appréciable : Israël n’a pas tant d’amis. Mais ces sionistes d’un genre particulier, nombreux et puissants, notamment aux États-Unis, me font penser à un hôte qui ouvrirait les bras à ses invités, les servirait copieusement avant de leur présenter, toujours avec le sourire, la… facture.

« Tout débat idéologique non existentiel est dénué de sens : le seul qui ait un sens est un débat existentiel. » De ce point de vue, le débat idéologique en Israël ne peut être qu’existentiel et tout indique qu’il le restera ; les ennemis d’Israël sont si nombreux, et pas seulement chez les Arabo-musulmans et les Musulmans. L’Europe qui a en partie infecté le monde arabe et musulman avec ses théories antisémites se voit en retour infectée par ce monde. C’est un va-et-vient véritablement infernal. Les responsables politiques européens se montrent volontiers critiques envers Israël, ce qui ne demande aucun courage ; Israël a bon dos comme le Juif a bon dos – the convenient scapegoat. On se prélasse sur le dos d’Israël comme on se prélasse sur le dos des Juifs, ce qui évite d’avoir à penser, à se casser la nénette. Israël « explique » (presque) tous les malheurs du monde, c’est pourquoi ils sont si nombreux à se présenter comme les défenseurs de ceux qu’on a pris l’habitude de nommer « les Palestiniens ». Les responsables politiques savent (et peu importe leur couleur politique) qu’un tel positionnement ne peut qu’être favorable à leur carrière, autrement plus favorable qu’un positionnement sioniste, le sionisme étant plus ou moins associé par les masses, et pas nécessairement laborieuses, à un fascisme, aux tueurs d’enfants voire aux voleurs d’organes. Vous pensez que je force la note pour les besoins de ma cause ? Ouvrez les yeux et débouchez-vous les oreilles !

Pour beaucoup, l’existence d’Israël (mais aussi du peuple juif) est plus qu’un problème politique, c’est un problème névrotique et pas seulement chez les Arabes et, plus généralement, les Musulmans. A force de ne considérer que le politique et/ou le philosophique, nous sommes devenus incapables de considérer le religieux (le socle de toute cette affaire extraordinairement embrouillée) car, en Europe tout au moins, nous avons fait de la religion une affaire strictement personnelle (et je pourrais en revenir aux Lumières), ce qui me convient mais a entre autres effets de placer un angle mort devant notre regard. Dans « Les religions meurtrières », Elie Barnavi écrit : « En fait, la religion est l’angle mort de votre regard d’Occidental », ce qui permet à certains d’avancer leurs pions à notre insu – et j’ai nommé l’islam où le politique et le religieux sont inextricablement mêlés, pire, s’imbibent mutuellement.

L’État d’Israël – l’État juif – réalise quelque chose de nouveau au Moyen-Orient, au cœur du monde arabo-musulman, au cœur de l’islam historique. Israël oppose à ce monde le doute créateur ; à son espoir il oppose son expérience ; à sa résignation il oppose son activité, et d’une manière exemplaire. Les Juifs sont revenus dans leur pays occupé par l’islam, une secte juive dont le « génie » est d’avoir simplifié, et terriblement, le judaïsme de manière à en faire non plus un instrument de réflexion inépuisable mais un simple instrument de propagande et de conquête, un instrument d’autant plus solide qu’il est rustique.

Il ne faut pas comparer Jésus à Mahomet mais à saint Paul. L’histoire n’a (presque) rien retenu de Jésus, un Juif crucifié comme tant d’autres Juifs et qui a dû se représenter le Royaume comme un royaume juif idéal. C’est saint Paul qui a largué les amarres et s’est éloigné du judaïsme. Lorsqu’ils se disent peuple de Dieu, les Juifs considèrent simplement leurs relations avec Dieu comme une affaire personnelle, une alliance conclue librement et en aucun cas par la force. Saint Paul, en fin dialecticien, saisit l’occasion et se rue dans la faille ; il étend le pacte entre Dieu et son peuple à l’humanité sans rien en oublier. Relisez l’épître aux Galates que j’ai placé en fin de « En relisant “Sur Israël” de Friedrich Dürrenmatt – ¼ ». Il l’étend de la sorte tout en maintenant le caractère personnel des rapports réciproques entre l’homme (en tant qu’individu) et Dieu, modifiant ainsi les perspectives de la liberté et, enfin, il renverse la Loi, socle de l’Alliance originelle entre Dieu et son peuple. L’homme Jésus n’intéresse alors plus saint Paul ; il n’est plus que la mue dont sort le Christ, le Ressuscité de sa vision. Dieu se laisse crucifier et, ainsi, se manifeste la liberté de l’homme – paradoxe du christianisme. « Pour l’amour de leur liberté, Dieu a permis que les hommes fissent mourir Jésus et ce faisant ils ont été rachetés du pire péché qu’ils aient pu commettre ». La dialectique juive est transmuée en dogmatique chrétienne, une dogmatique qui ne va cesser de s’affirmer et de s’affiner dans une prolifération, une dogmatique qui en viendra à désigner les Juifs comme peuple déicide via Judas. L’islam, lui, n’a pas édifié sa puissance à l’aide d’une métaphysique alambiquée génératrice de dogmes et d’une imposante liturgie mais par la simplicité et une certaine rusticité qui le rendent par ailleurs séduisant. Les puissants et les humbles peuvent y trouver leur compte.

« Ce qui réussit à saint Paul grâce à sa dialectique, Mahomet l’obtient par la synthèse, car le christianisme aussi se voit simplifié par lui », note encore Friedrich Dürrenmatt. Mahomet s’engage en effet, et dès le début, dans une vaste entreprise de simplification de la Loi juive. On passe en quelque sorte (et pardonnez-moi mon prosaïsme) du sur-mesure (le judaïsme) au prêt-à-porter (l’islam).  Au christianisme, l’islam emprunte diverses idées – il y fait ses courses comme il les a faites dans le judaïsme ; parmi elles, la résurrection après la mort (qui n’est pas exclusivement chrétienne), le Jugement Dernier, et il aménage le Paradis qui devient une sorte de maison close de luxe où peuvent s’ébattre les pauvres et les riches, les humbles et les puissants pourvu qu’ils aient été de bons musulmans.

Mais Allah va jouer un mauvais tour à Mahomet, ce prophète qui avait su jouer avec les contraires : peur et espoir, fanatisme et tolérance, cruauté et douceur et j’en passe. Mais lisez ce qui suit : « En simplifiant la religion juive, Mahomet a aboli la liberté irrationnelle inhérente au judaïsme du fait de son alliance personnelle avec Dieu, liberté qui nous permet cependant aussi de comprendre dans quel sens précis le christianisme a pu avancer primitivement le postulat métaphysique de la divinité de Jésus. Parce que la distance entre Dieu et l’homme est infinie, le christianisme tente d’introduire un chaînon intermédiaire, le fils de Dieu précisément, afin qu’il maintienne la liberté humaine face à un Dieu qui serait, sinon, trop puissant et redoutable. Dans le judaïsme ce rôle était tenu par le peuple de Dieu, de manière évidemment imparfaite puisqu’un peuple, même élu, ne saurait être innocent, comme l’est un fils de Dieu. Le Musulman, en revanche, reste exposé sans recours aux caprices d’Allah, et cela plus encore que le Juif. »

Olivier Ypsilantis

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