« Le peuple juif en tant que peuple de Dieu est la première notion d’ensemble à laquelle l’individu ait pu se subordonner, c’est la première tentative de réconcilier le général et le particulier », Friedrich Dürrenmatt.
Le christianisme abroge donc le judaïsme, tel est tout au moins sa volonté affirmée et réaffirmée avec un formidable entêtement, il abroge le judaïsme et par là même la Loi. L’homme est libéré et, dans un même temps, pris dans un paradoxe et non des moindres : il est libre et asservi, délivré du péché (par la mort de Jésus-Christ qui a donné sa vie pour le pardon de ses péchés) et pécheur – voir à ce propos la très puissante iconographie encouragée par l’Église, avec Jugement Dernier, Paradis-Enfer-Purgatoire, une scénographie qui se retrouve avec la crucifixion, Jésus-Christ entre Bon larron et Mauvais larron, le Bon larron étant à la droite de Jésus-Christ comme ce dernier sera placé à la droite du Père après être monté aux cieux. En mettant le croyant en contact plus direct avec Dieu, le christianisme place l’homme dans une situation très paradoxale. Le judaïsme évite cet écueil : Dieu n’est pas représenté car non représentable.
Jésus-Christ, Dieu fait homme, ressuscite d’entre les morts. Par sa mort il délivre l’homme du péché avant de regagner les cieux, laissant l’homme à lui-même, l’homme qui attend Son retour, l’inévitable Jugement Dernier et la fin des temps. L’homme attend Son retour, un retour sans cesse ajourné. La métaphysique chrétienne finit par prendre le relai, s’efforce de tromper l’attente et entreprend d’échafauder une formidable architecture, d’élaborer un complexe mécanisme, afin que l’homme las de L’attendre puisse entreprendre de monter pas à pas vers Lui.
Friedrich Dürrenmatt (1921-1990)
L’Église se substitue à un Dieu qui prend Son temps et provoque l’impatience de l’homme, elle s’y substitue en s’attribuant le pouvoir de remettre à l’homme ses péchés et en Son nom. Les Juifs sont habités par le complexe messianique ainsi qu’ils le disent volontiers et avec le sourire mais ce messianisme est ouvert puisque Dieu ne s’est pas incarné et qu’aucune autorité religieuse centralisée comme l’Église ne le capte. Ce messianisme désincarné est l’un des vecteurs de l’énergie juive qui se manifeste dans tous les domaines. Certes, des messies se sont manifestés dans la très longue histoire juive, le plus célèbre d’entre eux étant à ma connaissance Sabbataï Tsevi, mais il s’agit d’épiphénomènes, d’épisodes tragi-comiques que les Juifs ne tardent pas à oublier – un feu de paille en quelque sorte – et qui par ailleurs n’a jamais touché l’ensemble de leurs communautés.
Ce qui suit blessera probablement certaines sensibilités, mais ce qui doit être dit doit être dit. Je rejoins pleinement Friedrich Dürrenmatt : « Si le christianisme a conquis le pouvoir, c’est qu’il s’est révélé une idéologie merveilleusement adaptée au pouvoir ». Les puissants ont fini par le comprendre car ce fait ne s’est pas imposé d’un coup. Ils ont fini par comprendre le pouvoir qu’ils pouvaient en retirer. Premier de ces puissants, l’Empire romain qui a un moment de son histoire eut grand besoin d’une religion supranationale pour s’imposer et espérer durer. « A moins d’être complètement ramolli, un empereur romain devait avoir quelque peine à se prendre pour un dieu. Être le représentant de Dieu sur terre devait en revanche le flatter ». Dieu pour l’Empereur, le Christ pour le Pape, chute de l’Empire romain, l’histoire de l’Europe en tant que telle commence. Rome n’est plus que ruines (voir les gravures de Giovanni Battista Piranesi) mais le Dieu chrétien devenu international grâce à l’Empire romain (le Dieu trinitaire qui, à l’occasion, fait dire aux Juifs que notre monothéisme pourrait manquer de rigueur) migre, se réorganise et l’histoire se fait parodie métaphysique : Dieu, soit les empires, les nations, etc. Le nazisme lui-même ne repoussait pas Dieu, il l’invoquait à l’occasion, notamment sur les plaques de ceintures de ses soldats, reprenant la vielle devise du royaume de Prusse puis de l’Empire allemand, Gott mit uns, en ayant soin de remplacer au centre de la composition la couronne par le swastika.
J’ai très tôt pressenti que le christianisme était une synthèse (rien d’exceptionnel, dans le domaine de la pensée et des croyances tout est synthèse) ou, plus exactement, un syncrétisme dans lequel entraient pour l’essentiel du judaïsme et de la philosophie grecque, le judaïsme ayant subi lui aussi, bien que dans une moindre mesure et par d’autres voies, l’influence de cette philosophie. J’aurais aimé pouvoir discuter de ces choses avec le Juif fidèle à son héritage, bienveillant et tranchant, qu’était Raphaël Draï, l’un des penseurs juifs contemporains que j’ai le plus de plaisir à écouter, avec lequel j’aurais eu le plus de plaisir à m’entretenir, Raphaël Draï décédé le 17 juillet 2015 à l’âge de soixante-treize ans.
Le christianisme cherche à se dépêtrer de ses parents juifs tout en s’emberlificotant dans de la philosophie grecque, avec notamment les ombres géantes d’Aristote et de Platon. « Mon Dieu ! » ai-je envie de m’écrier.
Le peuple juif achève de se constituer quand il découvre Dieu et se conçoit comme peuple de Dieu. Peu importe les causes que l’on suppose derrière ce fait, un fait en deux temps (probablement simultanés) ; il est primordial dans l’histoire de l’humanité, tant pour les Juifs que pour les non-Juifs ; il reste probablement l’événement le plus considérable de cette histoire. Il vaudra aux Juifs des difficultés qu’aucun autre peuple n’aura à affronter, des difficultés répétées et d’une incomparable longévité. L’Église s’est adoucie – car elle s’est affaiblie –, son credo n’est plus pris tant au sérieux, un credo qui tendait vers l’idéologie totalitaire avec ces dogmes qui enserraient d’un corset de fer les corps et les âmes et lui permettaient de se poser en instance non pas humaine mais divine. Sans mauvais jeu de mots, on peut dire que l’Église a mis de l’eau dans son vin.
Il n’y a pas de dogmatique juive. Peut-être y a-t-il eu des essais pour en élaborer une, je ne sais. Mais si tel a été le cas, tous ont échoué et c’est bien ainsi. Les Juifs y seraient-t-ils tombés s’ils étaient restés chez eux ? La question mérite d’être posée mais elle restera à jamais sans réponse.
Friedrich Dürrenmatt : « Si l’antisémitisme chrétien s’est révélé infiniment plus venimeux, c’est que le judaïsme n’a plus aucune raison d’être aux yeux d’un Chrétien qui se prend au sérieux », une réflexion dites comme en passant mais d’une profondeur particulière et assez réjouissante. On pourrait ajouter : « … d’un Chrétien qui se prend trop au sérieux », car être chrétien n’est en rien une honte, bien au contraire ; mais il faut tout de même savoir rire de soi-même, se distancier de soi-même. Et je ne cite pas ce qui précède immédiatement ce passage afin de ne pas trop charger le présent article. Je précise simplement que Friedrich Dürrenmatt fait remarquer un peu plus haut encore qu’on peut s’arranger avec un empire mais jamais avec une Église.
Il est étrange de penser que l’antisémitisme est né dans une secte juive, embryon du christianisme, dans ce qui est aujourd’hui Israël. Bien sûr, il n’est pas né tel que nous le connaîtrons, tant il est vrai qu’un nouveau-né ne ressemble pas à l’adulte qu’il est appelé à devenir… Par ailleurs, Rome avait plus ou moins pratiqué une forme d’antisémitisme (de proto-antisémitisme) lorsque Juifs et Chrétiens refusaient de culte impérial, les Chrétiens étant au tout début persécutés en tant que juifs.
Le Chrétien qui envisage le judaïsme comme le préliminaire à sa foi ne peut qu’envisager le judaïsme dans une perspective chrétienne, ce qui le conduit à pousser de côté le judaïsme et sans même qu’il en ait vraiment l’intention. Il considère implicitement le judaïsme comme une mue qu’il a abandonnée, une vieille chose qu’il laisse sans se retourner, un peu dégoûté même. Le papillon chrétien et la chrysalide juive…
Dans un certain nombre d’articles sur ce blog, j’ai émis de sérieuses réticences envers le siècle des Lumières, en m’appuyant par exemple sur les travaux d’Isaiah Berlin. De même, j’ai émis de sérieuses réticences envers la Révolution française en m’appuyant sur les travaux de Guglielmo Ferrero. Je précise que je n’ai pas dénoncé les Lumières en idéologue ; je me suis simplement efforcé de prendre note des parts obscures qu’elles véhiculent et, ainsi, de m’élever contre ceux qui se laissent benoîtement aveugler par elles. Je suis très sensible à cette remarque de Friedrich Dürrenmatt qui déclare que les Lumières n’ont pas remplacé la Foi par la Raison, qu’elles les ont distinguées l’une de l’autre, brisant ainsi une dogmatique religieuse, une idéologie religieuse, celle de l’Église, permettant ainsi de faire passer la religion de la connaissance (la théologie chrétienne) à l’éthique et aux subjectivités individuelles. Friedrich Dürrenmatt : « Le siècle des Lumières a donné à la religion qualité de religion, de vérité intérieure qui se vit mais ne se démontre pas. Lui seul a rendu enfin possible la distance infinie qui sépare deux subjectivités, et c’est dans cette infinité seulement que Juifs et Chrétiens peuvent enfin se rencontrer ». J’applaudis à la lecture de ces lignes, mais j’affirme également que les Lumières, malgré elles, ont préparé d’infinies violences (nées de contradictions radicales) et que la Révolution française est (en partie au moins) à l’origine des idéologies totalitaires. Rien n’est simple, les lumières et les ténèbres ne seraient pas ce qu’elles sont l’une sans l’autre.
Le siècle des Lumières va indirectement et bien malgré lui poser de graves problèmes aux Juifs. Et loin de moi l’idée de glorifier le ghetto. Ce siècle leur ouvre les bras, mais… Il commence par leur donner des possibilités considérablement amplifiées, par exemple dans l’exercice des sciences de la nature. En effet, ce siècle délaisse une certaine logique aristotélicienne (plutôt tournée vers la synthèse, le système) pour une démarche analytique à partir d’hypothèses, ce à quoi le Talmud a préparé la pensée juive. Friedrich Dürrenmatt : « Et l’on pourra peut-être ajouter paradoxalement qu’un Juif athée, s’il le devient, aura l’avantage sur un Chrétien qui devient athée, parce qu’une pensée dialectique se convertira plus facilement en pensée analytique qu’une pensée dogmatique. »
Le siècle des Lumières libère les Juifs de leur ghetto, il leur offre d’échapper à l’isolement, mais… mais… mais… Ce siècle donne également aux Chrétiens la clé des champs, une possibilité accrue de s’évader hors de leur religion et de gambader. Par ailleurs, l’émancipation marque le début d’une désertion massive du judaïsme par les Juifs, éblouis par les Lumières et leurs promesses. La désillusion va venir peu à peu, très insidieusement, pour culminer dans des violences inédites, car émancipé ou non, professant le judaïsme ou non, un Juif reste juif et l’antisémitisme en partie circonscrit par l’antijudaïsme va se séculariser, sauter les barrières et se montrer toujours plus entreprenant. Ne vous êtes-vous jamais posé cette angoissante question : pourquoi est-ce dans le pays où les Juifs ont été les plus assimilés (plus encore que dans la France post-révolutionnaire), où les Juifs ont le plus « déserté » le judaïsme, où les conversions et les mariages mixtes ont été les plus nombreux, que l’antisémitisme a été le plus meurtrier ? Je fais allusion à l’Allemagne, bien sûr. Bien que très différent, le cas espagnol offre un air de famille : après les conversions massives (et diversement forcées), on se retourne contre les convertis, les Cristianos nuevos ; et c’est essentiellement contre ces derniers que l’Inquisition va s’acharner afin de calmer un cauchemar chrétien : les Juifs ne seraient-ils pas restés juifs, infiltrant la société vraiment chrétienne, celle des Cristianos viejos. De bien visible, le Juif est devenu moins visible ; on s’inquiète et on arrive à la limpieza de sangre, passant ainsi à quelque chose de bien physique, pas encore génétique, la génétique étant encore inconnue, mais de bien physique, avec la sangre, ce liquide vital qui circule par tout le corps et qui par ailleurs est chargé d’une puissante symbolique tant chez les Juifs que chez les Chrétiens. Je simplifie mais je ne force pas la note. Ce n’est pas le Juif (à présent on aurait tendance à dire : le sioniste) qui dirige la marche du monde mais l’image que nombre de non-Juifs se font du Juif.
Olivier Ypsilantis