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En relisant « Sur Israël » de Friedrich Dürrenmatt – 1/4

 

« Israël est une conception dressée contre l’instinct, son destin est aussi celui de tout homme. Ce qui nous pousse à prendre parti pour ce pays, ce n’est pas sa nécessité que n’importe quelle dialectique, quel sophisme plutôt, suffit à démontrer, mais bien la hardiesse de sa conception. Toute l’audace d’être homme s’y révèle. Israël devient par là une expérience majeure de notre époque, une de ses mises à l’épreuve les plus redoutables », Friedrich Dürrenmatt.  

 

Les lignes qui suivent s’appuient sur une relecture de « Sur Israël » de Friedrich Dürrenmatt. Titre de l’édition originale : « Zusammenhänge : Essay über Israel : eine Konzeption » (1976), un livre que l’auteur dédicace à l’Université Ben Gourion de Beersheba, « avec ma gratitude ».

Les pages qui suivent ne constituent pas une recension mais une lecture libre où les considérations de l’auteur provoquent à l’occasion les miennes. Ainsi, les siennes et les miennes s’accompagnent comme deux promeneurs qui deviseraient tout en marchant et poursuivraient aux haltes. Je n’ai pas tenu à distinguer ce qui est de lui de ce qui est de moi, préférant prendre des notes en continu et suivre un flux.

Je tiens à préciser que mon but n’est pas de blesser la foi des uns et/ou des autres mais de susciter une discussion amicale. Je ne détiens en rien la Vérité, pas plus que Friedrich Dürrenmatt ne la détient, mais je porte en moi des inquiétudes – des vérités – qui exigent d’être dites et qui n’espèrent que le dialogue afin de corriger (éventuellement) et, surtout, être corrigées. Autrement dit, je ne suis pas un idéologue mais un simple passant dans son siècle, un passant doué de parole qui s’exprime tout en marchant et en se gardant de monter sur un piédestal ou à la tribune.

 

Friedrich Dürrenmatt in seinem Swimming Pool, 1979 Foto: Peterhofen/Stern

 

Je ne vais pas présenter Friedrich Dürrenmatt (1921-1990), vous le connaissez, au moins pas ses pièces de théâtre, en particulier « La visite de la vieille dame » (Der Besuch der alten Dame). Ce fils de pasteur originaire du canton de Berne (l’un des plus grands représentants de la littérature suisse de langue allemande) a toutefois écrit un livre très peu connu et qui, même sur Internet, n’a qu’une très faible présence : « Sur Israël ». Pourquoi ? Ce livre est du plus haut intérêt pour ceux qui aiment Israël et s’efforcent de défendre ce pays si attaqué, attaqué comme aucun pays ne l’est. En novembre 1975, Friedrich Dürrenmatt, seul, se dresse et jette un froid parmi les écrivains de quarante pays en dénonçant dès l’ouverture du congrès des PEN Clubs la résolution de l’ONU accusant Israël de racisme. Ce coup de gueule bienvenu ne part pas explicitement d’un positionnement politique mais d’une inquiétude qui pourrait être qualifiée d’existentielle et qui l’incite à dénoncer un terrorisme intellectuel généralisé, un terrorisme toujours actif et dont les manifestations se multiplient.

Ce livre de Friedrich Dürrenmatt est bien moins connu que « Réflexions sur la question juive » (1946) de Jean-Paul Sartre ; dommage, il est autrement plus pertinent, plus riche en propositions et axes de recherche. Certes, le livre de Jean-Paul Sartre contient quelques pertinentes remarques de détail, mais l’ensemble s’appuie sur un parti-pris que je réfute, et plutôt violemment, à savoir que le Juif est un homme tenu pour juif par les autres : c’est le regard des autres qui fait du Juif un Juif. La notion de peuple se voit désagrégée. Jean-Paul Sartre est un philosophe bavard (c’est sa caractéristique première) ; et comme tout bavard, il dit bien des sottises.

Israël est un pays complexe, très complexe, particulièrement complexe, et Friedrich Dürrenmatt l’affirme tout de go. Ce n’est pas l’information mainstream qui rend compte de cette complexité ; bien au contraire, elle s’emploie à simplifier, et dramatiquement, guidée par des préjugés qui viennent de loin, de très loin parfois. La complexité israélienne s’explique en partie (une explication parmi d’autres et dont la simple énumération prendrait plusieurs pages) par l’extrême mobilité mentale des habitants de ce pays : il s’agit de s’adapter sans trêve à des situations toujours changeantes, d’où l’impression de désordre qui prend celui qui séjourne dans le pays. Mais le désordre n’est qu’apparent ; et le pays vit, franchit fossés et murailles derrière lesquels on aimerait l’enfermer avant de le réduire. Chaque jour Israël franchit la mer Rouge.

Friedrich Dürrenmatt le dit, sa pensée est de nature dramatique (voir ses romans et ses pièces de théâtre). En Israël, il cherche à représenter un conflit qui relève d’une autre dimension que celle du langage, un conflit difficilement représentable et dont les facteurs ne semblent pas moins irréels que les mots. Il écrit : « Ainsi il m’a fallu monter sur les hauteurs du Golan pour saisir véritablement la différence entre l’idéologique et l’existentiel ». A bon entendeur, salut !

N’oubliez pas ! Dans Jérusalem réunifié, toutes les religions peuvent à présent s’exercer sous la protection d’Israël. Jusqu’à la guerre des Six Jours, les Juifs n’avaient pas le droit de prier devant le Kotel, le lieu le plus sacré du judaïsme ; et leurs synagogues et leurs cimetières furent profanés. Jérusalem appartient au monde mais il est bon que cette ville soit réunifiée sous la protection de l’État d’Israël et qu’elle en devienne la capitale.

N’est-il pas étrange que l’État d’Israël soit le seul État au monde dont on remet sans cesse en question l’existence ? Pourquoi ? Friedrich Dürrenmatt considère que cet État est nécessaire, lui qui n’est pas particulièrement porté à prendre partie pour les États quels qu’ils soient. Et il considère que l’État d’Israël est nécessaire en fondant paradoxalement sa réponse sur des considérations exclusivement philosophiques et non pas politiques, philosophiques parce qu’en politique rien n’est nécessaire, tout est arbitraire. Autrement dit, c’est philosophiquement et non politiquement qu’il faut aborder la politique. Afin de donner corps à cette affirmation, il nous dit que les autres primates sont autrement mieux logés et nourris que de très nombreux Homo sapiens et que ces mêmes primates auraient la plus grande peine, s’ils en avaient les capacités, à conclure que l’Homo sapiens bénéficie d’une situation privilégiée considérant l’état général où il se trouve.

Chaque État a sa particularité, celle d’Israël est que l’histoire du peuple (juif) est distincte de l’histoire de l’État (d’Israël). Certes, ce fut le cas d’autres peuples ; les Grecs, les Polonais ou les Irlandais, pour ne citer qu’eux, ont été durablement privés d’État ; mais dans le cas du peuple juif, son histoire hors État (d’Israël) s’étire sur environ trois millénaires, sans État et, surtout, sans territoire – les Kurdes n’ont pas d’État mais un territoire, divisé entre quatre États. Le peuple juif n’a survécu que grâce à la permanence de sa culture. Sa constante n’est pas l’État mais le peuple, une entité non pas politique mais socio-religieuse, difficile à définir et infiniment singulière. Le peuple juif n’a cessé de frôler l’abîme. Il a également survécu grâce à la dispersion, une dispersion véritablement planétaire, même sans évoquer les Dix Tribus Perdues. Naître juif et vivre en juif n’a cessé d’être un problème existentiel, entre persécutions et mépris ; et le fait d’être simplement toléré ne rend pas l’existence vraiment plaisante…

Le mépris ? A ce sujet me revient le propos d’un ambassadeur de France à Londres, alors que Jacques Chirac était président de la République, Daniel Bernard, qui traita Israël de « petit pays de merde ». Le mépris pour les Juifs s’est reporté sur Israël ; ni vu ni connu ! Jules Isaac a écrit un livre, « L’enseignement du mépris », dont le titre est resté célèbre ; il est passé dans le langage courant tant il est explicite.

Quoi qu’il en soit, le judaïsme est devenu le substrat même de la modernité et non un simple héritage, disons, littéraire. En a-t-il été ainsi, comme l’affirme Friedrich Dürrenmatt, parce que les Juifs ont été dispersés, sans État, souvent refoulés, condamnés à vivre dans les caves et les greniers, rarement tolérés dans les autres parties de la demeure des hommes, est-ce pour cette raison que leur apport au monde a été et reste si imposant ? Un apport qui ne peut s’expliquer que par des énergies existentielles. Friedrich Dürrenmatt écrit : « C’est parce que ce peuple a été persécuté comme nul autre que son histoire est fondamentalement l’histoire de son esprit, et non celle de ses persécutions ». Et lisez ce qui suit : « L’esprit européen a été influencé de manière décisive par l’esprit judaïque. De même que le peuple juif n’est pas une race mais un concept socio-religieux, de même l’esprit judaïque n’a pas une vocation nationaliste et, partant, étatique, mais théologique et, partant, dialectique. Je sais que cette définition de l’esprit judaïque est très partiale parce que je prends le mot dialectique au sens kantien d’une méthode intellectuelle qui vise la connaissance sans passer par expérience, aventure philosophique à laquelle l’humanité doit beaucoup plus qu’elle n’imagine. Que cette connaissance soit ensuite confirmée ou non par l’expérience, c’est une autre affaire. La découverte de Dieu est sans doute la plus grosse de conséquences pour l’humanité, indépendamment du fait que Dieu existe ou non.  Les découvertes qui la suivent en importance, celles du point, du zéro, de la ligne droite, des nombre rationnels et irrationnels, etc., sont elles aussi de purs concepts et il serait non moins absurde de vouloir discuter de leur existence ou inexistence : elles exercent leurs effets indépendamment de cette question. En concevant un dieu qui, de dieu tribal, de dieu parmi d’autres dieux, allait devenir Dieu par excellence, le Dieu créateur, les Juifs entrèrent dans la dialectique la plus compliquée, le drame spirituel le plus fécond que l’homme ait connus. C’est non seulement Dieu lui-même, mais les rapports de ce Dieu avec son peuple et chaque individu qui vont se voir continuellement repensés et transformés, processus intellectuel qui s’est poursuivi jusqu’à nos jours et qui n’a cessé de remettre en question l’individu aussi bien que le peuple ». Il me semble qu’il y a une continuité dialectique (que je serais incapable d’expliquer avec précision, je ne fais part que d’une impression vague et néanmoins tenace) entre le Dieu d’Abraham, le Dieu de Maïmonide, le Dieu de Spinoza et le Dieu d’Einstein, « conquêtes intellectuelles dont je devine seulement qu’elles sont les chaînons d’un seul et même formidable raisonnement. »

Le peuple juif est le peuple dialecticien par excellence, peuple dialecticien parce que peuple théologien, une intuition que je porte en moi depuis longtemps et qui a été confortée par la lecture de ces pages. Mais, poursuit Friedrich Dürrenmatt, avec le temps cette dialectique a dû se retourner contre le peuple juif lui-même, avec ce Dieu qui exclut tous les autres dieux, avec ce monothéisme sans concession. Ainsi les Juifs ne pouvaient qu’entrer progressivement en contradiction avec eux-mêmes, étant entendu que dans le judaïsme l’homme est uni à Dieu par son peuple, un peuple qui n’existe que par l’Alliance conclue avec Dieu. Car s’il n’y a qu’un seul Dieu, tous les autres hommes et tous les autres peuples sont unis à Lui. Ainsi l’Alliance entre Dieu et son peuple (le peuple juif) se voit menacée dialectiquement par une force supranationale (extérieure au peuple juif), plus précisément par une secte juive qui sera à l’origine d’une religion universelle fondée par Saül de Tarse le Juif devenu saint Paul, plus que par Jésus de Nazareth le Juif devenu le Christ, cet être théologique. J’ai pour ma part très tôt entrevu un gouffre particulièrement angoissant entre Jésus et le Christ, avec ce trait d’union – Jésus-Christ – qui ne m’évoque en rien une union mais une fracture radicale dans laquelle se laisse lire la fracture non moins radicale entre le judaïsme et le christianisme, avec notamment la question de l’Incarnation.

On nous dit que Juifs et Chrétiens sont à présent frères ; j’aimerais le croire ; mais permettez-moi d’ironiser : il me semble qu’il n’en est rien, que les Juifs sont plutôt nos parents (l’expression « Nos frères aînés dans la foi » manipulée à l’envi est sympathique mais me semble abusive) et que l’accouchement a été particulièrement difficile avec usage des forceps. Ils ont mis au monde, malgré eux, un enfant terrible, le christianisme, le christianisme qui s’est trouvé empêtré dans la dialectique juive. Écoutez les Évangiles et les sermons qui leur font suite. On ne cesse d’évoquer Israël, un nom qui résonne sous les voûtes des églises, mais pour mieux l’effacer, pour mieux en faire autre chose. Or, il n’y a jamais eu de « nouvel Israël », il ne peut y avoir de « nouvel Israël ».

Il faut étudier le christianisme primitif, pris dans de douloureuses contorsions dont les effets sont encore perceptibles à ceux qui sont au moins un peu attentifs. De douloureuses contorsions, avec antinomies, véritables casse-têtes, et ces interrogations sur la nature du Christ et autres questions métaphysiques. Quoi qu’il en soit, le christianisme abroge le judaïsme et la Loi. Il veut libérer l’homme (du judaïsme) par ce dieu fait homme, mort sur la croix et ressuscité. Mais…

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Exit le peuple juif. Saint Paul apôtre le chasse de l’histoire à sa manière en déclarant dans sa lettre aux Galates (chapitre 3) : « Frères, l’Écriture a tout enfermé sous la domination du péché, afin que ce soit par la foi en Jésus-Christ que la promesse s’accomplisse pour les croyants. Avant que vienne la foi en Jésus-Christ, nous étions des prisonniers, enfermés sous la domination de la Loi, jusqu’au temps où cette foi devait être révélée. Ainsi, la Loi, comme un guide, nous a menés jusqu’au Christ pour que nous obtenions de la foi la justification. Et maintenant que la foi est venue, nous ne sommes plus soumis à ce guide. Car tous, dans le Christ Jésus, vous êtes fils de Dieu par la foi. En effet, vous tous que le baptême a unis au Christ, vous avez revêtu le Christ ; il n’y a plus ni juif ni grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme, car tous, vous ne faites plus qu’un dans le Christ Jésus. Et si vous appartenez au Christ, vous êtes de la descendance d’Abraham : vous êtes héritiers selon la promesse. » Le judaïsme n’a décidément plus aucune raison d’être aux yeux d’un Chrétien qui se prend (trop) au sérieux…

Olivier Ypsilantis

2 thoughts on “En relisant « Sur Israël » de Friedrich Dürrenmatt – 1/4”

  1. Les réflexions de Dürrenmatt me rappellent celles de Zoé Oldenbourg qui publia en 1974 un livre “Mais que vous a donc fait Israel”. Ce livre non plus n’a pas eu de succès. Je ne l’ai malheureusement plus dans ma bibliothèque mais voici ce qui est écrit sur la 4 ème de couverture (pris sur le site d’Amazon):
    Zoé Oldenbourg prend position avec passion sur le problème d’Israël et s’adresse plus particulièrement aux adversaires du sionisme. Une fidélité de deux mille ans, une vocation nationale toujours vivace au bout de trois mille ans, chez un peuple dispersé et persécuté : si le cas est sans parallèle dans l’Histoire, cela ne veut pas dire qu’il ne mérite pas d’être pris en considération. De toute évidence, l’antisionisme, de droite comme de gauche, et même la sympathie intéressée ou désintéressée pour la cause arabe, sont, en Occident, des résurgences du vieux mythe du peuple «déicide». Les Arabes osent dire tout haut ce que certains Occidentaux pensent ou voudraient avoir le droit de penser.
    J’espérais en relire des extraits sur Babelio mais il n’y est ni présenté ni même simplement recensé parmi ses œuvres.
    Merci encore Olivier pour vos articles et votre amitié.

    1. Olivier YPSILANTIS

      Chère Hannah,
      La culture juive est discrètement évacuée de France. Dans les librairies, le rayon « judaïsme » et « culture juive » est de plus en plus restreint. On ne présente que les Juifs antisionistes (placés en évidence) qui eux servent d’idiots utiles aux antisémites de diverses obédiences. Le constat est déprimant mais Israël se renforce malgré tout, et c’est bien ainsi.

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