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Quelques considérations sur l’antisémitisme

 

Nous ne pouvons comprendre notre histoire et l’histoire de l’antisémitisme, nous Européens, si nous nous épargnons l’étude de l’antijudaïsme.

L’étude de l’histoire politique, économique, sociale et culturelle de l’Europe doit impérativement envisager l’antisémitisme non pas comme un phénomène périphérique mais central. Par ailleurs, il ne suffit pas de s’arrêter sur ses conséquences – ses effets –, il faut s’efforcer d’en appréhender les causes ; or, trop souvent, nous nous laissons impressionner par l’ampleur de ses effets ce qui, d’une certaine manière, nous évite l’étude de ses causes.

En France, par passion laïque, on ne pense même plus à étudier le fait religieux, son histoire multiséculaire. On le considère comme une vieillerie bonne pour le rebut ou un simple défouloir. Ce faisant on devient borgne ou, tout au moins, on chemine avec des œillères. Les passionnés de laïcité (que je respecte aussi longtemps qu’ils ne deviennent pas aussi fanatiques que ceux qu’ils s’emploient à dénoncer) ont une fâcheuse tendance à confondre catéchisme et étude des religions, du christianisme en l’occurrence, ce qui est bien dommage.

 

 

L’antisémitisme européen est incompréhensible aussi longtemps qu’on refuse de prendre en considération l’antijudaïsme, en particulier l’antijudaïsme séculaire de l’Église. On m’a accusé de remuer de « vieilles histoires », on me dit que l’Église a changé et a fait son mea culpa envers les Juifs. Il ne s’agit pas de nier les efforts de la hiérarchie catholique et le courage de nombre de ses membres, certains reconnus comme « Justes parmi les nations » ; il ne s’agit en aucun cas d’attaquer la foi des Chrétiens, mais ces « vieilles histoires » ont tellement modelé les mentalités de notre vieux continent qu’elles ne peuvent être que d’actualité (et qu’elles sont appelées à le rester), qu’elles se sont glissées dans d’autres histoires lorsqu’elles n’ont pas contribué à leur émergence, directement ou indirectement. Il n’est pas si tortueux le lien entre l’antijudaïsme et l’antisémitisme. Il faut le suivre pas à pas, lentement. Il y a un lien qui va de l’antijudaïsme à l’antisémitisme comme il y a un lien qui va de l’antisémitisme à l’antisionisme ; et je ne dis pas que : antijudaïsme = antisémitisme = antisionisme. J’ai assez souvent eu affaire à des intervenants sur des blogs qui cherchaient à me faire dire ce que je n’avais pas dit en forçant la note, vieille technique destinée à décrédibiliser l’adversaire.

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Au XVIe siècle, la Réforme n’atténue pas les rigueurs des accusations antijuives et Luther se met à tenir des propos terrifiants sur les Juifs. De leur côté, les Catholiques dénoncent les Protestants comme des hérétiques et les placent au même niveau que les Juifs qu’ils voient comme les instigateurs de la Réforme. Les Juifs « expliquent » décidément tout et aujourd’hui encore et dans bien des têtes. On tourne décidément en rond…

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Je ne sais que penser de Pie XII. Je ne veux ni l’accuser ni le disculper. Je ne dispose pas des outils nécessaires pour le faire, à moins de donner dans le parti-pris, qu’il lui soit favorable ou défavorable. Je ne puis donc faire part que d’impressions qui demandent à être discutées.

Pie XII a conspiré contre Hitler, avec l’aide de généraux allemands et des Britanniques. Il admirait l’Allemagne, sa culture. Rien à dire, je l’admire aussi. Mais Pie XII qui souhaitait la destruction du nazisme souhaitait pareillement celle du bolchevisme. Or, l’Allemagne nazie était la mieux placée pour mener à bien cette gigantesque entreprise.

Pie XII espérait donc l’écrasement du nazisme mais une fois le bolchevisme liquidé, en l’occurrence par le nazisme. Ne serait-on pas alors entré dans des zones encore plus dangereuses ? La puissance allemande occupée à l’Est se serait tournée vers l’Ouest et aurait frustré toute tentative de débarquement ou l’aurait retardée, permettant ainsi à l’industrie de mort nazie d’ajouter des millions et des millions de victimes, ce qu’il restait des Juifs en particulier, nombreux en Europe orientale.

J’ai le sentiment que la destruction du bolchevisme (cette idéologie mortifère certes) importait autrement plus au Très Saint-Père que le sauvetage des Juifs. Tout ce qui a été dit au sujet d’un Pie XII hanté par la Shoah me semble relever du tableau retouché, enjolivé. Je n’ai pas l’habitude de taire mes impressions, des impressions que je n’impose pas mais propose en espérant capter par le dialogue des éléments de réflexion fiables. Pie XII ne souhaitait certes pas la destruction des Juifs, en aucun cas, mais s’il avait souffert de leurs souffrances au point qu’on le rapporte volontiers, il ne serait pas resté ainsi en retrait. La sauvegarde de son Église (ce qui entrait dans son rôle) comptait par ailleurs pour beaucoup alors que des déclarations appropriées, à une époque où la présence de l’Église catholique n’était pas des moindres, auraient pu avoir des conséquences fortement négatives pour le régime nazi.

 

Pie XII (1876-1958), pape de 1939 à 1958

 

Le pape était l’un des hommes les mieux informés sur les massacres en cours, mieux informé que le président des États-Unis. Je ne cherche pas à l’accabler mais, de grâce, épargnez-moi les extases ! Je ne l’accablerai pas même si au fond de moi il y a bien du dépit, un dépit qui tourne à la colère lorsque des supporters (parmi lesquels quelques Juifs) entrent en transes à son seul nom. L’Église en tant que puissante structure hiérarchisée et en tant qu’organisation transnationale densément implantée dans les villes comme dans les campagnes n’a jamais averti l’Europe sur ces massacres, jamais ! Aucune déclaration publique condamnant même à mots couverts la politique nazie. Et, une fois encore, il ne s’agit pas de salir la mémoire de ces femmes et de ces hommes, membres de l’Église et qui à tous les degrés de la hiérarchie, du simple curé de campagne aux archevêques, sans oublier les religieuses, ont sauvé des Juifs; mais ils l’ont fait à partir d’eux-mêmes et en aucun cas avec l’appui de cette énorme hiérarchie. Tous les discours de Pie XII sont vagues, plats et ternes. Des généralités sont remuées pour donner une sorte de soupe sans consistance.

Je n’insisterai pas sur le Concordat signé et publié en juillet 1933 et formellement ratifié en septembre de la même année entre le IIIe Reich et le Vatican – premier grand triomphe diplomatique pour l’Allemagne nazie –, un processus activé par le secrétaire d’État du Vatican, Eugenio Pacelli, futur Pie XII. Je ne suis pas ici pour m’ériger en juge, installé dans mon confort mais, de grâce, pas de propos laudateurs !

Daniel Jonah Goldhagen dans « A Moral Reckoning » (sous-titré « The Role of the Catholic Church in the Holocaust and Its Unfulfilled Duty of Repair ») rapporte le passage d’une lettre écrite par le futur Pie XII (passage qui renvoie en note à « Hitler’s Pope » de John Cornwell). Daniel John Goldhagen précise qu’il s’agit du seul écrit non destiné à la publication du futur Pie XII où ce dernier fait allusion d’une manière un peu détaillée à des Juifs. Et, surtout, il rapporte une scène dont il n’a pas même été témoin, une scène de l’insurrection à Munich, en avril 1919, dans le palais de la Résidence (je cite ce passage tel qu’il figure dans le livre en question) : «  … in the midst of all this, a gang of young women, of dubious appearance, Jews like all the rest of them, hanging around in all the offices with lecherous demeanor and suggestive smiles. The boss of this female rabble wans Leviens’s mistress, a young Russian woman, a Jew and a divorcée who was in charge. And it was to her that the nunciature was obliged to pay homage in order to proceed. This Lieven is a young man, of about thirty or thirty-five, also Russian and Jew. Pale, dirty, with drugged eyes, hoarse voice, vulgar, repulsive, with a face that is both intelligent and sly. » J’insiste, le futur pape n’a pas assisté à cette scène. Et que des Juifs et des Juives aient un aspect et un comportement peu agréables, comme n’importe qui d’autre, n’est pas la question. Ce qui m’intrigue dans ce passage, c’est l’aspect stéréotypé « du Juif » et de « la Juive » (au sens générique, d’où ces guillemets) qui par ailleurs les associe tout naturellement au bolchevisme – ce qui conduit au judéo-bolchevisme.

 

Daniel Jonah Goldhagen (né en 1959)

 

Je me permets de poser la question suivante et sans le moindre sous-entendu : ce pape n’aurait-il pas refusé d’engager officiellement l’Église dans le sauvetage des Juifs d’Europe parce qu’il associait « subliminalement », pourrait-on dire, Juif et Bolchevisme ? Le bolchevisme est une plaie mais lui associer systématiquement « les Juifs » par conformisme d’époque – par inertie – est tout simplement déprimant (surtout de la part d’un homme investi de telles responsabilités), tant il est vrai que les Juifs ont toujours représenté une formidable diversité, une diversité radicale qui devrait décourager toute tentative d’étiquetage. On sait par ailleurs que les Juifs étaient plutôt mencheviques que bolcheviques.

Mais oublions pour un temps ce pape. Le Juif est comme de l’étoupe qui sert à boucher toutes les inquiétudes, l’étoupe qui sert généralement à boucher une voie d’eau dans une coque. Et je ne remue pas de « vieilles histoires » ou, si tel est le cas, il faudra bien admettre que les « vieilles histoires » non seulement nous suivent mais nous précèdent. Prenons le cas des Gilets Jaunes ; certains d’entre eux (probablement peu nombreux) sont friands de thèses complotistes dans lesquelles « le Juif » est en bonne place même s’il n’est pas explicitement nommé, l’antisémitisme n’étant plus considéré comme vraiment chic… « Le Juif » est volontiers remplacé par « Rothschild », « Goldman Sachs » et j’en passe, comme si être milliardaire était une spécialité juive. Le franc-maçon est volontiers identifié au Juif comme le furent le bolchevique et le capitaliste. Le Juif « explique », il sert à désigner la peste et le choléra et évite d’avoir à choisir entre l’un ou l’autre. Les jeunes générations ont certes quelque peu poussé « le Juif » de côté mais c’est pour mieux désigner le Sionisme et l’État d’Israël. On a changé de costume mais pas de slip, et ça pue quand on s’approche ; je n’exagère rien ; j’ai non seulement la tête froide mais deux oreilles, deux yeux et un nez ; j’écoute, j’observe et je renifle. On me pardonnera mon prosaïsme, mais ce qui doit être dit doit être dit.

J’en reviens à Pie XII. Je reste dubitatif face à ce personnage ; et je me méfie de tout ceux qui s’emploient à l’exalter en allant jusqu’à le présenter comme un défenseur des Juifs. Il n’a pas extirpé officiellement et à la face du monde tout ce que l’Église avait d’antisémite dans ses textes ; il n’a pas déclaré que si le nazisme était anti-chrétien, il avait au moins un peu à voir avec une certaine démonologie activée par l’Église au cours des siècles, le Juif servant en quelque sorte de repoussoir au sens pictural du mot, le Juif servant par sa (supposée) noirceur à mettre en valeur la force lumineuse de la foi chrétienne…

 

Affiche de propagande néerlandaise appelant à s’engager dans la SS pour la défense de l’Europe chrétienne

 

Permettez que je me laisse aller à la rêverie et refasse l’histoire. Le Vatican dénonce officiellement la politique raciale du IIIe Reich mais dans les années 30, étant entendu qu’une fois la machine de mort entraînée par son propre fonctionnement, elle ne peut être stoppée que par sa destruction. Le Vatican dénonce officiellement et sans timidité la politique antisémite, le Juif étant la marotte du nazisme, son obsession radicale. Que se serait-il alors passé ? Probablement une gêne considérable pour le régime, un ébranlement même. Certes, je crois d’abord en l’initiative individuelle. Les « Justes parmi les nations », pour ne citer qu’eux, ont agi de leur propre initiative, dans une solitude souvent totale ; mais parvenu à ce degré de violence partout en Europe, des côtes de l’Atlantique à l’Oural, du Cercle polaire arctique aux îles grecques, il fallait qu’une organisation mondiale et aussi rigoureusement hiérarchisée que l’Église catholique (par ailleurs pourvue d’antennes très fines, ainsi que je l’ai dit, qui lui permettaient une information continue et quasi-instantanée) soit lancée toute entière et officiellement dans la bataille en cours. Et seul le pape avait ce pouvoir considérant la structure pyramidale de cette Église. Ces temps terrifiants auraient été l’occasion pour l’Église de se dresser contre cette entreprise antichrétienne que fut le nazisme mais aussi pour dénoncer dans son répertoire le vieil antijudaïsme qui n’était pas radicalement étranger à cette violence radicale contre les Juifs. Et peu importe les conséquences pour l’Église car dans tous les cas elle serait sortie spirituellement et moralement  grandie – moralement surtout. Si le nazisme représente une rupture par sa violence totale, il n’est pas né de rien, et la chrétienté ne peut jouer les saintes-nitouches. Si l’Église placée sous la responsabilité de Pie XII s’était dressée de toute sa stature contre le nazisme, Juifs et Chrétiens se seraient retrouvés autrement mieux que par toutes ces tentatives ultérieures de rapprochement, toutes ces demandes de pardon, tous les efforts de l’œcuménisme, des Amitiés judéo-chrétiennes et j’en passe.

Les « vieilles histoires » que j’ai voulu évoquer dans le présent article ne sont pas si vieilles, elles semblent même rajeunir à certains moments de l’histoire ; et tout indique que nous ne sommes pas sortis de l’auberge…

Olivier Ypsilantis

2 thoughts on “Quelques considérations sur l’antisémitisme”

  1. Bonjour Olivier,
    Vous dites que ” les Juifs « expliquent » décidément tout et aujourd’hui encore et dans bien des têtes “. Voici ce qu’avouait un expert en la matière anti-juive :

    ” Tout paraît impossible, ou affreusement difficile, sans cette providence de l’antisémitisme. Par elle, tout s’arrange, s’aplanit et se simplifie “.

    Maurras, L’action française (28 mars 1911).

  2. Olivier YPSILANTIS

    Un commentaire que me transmet par e-mail Hanna de Jérusalem car elle ne parvient pas à le passer directement. Son blog : https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/

    « Cher Olivier,
    Mon commentaire ne passe pas, aussi je me permets de vous l’envoyer en mail.
    Lors de la promulgation des lois antisémites, dites lois de Nuremberg, il est significatif que le gouvernement nazi les fasse imprimer dans les journaux en utilisant une mise en page particulière : dans les Lander catholiques, les lois nazies sont imprimées en une colonne faisant face aux lois de l’Eglise, et dans les Lander protestants, elles se trouvent face aux diatribes antisémites de Luther. Or le pape est le chef de cette même Eglise, Comment aurait-il pu les condamner ?
    On a souvent avancé que Pie XII était resté passif pour ne pas mettre en péril la vie des catholiques européens vivant sous occupation nazie, soit. Mais, après la guerre, il n’a jamais condamné les 2 abominables prélats que furent Monseigneur Stepinac en Croatie et Monseigneur Tiso en Slovaquie. On m’a un jour répondu qu’il ne voulait pas mettre la vie des catholiques vivant cette fois sous le régime communiste. Pourtant, il aurait été courageux de sa part de les dénoncer: Stepinac, allié des Oustachis massacreurs de Serbes et de Juifs et Tiso, chef du gouvernement slovaque pro-nazi entre 1938 et 1945, responsable du Code Juif (ensemble de lois antisémites), responsable aussi de l’expulsion de la plupart des Juifs slovaques ou tchèques vivant sur son territoire.
    Enfin, comment Pie XII ne savait-il pas ce qui se passait à Rome, après 1945, à deux pas du Vatican ? Comment a-t-il pu laisser les membres de deux congrégations, l’une allemande, l’autre croate, délivrer des sauf-conduits à des SS en fuite et ainsi faciliter leur évasion ?
    Je ne comprends pas non plus (et c’est un euphémisme) que Jean Paul II ait béatifié Stepinac ! C’est vrai que ce dernier avait pris la précaution de loger temporairement une soixantaine de Juifs dans son évêché (à la fin de la guerre !) et s’était désolidarisé des Oustachis en 1945.
    J’aime quand vous refaites l’histoire, si seulement…
    Dans mon dernier article, je raconte que « mon père m’avait un jour acheté deux livres de catéchisme, datant de la fin du 19 ème siècle qu’il avait trouvé chez un bouquiniste, l’un protestant et l’autre catholique. Comme je lui demandais le pourquoi d’un tel achat, il m’avait répondu: lis les pages qui concernent les Juifs et du comprendras! Toutes les personnes adultes pendant la Shoah ont étudié dans des livres comme ceux-ci! »
    Et il avait ajouté : Comprends aussi que ceux qui les ont aidés ont dû lutter non seulement contre les nazis et leurs sbires mais souvent aussi contre leur propre éducation :
    Connaissez-vous le livre de Raphael Draï: Lettre ouverte au Pape sur le pardon au peuple juif. Ed L’Archipel ? Il est toujours d’actualité.
    Merci pour tous vos articles et avec toute mon amitié. »

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