« … de même les livres qui m’importent le plus ne sont pas ceux qui couvrent la plus grande surface dans ma bibliothèque », Emmanuel Berl dans « Sylvia ».
« Je sais, il est vrai, que ma mémoire en appauvrissant mes souvenirs, confère aux êtres dont elle se souvient une stabilité qu’ils n’avaient pas, au même degré, quand ils vivaient. Plus le temps coule, plus se simplifient les volumes de ces étranges statues. De même que les ombres, en s’allongeant marquent le déclin du jour, chaque année, leurs lignes se font plus austères, et leurs leçons plus graves. Elles m’avertissent que tout ce que je fus, tout ce que je suis, tout ce que j’aime se réduira d’abord au langage et se résorbera enfin dans le néant ; que je dois y acquiescer, qu’étant mortel je dois aimer la mort, comme, étant vivant, je dois aimer la vie. Elles m’invitent à préférer au monde plus savoureux des choses, le monde plus terne mais plus solide des signes », Emmanuel Berl dans « Présence des morts ».
Je me souviens de « Doukipudonktan, se demanda Gabriel excédé. »
Je me souviens de mon émotion à lire « Le bleu du ciel » de Georges Bataille, dans un chalet des Alpes, sous une neige immaculée qui confirmait l’étrange pureté de ce livre.
Je me souviens qu’Emmanuel Berl était le petit-fils et le fils des premiers producteurs de sommiers métalliques et qu’il n’aimait pas dormir dessus. Je me souviens que les usines du père étaient implantées à Clairvaux, avec une usine libre et une usine pénitentiaire. Le fils n’accepta pas l’automobile du père ; il estimait qu’elle devait sa part à cette main-d’œuvre carcérale.
Je me souviens d’avoir lu ce chef-d’œuvre, « Le Salaire de la peur » de Georges Arnaud, à l’île d’Yeu, un été, puis de l’avoir relu à Montréal après avoir retrouvé cette même édition chez un bouquiniste de la rue Saint-Denis, l’édition Le Livre de Poche, à tranche jaune avec, en couverture, une image extraite du film de Henri-Georges Clouzot, un chef-d’œuvre lui aussi.
« Le salaire de la peur » de Georges Arnaud, dans l’édition Le Livre de Poche
Je me souviens de « Quiet Days in Clichy » de Henry Miller et du film de Jens Jørgen Thorsen. Je m’en souviens d’autant mieux que des moments de mes années d’étudiant ressemblèrent à des moments rapportés dans ce livre. Et dans ma mémoire se superposent des séquences autobiographiques et des séquences de ce film.
Je me souviens de mon excitation à lire « Harmonies économiques » de Frédéric Bastiat, surtout lorsqu’il s’en prend aux (dangereuses) divagations de Jean-Jacques Rousseau.
Je me souviens d’avoir lu « Campagne de France » de Goethe dans les collines du Perche, dans une maison sous l’averse, calé dans un fauteuil-club en cuir brun. Je ne puis voir ce livre ou penser à ce livre sans me souvenir de ces heures de lecture parcourues de nuages bas et gris, du vent qui courbait les hauts peupliers, en contrebas, le long de la rivière…
Je me souviens de ce livre dégoté dans un Charity Shop de Wexford, en Irlande, et lu avec émotion, « Two Cities – Hanoi and Saigon » de Neil Sheehan, une émotion augmentée du fait d’une dédicace : To my darling, as I prepare to catch a plane from my city to yours. I love you XXX. Signature illisible et pas de date.
Sur sa table de nuit, à sa mort, « Toi et Moi » de Paul Géraldy ; c’est ce qu’on m’a rapporté. Aujourd’hui, ce livre dédicacé par l’auteur à la défunte est entre mes mains, pages jaunies, couverture d’un bleu devenu incertain, Librairie Stock, dépôt légal 4e trimestre 1952. Et je me souviens de cette parente décédée en 1952 et que je ne connais que par quelques photographies, une grande femme élancée, au regard clair et comme embué, et un sourire qui semble dire au photographe : je vous en prie, faites vite !
Je me souviens – tout au moins l’ai-je su après sa mort, par un carnet dans lequel il avait pris des notes – que mon père fut dans sa jeunesse un lecteur enthousiaste de Curzio Malaparte.
Je me souviens de « L’homme foudroyé » de Blaise Cendrars. L’édition que j’en ai, l’originale, celle de 1945, aux Éditions Denoël, héritée d’un oncle, porte au crayon la mention, Hôpital Percy, hiver 1945. Outre la valeur intrinsèque de ce livre, premier volume d’une tétralogie de Mémoires, j’ai compris qu’il avait été lu par ce parent lors d’un long séjour dans cet hôpital militaire, trois balles dans le corps dont une qui lui avait éraflé le cœur, des tirs d’armes automatiques partis d’un bois de conifères, en Lorraine, hiver 1944. Ainsi, avais-je entre les mains un livre écrit par un blessé de la Première Guerre mondiale et lu par un blessé de la Seconde Guerre mondiale, dans un hôpital militaire.
Je me souviens qu’une grand-tante, infatigable lectrice, fut atteinte d’une quasi-cécité suite à une cataracte. C’était il y a une quarantaine d’années et la chirurgie au laser faisait déjà des miracles. Je me souviens donc de cette grand-tante juste après son opération, quatre-vingt ans passés, lisant sans lunettes dans la demi-obscurité. A côté d’elle, une pile de livres à dévorer.
« Jour de Sharav à Jérusalem » de Pierre I. Lurçat. Je le lis stylographe en main, à Versailles, devant un beau jardin où le vent passe dans les feuillages de grands arbres. Sharav… Dans « Le temps qui tue. Le temps qui guérit », sous-titré « Santé et météorologie » du Dr. Fernand Attali, on peut lire : « En Israël, le passage du sharav, vent du désert, entraîne les mêmes méfaits que la plupart des vents chauds et secs : dans certains cas, les juges locaux, avant de rendre leur sentence, vont jusqu’à s’enquérir des conditions météorologiques qui prévalaient au moment du délit, le sharav pouvant alors constituer une circonstance atténuante ». Lorsque j’ai lu ce beau livre d’allées et venues entre deux pays, un vent printanier, frais et doux, soufflait dans les grands arbres de Versailles.
« Jour de Sharav à Jérusalem » de Pierre I. Lurçat
Quels livres ma mémoire associe-t-elle sans y penser à mon père ? Ses responsabilités lui laissaient peu de temps mais il lisait sitôt qu’il le pouvait. Ainsi, je le revois, le soir, parfois, lisant journaux (Le Figaro de préférence) et revues (Valeurs Actuelles de préférence) mais aussi des livres qui me reviennent automatiquement lorsque je pense à lui : « Mémoires – Fin d’un empire » de Raoul Salan, quatre volumes qui passèrent de son bureau à sa table de nuit, de sa table de nuit à son bureau. Me revient de la même manière un livre plus modeste : « L’Escadron – Carnets d’un cavalier » de Jacques Branet, un livre que j’ai lu après sa mort, une manière de me souvenir de lui. Je le revois lire ce livre dans la lumière grise d’un hiver parisien. Il me semble qu’il s’était mis à neiger.
« Tous mes rapports avec mon père font un magma complexe, où je ne peux pas démêler ce qui est, envers lui, trahison, et ce qui est, au contraire, fidélité. Cette même confusion, je la retrouve constamment dans mes souvenirs ». C’est Emmanuel Berl qui écrit, mais ce pourrait être moi.
Parmi mes premiers souvenirs de lecture, « Olivier construit sa maison ». Je me souviens avec précision des images, de certaines plus que d’autres. Et ce n’est que longtemps après que je m’intéresserais à l’auteur, un nom auquel je n’avais jamais prêté attention, Alain Grée, un grand illustrateur dont l’influence dépassa largement les frontières de l’Hexagone dans les années 1960-1970.
Notre professeur de français, belle femme aux cheveux courts et aux longues jambes qu’elle prend plaisir à mettre en valeur nous oblige à lire au moins un livre par semaine. Elle promeut les écrits de femmes. Je lis des lettres de Madame de Sévigné, délicieuses, des romans de George Sand, savoureux, un roman d’Esla Triolet (j’ai oublié lequel), insipide.
Lorsque je lus « Le Loup des steppes » de Hermann Hesse, aucun livre ne m’avait accroché à ce point, avec cette ambiance simultanément étouffante et exaltante.
L’antre du bouquiniste de la Rua da Escola Politécnica, à Lisbonne. Les livres s’y présentent plus en empilements qu’en alignements. Je fais l’acquisition de fascicules, discours d’Oliveira Salazar et de son successeur Marcelo Caetano. Intrigué, le bouquiniste m’interroge. Je lui explique que les idées défendues par ces hommes m’intéressent comme des pierres taillées intéressent l’archéologue et que, surtout, la rigueur de leur langue m’aide à améliorer mon portugais mieux que ne le feraient les romans d’aujourd’hui.
Je ne puis ouvrir un livre, ancien ou moderne, sans y plonger le nez et respirer profondément : chaque livre a une odeur, je pourrais même dire un parfum. A ce propos, je me souviens de l’odeur d’encre d’imprimerie lorsque des voyageurs ouvraient leurs journaux dans le métropolitain, une odeur qui se mêlait à celle d’huile chaude des rames « Sprague ».
« A la même époque, je lisais aussi “Les Possédés” et “Nuits claires” de Dostoïevski. Je les lisais avec l’aide d’une étudiante russe que j’avais rencontrée à l’Université. Maigre, aux yeux de charbon, sans nouvelles de sa famille déportée depuis 1905, elle paraissait sortir des livres qu’elle m’expliquait. Elle rendait nos lectures d’autant plus bouleversantes. J’en sortais quand même inquiet et avide ; car mon idée de Dostoïevski pouvait, je le sentais bien, être modifiée par un autre livre de lui, ou par une compréhension meilleure de ceux que je venais de lire » note Emmanuel Berl dans « Silvia ». A ce propos, je me souviens (et je l’ai déjà écrit) que j’ai lu « Crime et châtiment » à peine adolescent, un été, un mois de juillet, à la campagne. Ce n’est pas une étudiante russe, maigre, aux yeux de charbon qui m’aida dans ma lecture, mais de hauts bouleaux devant la fenêtre de ma chambre. Le bouleau, le plus russe des arbres, l’un des emblèmes de la Russie.
Je me souviens d’avoir acheté « Pardonnez ? » de Vladimir Jankélévitch en Pologne, et de l’avoir lu (ainsi que je l’ai noté en première page) à Bialystok, le 19 juillet 1983. Les nombreuses observations que j’ai faites dans les marges et les bas de pages, les passages soulignés aussi.
Jour de fièvre à Cordoue. Alité, je lis « Un pueblecito, Riofrío de Ávila » de Ázorin, Ázorin chez lequel je me suis toujours senti parfaitement bien et qui me fait oublier la fièvre, qui fait que la fièvre finit par m’aider.
Je me souviens de FM/Petite collection Maspero.
Je me souviens de mon bonheur à dégoter chez Joseph Gibert, sur ses étalages du Boul’Mich’, les livres de Pierre Cailler, éditeur à Genève. Entre autres trésors, je me souviens de « Mes souvenirs sur Vlaminck » du Dr S. Pollag, « Autour de Toulouse-Lautrec » de Paul Leclercq, « Essai sur Poussin » d’Eugène Delacroix, « Le carnet des nuits » de Marie Laurencin, de pièces de théâtre du Douanier-Rousseau, etc.
Je me souviens de la puissance visuelle des romans de Ramuz, l’écrivain vaudois, de « La grande peur dans la montagne » notamment. Cette puissance visuelle est telle que je me souviens d’avoir été victime d’hallucinations, probablement dues à une sorte de synesthésie : j’étais non pas devant un livre mais dans une salle de cinéma ; et je précise que je n’avais vu aucun des films inspirés de ce roman.
Je me souviens de livres achetés de l’autre côté du Rideau de Fer, au début des années 1980. Je me souviens de leurs prix ridicules, pour nous tout au moins, nous venus de l’autre côté. Parmi ces achats, je me souviens : en Pologne, un livre sur les ponts de Leningrad (la ville a changé de nom depuis), des photographies en noir et blanc, avec cette qualité particulière des photographies soviétiques qui les faisait ressembler à des gravures ; en Roumanie, un livre sur Constantin Brâncuşi avec une importance particulière accordée au site de Târgu Jiu ; à Berlin-Est, un livre sur Käthe Kollwitz ; mais c’est surtout à Prague que je vis la plus formidable concentration de livres, des livres venus pour la plupart, m’a-t-on dit, de bibliothèques de Sudètes, cette minorité allemande de Bohême massivement expulsée à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mon sac à dos ne me permettait pas d’emporter grand-chose et je restai à détailler ces reliures, un camaïeu de bruns, de rouges et de verts sombres qui couvraient les murs d’une librairie proche de la gare centrale – son hall début XXe siècle construit par Josef Fanta. Mais je pus emporter de nombreux ex-libris, gravures aux techniques diverses, qui, pour beaucoup, rendaient compte de l’ambiance de cette ville du temps de Franz Kafka. Je les ai soigneusement conservés et, parfois, à la nuit tombée, je les détaille et reviens dans cette ville que j’ai connue en noir et blanc, plongée tôt de soir dans une ambiance couvre-feu.
Târgu Jiu, Roumanie, « La Porte du Baiser », un élément d’un vaste ensemble conçu par Constantin Brâncuşi.
Je me souviens, c’était à Luang Prabang. Je n’avais plus un livre à lire. Mais dans un café de la ville, sur des étagères, des voyageurs se défaisaient à l’occasion du livre qu’ils avaient lu, invitant ainsi à un autre voyageur à le lire. Un petit livre trouvé là, dans cette ville du Nord du Laos, reste l’une de mes plus belles lectures : « De “L’Iliade” » de Rachel Bespaloff », un livre publié à New York en 1943 et qui entre autres interrogations vitales met en rapport le monde biblique et le monde homérique. Rachel Bespaloff restera dans ma mémoire associée au Laos et le Laos à Rachel Bespaloff. C’est ainsi, nous sommes pris, chacun à notre manière, et une manière radicalement unique, dans de denses réseaux d’interférences qui constituent l’épaisseur de notre mémoire, de notre vie.
Je me souviens qu’aux Açores, le soir venu, je consultais un dictionnaire, « Lost Beauties of the English Language » (de Charles Mackay). Ainsi, à présent, lorsque je pense aux Açores, des mots Old English me viennent, automatiquement ; et lorsque je pense à ces mots, des moments de ce séjour me viennent, automatiquement, à Moisteros (île de São Miguel) surtout, dans le jardin séparé du cimetière par un haut mur de pierres très sombres, pierres de lave, ou dans le café du village, sur la place de l’église. Et toujours, le bruissement du ressac.
Je me souviens que c’est par Miguel de Unamuno que j’ai abordé l’Espagne, une Espagne ocre et brûlée, la meseta de Castille, un espace qui me disait d’autres continents. Miguel de Unamuno, un style brûlant comme cet espace que je traversai à bord d’un wagon tiré par une locomotive diesel qui m’envoyait ses souffles chauds. Ça soufflait, ça ferraillait, ça cahotait ; et malgré l’inconfort, j’aurais aimé continuer ainsi indéfiniment, entre cet espace essentiel et ces pages essentielles.
Je le souviens des éditions Mille et une nuits. Mille et une nuits propose des chefs-d’œuvre pour le temps d’une attente, d’un voyage, d’une insomnie… Je me souviens plus particulièrement d’un de ses titres, « Comment on se marie » d’Émile Zola. Je me souviens que le troisième tableau, le mariage chez les boutiquiers, se termine ainsi : « Jamais ils ne sauront s’ils se sont aimés. Mais ils savent, à coup sûr, qu’ils sont des associés honnêtes, âpres à l’argent, qui continuent à coucher ensemble pour éviter un double blanchissage de draps. » …qui continuent à coucher ensemble pour éviter un double blanchissage de draps… On ne peut que s’en souvenir, c’est inoubliable !
Je me souviens de l’odeur très particulière des livres des éditions La Petit Ourse, de Lausanne, une odeur venue de leurs couvertures plastifiées (marron), toutes identiques et sans titre, avec simplement la composition de Hans Erni. Je me souviens d’en avoir lu deux livres qui m’ont laissé une forte impression, soit « Madame de » de Louise de Vilmorin (perfection et densité de l’intrigue) et « Les Vanilliers » de Georges Limbour (l’ambiance !).
Dublin. Je me souviens de bien des lectures sous la verrière de la National Library of Ireland et du cri des mouettes qui en tombaient. Je me souviens de bien des lectures dans mon meublé d’Emmet Road, avec vue sur Kilmainham Gaol.
Je me souviens de mon ivresse à lire Abraham Isaac Kook et Adin Steinsaltz, ivresse cérébrale, la plus précieuse des ivresses, plus durable que l’ivresse des sens qui s’évapore vite et fait place à de la tristesse.
Je me souviens qu’il y avait dans le salon de ma grand-tante, sur un meuble, un alignement de livres reliés en cuir brun-rouge (dont les sept volumes de « Port-Royal » de Sainte-Beuve), tous frappés des initiales S.A.M., celles de son oncle, un célèbre avocat athénien, en partie célèbre pour avoir défendu bénévolement nombre d’indigents. Il était resté dans la mémoire athénienne comme « l’avocat des pauvres » et un cortège considérable l’avait accompagné à sa dernière demeure.
Je me souviens de ce couple roumain rencontré dans le Delta du Danube. Ils campaient, la nuit tombait et je m’écroulai de fatigue après des jours et des nuits de trains, d’insomnie, de marches. Ils m’offrirent l’hospitalité et après m’avoir laissé me reposer à l’ombre de leur tente, nous parlâmes de littérature. Ils me donnèrent un livre, un livre qui me replace dans ces moments de vent dans les roseaux et d’accueil, un livre à la couverte bleue et cartonnée, une édition bilingue d’un écrivain que je ne connaissais pas, « Petit manuel du parfait bonheur » / « Mic manual de fericire perfectă » (Editura Cartea Românească) d’Ilarie Voronca. J’ai lu ce petit livre (inachevé) dans l’enivrement car ce livre est enivrant, et l’image n’est pas forcée. Ce n’est que bien après que j’apprendrai que ce livre était resté inachevé pour cause de… suicide. Ilarie Voronca, Juif et Résistant avait survécu à la guerre. Il mettra fin à ses jours, dans la cuisine de son appartement parisien, en avril 1946 ; cuisine bien calfeutrée, somnifères absorbés et tuyau de gaz arraché…
Je me souviens…
« Bien des fois, j’ai essayé d’écrire ma biographie. Je n’ai pas su ; même une journée, une heure de ma vie, il est impossible que je les reconstitue ; je trouve devant et derrière moi un fatras gazeux qui se dérobe et d’ailleurs se détruit. Le domaine du souvenir est trop vaste pour que je ne m’y perde pas, fût-ce dans ses moindres parcelles, et celui de l’oubli l’est encore davantage. Que ma vie charrie donc ma vie, dans son flux ! C’est à elle de dénouer les nœuds qu’elle noue et de payer les dettes qu’elle contracte. Elle le fait, d’ailleurs, sans que j’intervienne, elle n’a pas besoin de mon consentement pour restituer à la terre l’azote que je lui ai pris. Je ne peux pas plus l’ordonner que la retenir. Mais je ne peux pas davantage la laisser couler tout simplement. Ce que nous sommes incapables d’atteindre, nous ne sommes pas moins incapables d’y renoncer. Comme le langage nous renvoie au silence ; le silence nous renvoie au langage : « Malheur à moi si je parle ! Et malheur à moi si je me tais ! » dit le Zohar », Emmanuel Berl dans « Rachel et autres grâces ».
Olivier Ypsilantis