J’ai découvert Isaiah Berlin tardivement, une rencontre essentielle dans la mesure où il formule et ordonne des intuitions que je porte en moi depuis longtemps et qui toutes me conduisent à ce constat : ce sont bien les Lumières qui par leur monisme ont préparé la voie aux totalitarismes du XXe siècle. Ce qui suit est incomplet et plutôt désordonné. Je livre simplement ces notes paresseuses en espérant que des lecteurs qui ne connaissent pas Isaiah Berlin lisent au moins l’un de ses livres, à commencer – pourquoi pas ? – par son essai le plus connu : « Two Concepts of Liberty » (1958).
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“If you are truly convinced that there is some solution to all human problems, that one can conceive an ideal society which men can reach if only they do what is necessary to attain it, then you and your followers must believe that no price can be too high to pay in order to open the gates of such a paradise. Only the stupid and malevolent will resist once certain simple truths are put to them. Those who resist must be persuaded; if they cannot be persuaded, laws must be passed to restrain them; if that does not work, then coercion, if need be violence, will inevitably have to be used—if necessary, terror, slaughter.” Sir Isaiah Berlin
Isaiah Berlin et les Contre-Lumières. Les Contre-Lumières ? Les Lumières sont généralement considérées en Occident comme le nec plus ultra. Celui qui déclare y entrevoir des zones d’ombre est aussitôt traité de tous les noms et précipité dans des oubliettes où les Fils des Ténèbres, les Calotins, les Diablotins, les Réac’, les Faf’ et autres répugnantes créatures sont censés agoniser.
Isaiah Berlin ne s’en laisse pas compter. Ce grand libéral, l’un des plus grands libéraux européens du XXe siècle, s’est intéressé aux Contre-Lumières pour des raisons essentiellement politiques ; et cette interrogation constitue l’un des vecteurs – le vecteur essentiel ? – d’une œuvre considérable.
Figure de proue de la pensée contre-révolutionnaire, Joseph de Maistre. Isaiah Berlin s’y intéresse sans esprit partisan, en analyste politique. Les livres scolaires, pour ne citer qu’eux, ne cessent de tresser des lauriers aux hommes des Lumières, ce qui serait intellectuellement acceptable s’ils ne vouaient aux gémonies leurs ennemis ; pire, ils taisent leurs noms. L’étude des Lumières ne peut être complète sans celle des Contre-Lumières qui elles aussi ont eu et ont encore une influence politique et morale.
Parmi les multiples mérites d’Isaiah Berlin, celui de s’être penché sur cette tradition opposée aux Lumières, en chercheur et non en idéologue, ce qui ne l’empêche pas d’avoir une discrète et tenace sympathie pour les Contre-Lumières. Sa vision est aussi large que profonde. Il ne nie pas les uns pour mieux mettre en valeur les autres comme beaucoup sont portés à le faire. C’est en grande partie grâce à lui que cette tradition trop souvent mise au placard a gagné une visibilité particulière. L’étude des Contre-Lumières est essentielle pour mieux comprendre les tensions qui parcourent et modèlent notre monde occidental. Isaiah Berlin a étudié Giambattista Vico le presqu’oublié et Johann Gottfried Herder, comme il a étudié Voltaire et Rousseau. Autrement dit, la compréhension de la pensée politique en Occident est largement redevable à ce Juif né à Riga en 1909, à ses intuitions analytiques. En authentique intellectuel, en authentique chercheur, il s’est affronté aux contradictions qui sous-tendent les idéaux jugés les plus nobles. Il a compris que la liberté ne peut refuser la contradiction sous peine de se perdre elle-même.
Ce grand libéral européen s’est vite montré sceptique envers le legs des Lumières : il a su y distinguer des zones obscures. L’essentiel de ses écrits pointe de funèbres contradictions, principalement en France où elles se sont manifestées avec une terrible intensité. Et plus il avançait dans leur étude, plus il avait la conviction que les Lumières avaient préparé le terrain aux totalitarismes du XXe siècle ; et plus il avançait dans l’étude des grandes figures hostiles aux Lumières, plus s’affermissait sa conviction que leurs idées fournissaient une base solide pour la défense des valeurs libérales. Mais comment Isaiah Berlin en est-il arrivé à la conviction que le libéralisme contemporain devait préférer au legs des Lumières celui de ses dénonciateurs ?
Au début du XVIIIe siècle commence une révolution dans la pensée occidentale. Initiée en France, elle gagne toute l’Europe et les États-Unis pour culminer vers le milieu du XVIIIe siècle. Les figures qui promeuvent cette révolution se proposent de : libérer l’homme de l’ignorance, de la superstition, de la cruauté, de l’intolérance et du fatalisme qui se sont accumulés au cours des siècles, produits des dogmatismes religieux. Les promoteurs des Lumières pensent que la disparition de tous ces maux conduira l’humanité, lentement certes mais sûrement, vers un monde meilleur, gouverné par la raison, l’empirisme scientifique, le progrès matériel et moral, la tolérance et le civisme. Considérant l’évidente supériorité de ces principes (?!), tous ceux qui s’y opposent seront considérés comme mauvais, radicalement mauvais, et dénués de tout principe personnel sérieux. Isaiah Berlin, et c’est l’un de ses principaux apports, va infléchir cette perspective – ce conformisme. Il commence par envisager l’histoire moderne des idées comme un champs de bataille où s’affrontent deux tendances pareillement légitimes ; en l’occurrence : l’école dominante, fondée par les philosophes français, avec une tradition continue issue de Descartes ; l’autre école, celle des Contre-Lumières. Cette dernière fut moins organisée avec penseurs séparés dans l’espace et dans le temps et le plus souvent ignorant tout de ceux dont ils se rapprochaient.
Sir Isaiah Berlin et son épouse
Le premier représentant des Contre-Lumières, le Napolitain du début du XVIIIe siècle, Giambattista Vico dont les écrits resteront pratiquement inédits – pourquoi ? – durant un siècle. Ses idées anticipaient celles des principaux penseurs allemands opposés aux Lumières, parmi lesquels Johann Georg Hamann, Johann Gottfried Herder, Friedrich Heinrich Jacobi, Friedrich Schelling et les poètes romantiques. Isaiah Berlin perçut que le conflit entre ces deux tendances était à l’origine des conflits politiques de l’époque moderne, de la Révolution française à la Guerre Froide – et je dirais même au-delà, jusqu’à aujourd’hui et probablement au-delà encore et pour longtemps. Redisons-le, pour Berlin, une meilleure compréhension de l’origine de ces conflits modernes passe autant par l’étude des Lumières que par celle de leurs opposants. Isaiah Berlin admire la réussite des Lumières, il n’en est pas moins sévère envers elles ; il les admire mais sans grande sympathie tandis qu’il ne cache pas sa relative sympathie envers ceux qui les dénoncent ; il les évoque avec retenue et se montre nuancé tandis qu’il a un ton volontiers accusateur envers les principaux représentants des Lumières.
La plus grave accusation qu’il leur adresse : le monisme, une erreur intellectuelle lourde de conséquences. Le monisme, soit la conception dominante de la tradition philosophique occidentale, une tradition initiée par Platon et à laquelle les Lumières françaises ont donné une sinistre tournure. Les monistes considèrent qu’il y a trois axiomes qui sont évidents par eux-mêmes et en eux-mêmes : 1. Que toutes les questions fondamentales ont une réponse unique ; 2 et 3. Que ces réponses sont par principe intelligibles et parfaitement compatibles les unes avec les autres.
Pourquoi le monisme politique est-il mauvais voire dangereux ? A priori, ces trois axiomes sont aisément défendables voire nécessaires s’ils sont appliqués aux sciences de la nature ; mais leur application aux hommes et aux sociétés est lourde de dangers. Croire qu’à tous les problèmes humains il est possible d’apporter une réponse exclusive revient à nier la variété des intérêts particuliers et les particularismes sociaux. Croire que les réponses à de telles questions sont aisément compréhensibles revient à faire preuve d’une outrecuidance démesurée et menace les principes politiques de l’égalité et du consentement. Enfin, croire que toutes les réponses aux questions humaines peuvent s’accorder les unes avec les autres c’est ouvrir la voie à la tyrannie.
Isaiah Berlin trace une ligne discrète et néanmoins bien lisible qui va de la philosophie de Platon aux idéologies nazie et communiste, soit la tyrannie des idées sur la vie. Le monisme philosophique menace toutes les valeurs défendues par les libéraux ; mais les Lumières dans cette affaire ? Isaiah Berlin les envisage comme un monisme véritablement monstrueux qui engendre des utopies et promeut une volonté d’unification et de rationalisation de l’existence humaine par des moyens politiques. Et il sabre ce monisme politique. Il signale des hommes tels que le baron d’Holbach, Helvétius ou La Mettrie (auteur de « L’Homme-Machine ») qui envisagent l’homme et la société comme des machines, mais il s’agit de figures périphériques – et qui le sont restées. Il n’ignore pas que le principal courant des Lumières (et plus particulièrement en Angleterre et en Allemagne) envisageait le monisme plus comme le problème philosophique que la solution, que ses philosophes s’appuyaient sur la sensibilité et le sens commun, qu’ils élaborèrent leurs sciences en se basant sur la perception et non sur les syllogismes, qu’ils jugeaient que l’ignorance et l’esclavage ne faisaient qu’un, comme la vérité et la liberté, mais ne se risquaient pas à dire que la liberté absolue serait garante de la vérité. Bref, il savait que ces hommes plutôt optimistes (leur croyance en la raison) n’étaient heureusement pas dénués de pessimisme et que, par exemple, ils n’ignoraient pas combien les passions peuvent pervertir promptement et radicalement les principes rationnels.
Mais à quoi se réfère donc Isaiah Berlin lorsqu’il attaque aussi brutalement les Lumières ? Car, enfin, on ne trouvera chez aucun de ceux qui en ont été les promoteurs un monisme comparable à la Suma Theologiae de saint Thomas d’Aquin, un immense projet moniste avec vision exhaustive de l’existence du point de vue de la doctrine catholique et de la science aristotélicienne. Alors ? Souvenons-nous qu’Isaiah Berlin place le signe = entre monisme philosophique et tyrannie politique, l’un conduisant automatiquement à l’autre.
Isaiah Berlin a été un témoin de toutes les grandes catastrophes du XXe siècle et il en chercha les causes intellectuelles, sans répit. Parmi les nombreuses questions qu’il (se) pose, une question que tout Européen (se) pose, et pas seulement des intellectuels : comment est-il possible que ce continent qui a donné tant de penseurs ait aussi donné les camps d’extermination et le Goulag ? Pour répondre à cette question (qui peut se décliner de mille façons), Isaiah Berlin part du grand conflit entre les Lumières et les Contre-Lumières. Cet esprit souple, à l’opposé du doctrinaire, commence par reconnaître à ceux qu’il prend à partie des mérites et non des moindres. Par exemple, il admet que sans les Lumières, le libéralisme tel que nous le vivons ne serait pas pensable ; mais il est convaincu que les compromissions des Lumières avec le monisme philosophique ont fini par ouvrir une boîte de Pandore, par promouvoir une dangereuse rêverie au sujet de l’homme et de la société humaine. Pour lui, les authentiques héritiers des Lumières du XVIIIe siècle sont les utopistes du XIXe siècle, parmi lesquels Saint-Simon, Fourier, Comte et Marx. Au XXe siècle, de nouvelles organisations technologiques et sociales inspirées des travaux de ces visionnaires mirent en pratique leurs utopies avec les résultats effroyables que nous connaissons. Il ne s’agit en aucun cas d’accuser ces penseurs d’être à l’origine des systèmes de répression et de mort qui ont dominé le siècle passé mais de prendre conscience, avec le regard rétrospectif, des aléas de l’histoire (the hazards of history), aléas qui ne sont pas sans causes. On pourrait les accuser d’homicide involontaire ; je force certes la note ; il n’empêche…
“Of course, like all over-simple classifications of this type, the dichotomy becomes, if pressed, artificial, scholastic and ultimately absurd. But if it is not an aid to serious criticism, neither should it be rejected as being merely superficial or frivolous: like all distinctions which embody any degree of truth, it offers a point of view from which to look and compare, a starting-point for genuine investigation.” Sir Isaiah Berlin
(à suivre)
Olivier Ypsilantis