L’État d’Israël a fait un usage assez fréquent de l’expression élimination ciblée – ou « traitement négatif ». Il ne s’agit en aucun cas de « terrorisme d’État », contrairement à ce que prétendent de nombreux médias et les contempteurs d’Israël. Il s’agit soit d’un contresens volontaire et cultivé (tout est bon pour dénoncer Israël), soit d’un contresens involontaire – l’ignorance au sujet d’Israël est immense comme l’est le bavardage au sujet de ce pays. Une élimination ciblée est techniquement à l’opposé d’une action terroriste. Est-il besoin d’insister ? D’un côté, il s’agit de faire le maximum de victimes (innocentes) ; de l’autre, il s’agit d’éliminer une cible (pas vraiment innocente) en prenant garde à ne pas faire de victimes collatérales.
Des opérations d’élimination ont eu lieu avant la création de l’État d’Israël. On pourra à ce propos lire l’article que j’ai consacré à Abba Kovner sur ce blog même, article intitulé : « Abba Kovner, héros juif, héros d’Israël » :
http://zakhor-online.com/?p=8281
Je pourrais également en revenir au Lehi (ou Groupe Stern) ; je me contenterai de mettre une fois encore un lien à l’intérieur de ce blog même, lien intitulé : « Avraham Stern, dit “Yair” (1907-1942) » :
http://zakhor-online.com/?p=4881
Le premier chef de gouvernement de l’État d’Israël commença par condamner les éliminations ciblées pour des raisons morales, ce qui ne l’empêcha pas d’autoriser en 1956 la première de ces éliminations avec, pour victime, Mustafa Hafi, responsable des services secrets égyptiens dans la bande de Gaza. 1961, opération Damoclès destinée à frapper les scientifiques allemands qui avaient travaillé à Peenemünde et étaient passés au service du gouvernement égyptien. L’opération tourna court et suscita un tollé international. Le gouvernement de la RFA trouva une solution diplomatique et offrit à ces scientifiques de revenir en Allemagne en leur proposant de nouveaux emplois.
L’assassinat de onze athlètes israéliens lors des Jeux olympiques de Munich, en 1972, va confirmer la pratique de l’élimination ciblée. Golda Meir, alors Premier ministre, décrète l’exécution des terroristes engagés dans ce massacre et crée à cet effet le Comité X qu’elle préside, une cellule ultra-secrète chargée de désigner les terroristes à abattre et autoriser leur liquidation. Ce type d’opération avait été conduit par la sayeret Matkal. Le Mossad prend la relève, au début des années 1970, via son unité spéciale, le Kidon (la baïonnette). Il s’agit d’éliminer des cibles qui ne peuvent être traitées à l’aide de drones ou de missiles. Le Kidon, soit une soixantaine de combattants – les kidonim – dont une dizaine de femmes. Elles et ils ont entre vingt et trente ans et sont issu(e)s des forces spéciales. Leur identité est tenue secrète et le turnover est rapide. Je passe sur leur entraînement et leur mode opératoire pour en venir à leurs principales opérations.
La plus emblématique de ces opérations reste la traque et l’élimination des assassins palestiniens, membres de Septembre noir, responsables de la mort des onze athlètes israéliens. De fait, il ne s’agit pas dans ce cas de contrer une menace mais de venger. L’opération Colère de Dieu est donc confiée au Kidon. Une liste de tous les responsables de l’OLP de Septembre noir vivant en Europe est dressée. Au cours des dix mois qui suivent, au moins neuf individus liés au terrorisme palestinien sont éliminés. Cette opération se termine à Paris, en 1992, avec l’élimination d’Atef Bseiso, l’un des dirigeants du service de renseignements de l’OLP. 1978, le leader d’une fraction du Front populaire pour la libération de la Palestine, Wadith Haddad, est éliminé au moyen de dentifrice empoisonné. 1988, Khalid al-Wazir, l’un des fondateurs du Fatah et l’un des principaux adjoints de Yasser Arafat, est éliminé en Tunisie, suite à une opération particulièrement élaborée réalisée conjointement avec la sayeret Matkal. Israël ne reconnaîtra cette opération qu’en 2012. 1991, Salah Khalaf, chef du renseignement de l’OLP et commandant en second du Fatah, est éliminé. 1995, c’est au tour de Fathi Shiqaqi, l’un des responsables du Djihad islamique palestinien, d’être abattu. Autres victimes du Kidon, Ahmed Jibril, chef de l’aile militaire du FPLP-CG, en 2002 ; Izz al-Din Sheikh Khalid, de la branche militaire du Hamas, en 2004 ; Mahmoud al-Majzoub, l’un des responsables du Djihad islamique palestinien, en 2006 ; Hisham Faiz Abu Libda, coordinateur des chefs opérationnels du Hamas à Gaza et en Cisjordanie, en 2008. Opération particulièrement médiatisée, celle du 19 janvier 2010, à Dubaï, avec élimination de Mahmoud al-Mabhouh, responsable du Hamas chargé de l’approvisionnement en armes du mouvement, une mort qui a d’abord semblé naturelle. C’est une opération particulièrement réussie (contrairement à certaines allégations des médias) car, outre l’élimination d’un terroriste, l’absence de preuves rendait difficile la désignation du coupable. L’inquiétude suscitée était d’autant plus grande qu’aucune preuve formelle ne permettait de désigner le Mossad comme responsable, tout en laissant entendre qu’aucun terroriste n’était hors de sa portée…
Les terroristes ne sont pas les seules cibles de ces opérations d’élimination. Le Kidon a également pour mission l’élimination des responsables des programmes d’armement des États ennemis d’Israël, des scientifiques à leur service et des vendeurs d’armes internationaux, dès lors qu’ils aident les adversaires d’Israël à fabriquer ou acquérir des armes nucléaires ou chimiques ainsi que des missiles à longue portée. Les Israéliens ont en la matière une sensibilité à fleur de peau, ils redoutent une nouvelle Shoah. D’aucuns jugeront irraisonnées leurs réactions à ce sujet ; pour ma part, je refuse de juger les Israéliens sur cette question. Je sais simplement qu’Israël compte de nombreux ennemis, parmi lesquels certains se sont jurés d’anéantir ce pays. Et les plus dangereux ne sont pas nécessairement ceux qui font le plus de bruit… Il est vrai que cette politique d’élimination ciblée suscite nombre de réprobations et contribue à aggraver l’isolement diplomatique du pays. Mais qu’importe : quoi qu’il fasse, Israël a été, est et sera toujours vilipendé ; alors, autant poursuivre une politique qui contrarie les plans des ennemis de l’État hébreu et les maintient dans la crainte.
Parmi les premières victimes de ce type d’élimination, le responsable du programme d’armes nucléaires en Irak, Yehia el-Mashad, en 1980, en France. Le Kidon serait également responsable de la liquidation à Bruxelles, en 1990, du Canadien Gerald Bull qui travaillait pour l’Irak au projet d’un supercanon (Projet Babylone). En 2002, le général Anatoly Kuntsevich qui avait vendu des agents chimiques militaires aux Syriens trouve la mort à bord d’un avion entre Damas et Moscou, une mort restée mystérieuse. En 2008, la sayeret 13 liquide le général Muhammad Suleimane, responsable du programme nucléaire syrien, un personnage peu connu mais dont la disparition compromet sérieusement les ambitions nucléaires du pays. Le démantèlement du réseau libanais d’Ali al-Jarrah travaillant pour Israël entraîne la liquidation du général Abdul Abbas, haut gradé des services secrets syriens, en 2008.
Le Mossad cherche aussi à contrarier l’approvisionnement de ses ennemis en matériel de guerre de haute technologie. On se souvient du détournement du cargo Artic Sea, battant pavillon maltais, en août 2009, et qui transportait une cargaison de missiles de croisière X-55 russes à destination de l’Iran.
Symbole distinctif de la sayeret Matkal
A partir des années 1990, le Kidon multiplie les opérations contre le Hezbollah. Abbas al-Moussaoui, chef du parti chiite libanais, est abattu par un hélicoptère en février 1992, suite à des renseignements recueillis par le Mossad. Puis c’est au tour d’Imad Mughniyeh, l’une des cibles les plus difficiles que le Mossad ait eu à traiter, un terroriste qui défrayait la chronique depuis plus d’un quart de siècle. Je passe sur son parcours. Simplement, à partir de 1982 il est impliqué dans de nombreux actes terroristes d’une ampleur particulière. Ainsi est-il soupçonné d’avoir participé à la première attaque-suicide dirigée contre le quartier général des forces israéliennes à Tyr, le 11 novembre 1982 ; bilan, 141 tués. 18 avril 1983, une voiture piégée explose devant l’ambassade américaine à Beyrouth ; bilan, 64 tués. 23 octobre de la même année, à Beyrouth, 58 soldats français et 241 soldats américains sont tués dans des attentats-suicide. Imad Mughniyeh participe par ailleurs à de nombreux enlèvements, dont celui de William Buckley, chef de station de la CIA à Beyrouth, en mars 1984. Il décédera sous la torture. 1985, Imad Mughniyeh dirige personnellement le détournement du vol TWA 847 Paris-Athènes au cours duquel l’Américain Robert Stehem est assassiné. Peut-être est-il impliqué dans les attentats à Paris en 1985-1986. 17 mars 1992, il dirige l’attentat contre l’ambassade d’Israël en Argentine (bilan, 29 morts et 220 blessés) puis le 18 juillet 1994, c’est au tour de l’Association mutuelle argentino-israélienne d’être visée à Buenos Aires (bilan, 86 morts et 220 blessés). Les 27 et 28 juillet de cette même année, sa responsabilité semble avérée dans les attaques, à Londres, contre l’ambassade d’Israël et le siège d’organisations juives. 1995, attentat en Arabie Saoudite dans lequel meurent sept personnes dont cinq Américains. 1996, attentat contre les tours d’Al-Khobar, près de Dahran, où dix-neuf militaires américains périssent. 1998, il participe à l’organisation des attentats contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie ; bilan, 223 morts dont une vingtaine d’Américains. 2000, attaque-suicide contre l’USS Cole au Yémen ; bilan, 17 morts. Peut-être a-t-il participé aux attentats du 11 septembre 2001.
Le nom d’Imad Mughniyeh est bien moins connu que celui d’Oussama Ben Laden (qui admirait ce premier) ; il a pourtant été au cœur de toutes les opérations anti-israéliennes et anti-occidentales puisqu’il dirigea la branche renseignement des actions clandestines du Hezbollah. A de titre, il fut chargé des opérations extérieures du mouvement chiite libanais et œuvra en très étroite collaboration avec le ministère du Renseignement et de la sécurité nationale iranien. Il s’appuyait sur les structures clandestines hautement professionnelles du Hezbollah implantées sur presque tous les continents. Sitôt que l’ordre lui en était donné, il pouvait déclencher des opérations terroristes massives en n’importe quel point du globe. Autant dire qu’il était l’homme le plus recherché par les services spéciaux occidentaux. Jamais depuis le responsable des attentats de Munich, Ali Hassan Salameh, un homme n’avait pu échapper aussi longtemps aux services américains et israéliens. Je passe sur les détails de la traque et les renseignements recueillis tant auprès d’un informateur du réseau d’Ali al-Jarrah, d’un officier des Pasdaran, Ali Moussa Daqduq, que d’anciens agents de la Stasi. Le visage d’Imad Mughniyeh finit par être connu des agents du Mossad, notamment grâce aux dossiers de la Stasi. Ses jours sont comptés. Il est liquidé le 12 février 2008, devant le Centre culturel iranien de Damas. Un véhicule piégé par les kidonim explose à sa hauteur. Le Mossad vient de réussir sa plus belle opération depuis trente ans.
Abdel Wael Zwaiter, première victime de l’opération Colère de Dieu, le 16 octobre 1972.
Fin 2013, un autre cadre important du Hezbollah est liquidé, Hassan al-Lakiss qui jusqu’en 2010 avait géré les projets technologiques du Hezbollah avant de rejoindre le département des opérations extérieures du Hezbollah.
Le Mossad s’est vu attribuer un grand nombre d’assassinats ciblés. Pourtant, dans la plupart des cas, il est très difficile d’affirmer s’il en est vraiment responsable, ce qui ajoute à la crainte qu’il inspire et confirme son aura. On peut toutefois supposer que ces opérations ne sont pas si fréquentes compte tenu de leur coût et de leur complexité. L’assassinat des athlètes israéliens, en 1972, a marqué un tournant pour le Mossad et sa branche chargée des éliminations et des kidnappings. Les opérations spéciales du Mossad ont pris toujours plus le pas sur le renseignement, une tendance qui s’est confirmée au cours des années 1980 et 1990. Il s’agissait de frapper les responsables des groupes armés installés à l’étranger d’où ils planifiaient des attentats contre Israël et des Juifs de l’étranger. Ces opérations ont considérablement augmenté sous Meïr Dagan, directeur du Mossad de 2002 à 2011, des opérations principalement dirigées contre l’Iran et son programme nucléaire. Soulignons que Meïr Dagan était fortement opposé à toute frappe militaire contre l’Iran et qu’il était convaincu que les opérations secrètes parviendraient en bonne partie à régler le problème.
L’efficacité du Kidon a une contrepartie négative pour Israël. En effet, les assassinats ciblés ont permis d’éliminer la plupart des recruteurs, formateurs et planificateurs des opérations suicides ainsi que des apprentis commandos, ce qui a donné le champ libre à des isolés peu aguerris mais capables de passer à l’action sans en référer à une hiérarchie, celle du Hamas par exemple. On peut juger qu’il est préférable d’infiltrer les centres de décision de l’ennemi dans le but de devancer ses plans et les contrecarrer ; c’est tout au moins le diagnostic de Seymour Hersch. Certains Israéliens considèrent que parmi les individus liquidés certains auraient pu devenir des interlocuteurs écoutés des Palestiniens, comme Abou Jihad, des interlocuteurs qui auraient contribué à mettre fin ou, tout au moins, à faire baisser en intensité le conflit entre Israéliens et Palestiniens. Ce genre de regret est respectable mais il est vrai qu’avec des « si » on peut mettre Paris en bouteille…
Lorsqu’ils échouent, ces assassinats sélectifs ont des conséquences particulièrement négatives pour Israël. Souvenons-nous de l’opération manquée contre Khaled Mechaal, chef du bureau politique du Hamas, à Amman, en 1997, qui obligea Israël à relâcher le chef du Hamas, Ahmed Yassine, qui, sitôt libéré, s’employa à organiser des attentats meurtriers en Israël jusqu’à son élimination en 2004. Lui succéda Khaled Mechaal, auréolé d’un prestige de quasi-martyr suite à cette tentative d’assassinat et qui s’empressa d’établir des liens étroits avec l’Iran, ce que le Sunnite fondamentaliste Ahmed Yassine n’aurait jamais accepté. La liquidation en février 1992 d’Abbas al-Moussaoui, secrétaire général du Hezbollah libanais, se révéla catastrophique : un mois après, une bombe explosa dans l’ambassade d’Israël à Buenos Aires tuant vingt-neuf Israéliens ainsi que des employés argentins. Abbas al-Moussaoui fut remplacé à la tête du Hezbollah par Hassan Nasrallah ; et sous sa direction, le Hezbollah devint une redoutable force de combat qui s’assura le contrôle du Sud-Liban et représenta une menace majeure pour tout le nord d’Israël. Le Hezbollah put tenir Tsahal en échec au cours de la seconde guerre du Liban, été 2006, un succès qui fit de Hassan Nasrallah un acteur incontournable de la vie politique du Liban.
Olivier Ypsilantis