Deuxième partie – La littérature israélienne : entre rejet et perpétuation de la tradition.
« Aimer, souffrir et aimer encore » : Rachel la poétesse.
Rachel Blaustein (1890-1931), une poésie marquée par la Bible et la poésie russe contemporaine, Ana Akhmatova en particulier. Sa poésie est accessible au public francophone grâce au traducteur et poète Bernard Grasset, avec deux recueils de poèmes aux Éditions Arfuyen. La langue dont Rachel fait usage est essentiellement l’hébreu biblique (et non talmudique), une caractéristique de nombreux écrivains de sa génération. Par ailleurs, Jérusalem n’apparaît qu’une fois dans ses poèmes : elle est la ville du passé qu’il faut oublier pour mieux construire l’avenir du peuple juif, une attitude dénuée de toute implication politique ou idéologique.
Ci-joint, un article de Pierre Lurçat publié sur son blog Vu de Jérusalem le 8 mars 2013 et intitulé : « Découvrir ou redécouvrir … Rachel Blaustein, dite Rahel (1890-1931) » :
Amos Kenan et le paradoxe de la culture israélienne.
Amos Kenan (1927-2009), de la « génération de 1948 », un ancien du Léhi passé à l’ultra-gauche pacifiste et impliqué dans le mouvement cananéen, un mouvement actif dans les années 1930 à 1970 qui eut une grande influence, influence toujours perceptible bien que moins prononcée. Son projet est politique et culturel : il s’agit de faire revivre la nation hébraïque antique en coupant tout lien avec le judaïsme de la diaspora. Son fondateur, le poète Yonatan Ratosh, avait été ami d’Avraham Stern. Les Cananéens (ou « Jeunes Hébreux ») rejettent le passé diasporique plus radicalement que ne le font les autres tendances du sionisme. Cette négation n’épargne aucun aspect de l’identité juive diasporique et conduit à une rupture totale avec le judaïsme. Certaines de leurs idées se perpétuent, notamment dans le journal Ha’aretz.
Haïm Gouri et la génération du Palmah.
Le conflit entre identité juive et identité israélienne est également présent dans l’œuvre de Haïm Gouri (1923-2018) de la « génération du Palmah », un écrivain qui a magnifiquement exprimé la spécificité de Tel Aviv et de Jérusalem en regard l’une de l’autre : « Je me suis dit que je ne connaissais pas au monde deux villes aussi proches et aussi éloignées l’une de l’autre ». Haïm Gouri qui est né et a grandi à Tel Aviv est venu à Jérusalem après la Guerre d’Indépendance ; il y restera jusqu’à sa mort.
« Génération du Palmah »… En effet, un nombre important d’écrivains ont appartenu au Palmah, unité d’élite de la Haganah. C’est une génération qui croit aux valeurs collectives du mouvement travailliste. Haïm Gouri s’engage dans cette unité en 1941 ; il y restera neuf ans puis il participera aux guerres de 1967 et 1973. Lors d’une mission en Europe pour le compte de la Haganah où il doit organiser l’émigration des rescapés de la Shoah, il découvre que s’il est hébreu, il est aussi juif… « J’ai compris que j’appartenais à un peuple assassiné, un peuple millénaire que l’on appelle “juif” ». Son œuvre rend compte de ce processus.
Contrairement à nombre d’écrivains israéliens devenus les porte-paroles de mouvements politiques ultra-pacifistes, Haïm Gouri est resté fidèle à l’idéal sioniste socialiste sans donner dans le post-sionisme. Il n’a peut-être pas été un partisan du Grand Israël mais il a célébré la réunification de Jérusalem-Est et de la Judée-Samarie à Eretz-Israël en 1967. En 1975, il a soutenu la création de la localité de Kedumim, en Samarie.
Yehoshua Kenaz, un classique israélien.
L’œuvre de Yehoshua Kenaz (né en 1937) permet de mesurer l’évolution de la littérature israélienne au cours des dernières décennies. Elle défend une idée généreuse de la littérature (avec observation et effacement relatif de sa propre personne), loin de l’égocentrisme de la nouvelle génération.
Aharon Megged et la propension israélienne au suicide.
Aharon Megged (1920-2016), peut-être le plus grand écrivain israélien contemporain, moins connu que d’autres probablement parce qu’il a dénoncé, suite aux accords d’Oslo, la « propension au suicide » des intellectuels de la gauche israélienne. Il s’est fermement opposé au post-sionisme et à certaines dérives de l’intelligentsia israélienne atteinte d’un syndrome d’autodestruction avec cette identification émotionnelle et morale envers des individus qui œuvrent ouvertement à la destruction d’Israël. Il faut lire son article publié en 1994, dans le quotidien Ha’aretz, sous le titre « La propension israélienne au suicide », un article qui lui a valu d’être poussé de côté par l’intelligentsia dont il était par ailleurs membre. Cette tendance de nombreux intellectuels israéliens à dénoncer le sionisme commença à peser sur les décisions politiques des dirigeants israéliens suite aux accords d’Oslo, d’où la mise au point d’Aharon Megged.
Amir Gutfreund, un nouveau regard israélien sur la Shoah.
Amir Gutfreund (1963-2015), un écrivain atypique. Lieutenant-colonel de l’armée de l’air, il a publié son premier roman à l’âge de trente-sept ans. Il n’est pas de ces écrivains (israéliens) chouchoutés par les médias de l’étranger, écrivains qui établissent leur notoriété au moins autant à partir de leur sensibilité politique (de gauche) que de leur œuvre. L’approche d’Amir Gutfreund est particulière, notamment dans « Les gens indispensables ne meurt jamais » (le titre en Israël est : « Notre Shoah en Israël »). L’auteur évoque la Shoah à partir de ses marques dans la vie de tous les jours, comme celle de cet enfant de Haïfa âgé de douze ans, dans les années 1970, et qui vit entouré de rescapés de la Shoah. La beauté de ce livre est d’avoir sorti la mémoire de la Shoah des commémorations pour l’inscrire dans la banalité d’un quotidien à l’occasion très prosaïque voire ridicule. Et personne ne peut ignorer que même la Shoah est volontiers instrumentalisée contre Israël et le peuple juif. Amir Gutfreund qui a écrit ce livre pour ses parents, des rescapés, nous rappelle que les rescapés ont eu un rôle des plus importants dans l’édification de l’État juif après 1945 et le combat pour l’indépendance. « En 1948, près de la moitié des Israéliens en uniforme étaient des rescapés ; et en 1960, ils représentaient un quart de la population israélienne. »
David Shahar, un écrivain israélien amoureux de la Bretagne.
Thème récurrent dans l’œuvre de David Shahar (1926-1997), la relation entre le corps et l’âme. Il repousse autant le matérialisme pur et dur que la spiritualité flottant en elle-même. Il n’attaque pas le judaïsme en tant que tel mais une certaine conception du judaïsme qui a fait sienne cette dichotomie (d’origine chrétienne) corps/âme, matière/esprit. David Shahar, un amoureux de la Bretagne (qui sert de cadre à des séquences de certaines de ses œuvres), dépeint la Jérusalem des années 1920-1930 dans ce qui constitue la pièce maîtresse de sa production, « Le palais de vases brisés ». Tous ses livres ont été magnifiquement traduits par Madeleine Neige.
« Ses chansons étaient des prières », Arik Einstein et la culture israélienne.
Arik Einstein (1939-2013) appartient à la « génération de l’État », celle des sabras. Sa discographie va du début des années 1960 à la fin des années 2000. Un journaliste le définissait comme celui qui incarnait « ce nouvel Israël, libéral (au sens américain) et séculier que nous pensions autrefois devenir… », soit l’élaboration d’une culture israélienne ou hébraïque profane placée sur un pied d’égalité avec l’antique culture juive religieuse ou sacrée, sans pour autant la nier tant il est vrai que nombre d’Israéliens vivent « un pied d’un côté et un pied de l’autre », pour reprendre le titre d’une de ses chansons. Un bon exemple de cette vie entre le sacré et le profane peut être donné par ses chansons qui passent en boucle à la radio le Jour du Souvenir des soldats, le jour le plus fédérateur du calendrier en Israël, un rituel à la limite du sacré. Les chansons d’Arik Einstein accompagnent le quotidien des Israéliens qui pour beaucoup considèrent ses chansons comme une forme de la prière – « car Israël, même lorsqu’il ne respecte pas les commandements religieux, reste un peuple qui prie. »
(à suivre)
Olivier Ypsilantis