Je me souviens qu’un 21 août (1415), le Portugal s’emparait de Ceuta, première étape vers la constitution de l’Empire portugais.
Nombre de « Je me souviens » relatifs aux Actualités insérés dans cette série me viennent de la revue Paris-Match à laquelle mon père était abonné. N’ayant pas la télévision que ma mère refusait catégoriquement, ce magazine hebdomadaire fut mon point de contact essentiel avec les Informations au cours de mes jeunes années. Les articles du grand Raymond Cartier restent à jamais inscrits dans ma mémoire. Par ailleurs, certains « Je me souviens » ici rapportés reprennent d’une manière ou d’une autre des « Je me souviens », nombreux, édités sur ce blog. Qu’importe ! La mémoire revient volontiers sur elle-même mais le temps ne cessant de passer, elle inclut sur tout ce qu’elle considère de constantes variations.
Je me souviens qu’après Mai 68 (j’étais trop jeune pour y participer, et y aurais-je participé ?) je me mis à lire et frénétiquement, porté par la mode, Wilhelm Reich et Herbert Marcuse.
Je me souviens de l’attentat dans la gare de Bologne, début août 1980. Je m’apprêtais une fois encore à parcourir l’Europe avec la carte InterRail, l’Europe centrale et orientale. C’est dans la gare de l’Est, mon point de départ, que je l’appris par des gros titres.
Je me souviens qu’en Mai 68 les forces de l’ordre étaient équipées d’un large bouclier rond en métal.
Je me souviens que les poubelles étaient métalliques ; je m’en souviens par le tintamarre que faisaient les éboueurs au petit-matin ; et je me souviens (une fois encore par Paris-Match) que les couvercles de ces poubelles étaient volontiers convertis en boucliers par les manifestants.
Je me souviens de la sensation de puissance que me donnait la Chevrolet de mon grand-père, grand amateur de voitures américaines. Le ronronnement du moteur et ses modulations données par la boîte automatique m’enivraient comme certains airs de Richard Wagner ou de Franz Liszt que j’écoutais et réécoutais sur l’électrophone de mes parents.
Une Chevrolet Monte Carlo années 1970, comme celle du grand-père.
Je me souviens comme j’aimais les jours de neige (trop rares à mon goût). Le mouvement se ralentissait, s’immobilisait même par moments, et les bruits se faisaient ouatés.
Je me souviens de l’odeur dans les salles de classe et les vestiaires. Elle contient tout l’ennui de ces années.
Je me souviens de cette chambre de bonne devenue débarras et dans laquelle je suivais bien des aventures, dont celles de Buck Danny. Mais les plus extraordinaires de ces aventures étaient celles de Black & Mortimer et d’Alix. J’appréciais grandement le Marsupilami. Je me souviens que je lisais les BD d’un cousin à l’insu de ma mère qui n’admettait pas que l’on « perde son temps » ; et lire des BD ou regarder la télévision, c’était perdre son temps.
Et pour rester dans cette chambre de bonne désaffectée, je me souviens d’un chien de chasse en bronze à l’arrêt, du casque Adrien modèle 1926 du grand-père, du casque US M1 de l’oncle et du pistolet-mitrailleur Thompson M1 en plastique d’un cousin. Je me souviens aussi d’une sculpture en marbre de Carrare de facture Belle Époque : une femme assise sur un rocher, probablement surprise au bain et qui repoussait avec un sourire et un geste affectés un prétendant ou un simple voyeur – moi en l’occurrence. Je me souviens aussi de cadres poussiéreux dans lesquels se tenaient des perroquets – des lithographies encore fraîches -, l’un d’eux d’un beau vert bronze.
Je me souviens quand on recevait et qu’on envoyait des cartes postales. Je me souviens que Georges Perec a écrit un texte intitulé « 243 cartes postales en couleurs véritables » et qu’il les dédia à Italo Calvino.
Je me souviens que mon père plongeait une cuillère gourmande dans les pots de confiture à la rhubarbe. De fait, je ne puis voir un pot de cette confiture ou même lire ou entendre le mot « rhubarbe » sans penser à lui.
Je me souviens que ma mère n’avait pas grand intérêt pour la cuisine, ce qui lui attira les foudres de sa belle-mère, fine gueule et cordon bleu, qui laissait entendre qu’elle nourrissait mal son fils. Sa belle-fille devait préparer de bons plats plutôt que de s’intéresser à la sculpture romane et à la peinture de Soutine.
Je me souviens que cette même grand-mère qui m’invitait dans les meilleures brasseries de Paris alors que j’étais petit garçon me fit découvrir la Comédie Française (elle aimait Molière tandis que Racine la barbait) et les facéties de Jerry Lewis qui la faisaient aux éclats. De fait, je ne puis penser à lui sans penser à elle.
Je me souviens que la femme du garde-chasse me servait en fin de journée, en été, un grand verre d’eau fraîche parfumée au sirop Teisseire à l’anis. De fait, je ne puis voir l’un de ces sirops sans penser à elle.
Je me souviens de la furia de la militante pacifiste Jane Fonda ; et je me souviens de son père, Henry, auquel Jane ressemblait tant.
Jane Fonda, 1972, en compagnie de soldats nord-vietnamiens.
Je me souviens du nez de Richard Nixon (un régal pour les caricaturistes) et de la barbichette de Ho Chi Minh, l’Oncle Ho.
Je me souviens du Printemps de Prague, du visage de jeunes soldats soviétiques (des images de Paris-Match, encore), étonnés et désemparés face à une foule désarmée qui se pressait autour de leurs chars.
Je me souviens quand je croyais que Régis Debray s’écrivait Regis Debré et qu’il était le frère de Michel Debré.
Et puisqu’il est question de Régis Debray, je me souviens de portraits du Che déclinés un peu partout : des posters dans des chambres d’ados, des tee-shirts, etc.
Je me souviens quand je ne faisais pas vraiment la différence entre « Picaros » et « Tupamaros » – « Tintin chez les Tupamaros », pourquoi pas ?
Je me souviens de « Les murs ont la parole » (écrit) et de « Chaud, chaud, chaud, le printemps sera chaud ! » (oral).
Je me souviens du trio Cohn-Bendit – Geismar – Sauvageot. Je n’en savais presque rien hormis qu’ils étaient des « fouteurs de merde », comme le disait mon père. J’en savais tout de même un peu plus sur Cohn-Bendit, Daniel, surnommé « Dani le Rouge », autant pour sa couleur politique que pour celle de ses cheveux. J’avais surpris son visage dans Paris-Match, une photographie devenue célèbre : il se tient souriant, goguenard, devant un policier casqué, une photographie en couleur qui montre une chevelure d’un roux intense.
Je me souviens de la « disparition » du général de Gaulle, des rumeurs qu’elle suscita, et de sa réapparition.
Je me souviens quand il y avait des reproductions de Vasarely un peu partout et que l’Op Art était très tendance, en architecture intérieure notamment.
Je me souviens du mécontentement de mon père lorsqu’il apprit que son frère n’avait pas assisté à une réunion de famille afin de se rendre au grand défilé du 30 août 1968 sur les Champs-Élysées. Mon père ne voulait probablement pas admettre que le gaullisme puisse être aussi une famille, surtout pour un ancien de la Division Leclerc, mon père qui détestait « la chienlit » mais aussi « le Grand Charles » ainsi qu’il l’appelait à l’occasion. Je me souviens qu’il n’aurait pas été mécontent qu’un attentat contre le chef de l’État réussisse, celui du Petit-Clamart en particulier.
Je me souviens de Dustin Hoffmann auquel je m’identifiais dans « The Graduate ». Anne Bancroft fut mon premier amour.
Je me souviens quand Idi Amin destitua sa ministre des Affaires Étrangères sous prétexte qu’elle avait fait l’amour dans les toilettes de l’aéroport d’Orly avec un employé. Je me souviens que pour la punir, le dictateur ougandais fit paraître dans la presse de son pays une photographie d’elle nue, ce qui ne sembla pas gêner l’ex-ministre par ailleurs très belle femme.
Je me souviens qu’il y avait de nombreux détournements d’avions dans les années 1970. A ce propos, je me souviens plus particulièrement du raid sur Entebbe (1976) et, dans une moindre mesure, de celui sur Mogadiscio (1977).
Je me souviens d’une inquiétude particulièrement lourde autour de moi lors du premier choc pétrolier (1973) et de la prise du pouvoir par Khomeini (1979).
Je me souviens de la longue agonie de Franco en 1975, une année marquée par une intense activité de l’E.T.A. et du F.R.A.P., et de la condamnation à mort et exécution de membres de ces groupes respectifs.
Je me souviens de l’apparition des Cruise Missiles dont on vantait la portée et, plus encore, la précision.
Je me souviens de l’Hyperréalisme, entre peintures de John Kacere et sculptures de John De Andrea.
Olivier Ypsilantis