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Marcelino Menéndez y Pelayo et les Juifs


 

Je ne suis pas ici pour régler des comptes ou m’ériger en juge. J’admire Menéndez y Pelayo (1856-1912), sa puissance de travail, l’immensité de sa culture. Je ne partage pas nécessairement ses idées et sa sensibilité, mais je m’efforce de le replacer dans son contexte. J’ai lu avec une attention particulière les pages que cet érudit consacre aux Juifs dans cette immense somme que constitue “Historia de los heterodoxos españoles”. J’y relève ce passage : “… los hebreos peninsulares mostraron muy temprano anhelos de proselitismo, siendo ésta no de las menores causas para el odio y el recelo con que el pueblo cristiano comenzó a mirarlos”. Il m’intéresse grandement car je me demande souvent pourquoi le judaïsme ne fait plus œuvre de prosélytisme ? Et pourquoi s’est-il montré plus prosélyte à certains moments de son histoire qu’à d’autres, en certains lieux de son histoire qu’en d’autres ? Je me demande toujours quelle fut l’intensité de ce prosélytisme, en Espagne plus particulièrement ? Car, pour tout dire, je suis porté à croire que Menéndez y Pelayo force la note ; ou plus exactement qu’il est, lui aussi, sujet à cette paranoïa qui fut celle de son Église, l’Église catholique. Et j’interroge les lecteurs du présent article qui pourraient me fournir des éléments de réflexion susceptibles de m’aider sur une question qui me préoccupe depuis des années et à laquelle je n’ai pu apporter que des réponses vagues.

 

A mesure que je lisais ces pages, la méfiance m’a pris. Menéndez y Pelayo déclare que les Juifs ont ouvert la porte des villes aux envahisseurs musulmans, ce qui n’est pas faux. Mais il se garde d’évoquer le traitement peu sympathique que les Wisigoths réservaient aux Juifs, les Juifs qui, ballotés, ne furent traîtres à personne et penchaient d’un côté plutôt que de l’autre lorsqu’ils espéraient un peu plus de tranquillité. Rien que de très humain, rien de spécifiquement juif. Toute l’histoire de l’Espagne témoigne de ce fait : des Juifs passèrent du côté musulman lorsque les chrétiens les tourmentaient, du côté des chrétiens lorsque les musulmans les tourmentaient. L’auteur, anti-judaïque pur (pur d’antisémitisme), catholique sincère, emporté par son dépit, omet de mentionner ce fait, comme il oublie ce point d’histoire qui aurait rééquilibré la composition qu’il nous propose : en avril 711, les musulmans entrèrent dans la Péninsule grâce au roi Wittiza, et c’est la trahison des deux frères de Wittiza à la bataille de Wadi Lakka (ou bataille de Guadalete) qui explique la défaite des Wisigoths pourtant très supérieurs en nombre.

 

A lire ces pages de Menéndez y Pelayo, tous les malheurs des Juifs d’Espagne s’expliqueraient par leur prosélytisme frénétique. Il me semble qu’il était plutôt occasionnel, contrairement à celui des chrétiens pour qui la conversion des non-chrétiens fut une préoccupation majeure. Dans sa conclusion en cinq points, le premier point est de loin le plus développé ; il y reprend l’une de ses certitudes (qui semble confiner à la paranoïa) : les Juifs, contrairement à ce qu’ils ont prétendu, ont bien fait œuvre de prosélytisme : “Que es inútil negar, como lo hacen los escritores judíos alemanes, siguiendo á nuestro Isaac Cardoso, que hubiera en los israelitas españoles anhelo de proselitismo”. Je ne vais pas donner dans un philosémitisme béat mais aucune de mes nombreuses lectures sur les Juifs d’Espagne et du Portugal n’évoque ce fait, central pour Menéndez y Pelayo.

 

Menéndez y Pelayo juge que la limpieza de sangre fut une obsession qui confina au ridicule : “La manía de limpieza de sangre llegó á un punto risible”. Il en condamne les excès, et l’on se dit que cet homme va tout de même finir par balayer devant sa porte… Mais non, il poursuit : “Esta intolerancia brutal, que en el siglo XV tenía alguna disculpa por la abundancia de relapsos…” Menéndez y Pelayo, dont les idées peuvent heurter, a entre autres mérites celui de l’honnêteté : il expose sa vision sans rien en masquer, et c’est l’une des raisons pour laquelle il doit être lu avec attention. Il écrit : “Que este alejamiento y mala voluntad de los cristianos viejos respecto a los nuevos retardó la unidad religiosa, aun después de expulsados los judíos y establecido el Santo Oficio”. Nous y sommes ! En fin de compte, ce catholique ardent regrette la dureté du Saint-Office, cet appareil répressif, parce qu’elle fut contreproductive et qu’elle retarda l’unité religieuse du pays. En un mot, si les cristianos viejos avaient fait preuve de bonne volonté envers les cristianos nuevos (les convertis), cette unité aurait pu se faire. Un peu plus de douce persuasion et l’affaire était dans le sac, si je puis dire.

 

Cet homme n’a fait que défendre sa foi, il marchait droit. Il était conséquent avec lui-même, sincère, d’une honnêteté et d’une rigueur de vieil Espagnol. “¿ Qué especie de prosélitos habían de hacer los judíos entre los discípulos de Aquél que no vino á desatar la ley, sino á cumplirla ? La verdad, el camino y la vida estaban en el Cristianismo, mientras que ciegos y deslumbrados los que no conocieron al Mesías, se iban hundiendo más y más en las supersticiones talmúdicas”. Voilà qui a le mérite d’être clairement énoncé.

 

A la lecture de ces pages, j’ai dû me rendre une fois encore à cette évidence : aucun homme, et quelle que soit sa stature, n’est au-dessus de son époque.

 

P.S. Dans “Historia de los heterodoxos españoles”, l’auteur se dit “horrorizadoˮ par les conditions dans lesquelles s’est faite l’expulsion des Jésuites. Il évoque (la larme à l’œil probablement) ces “pobres clérigos indefensos y amontonados como bestias en pocos y malos barcosˮ. Il juge par contre l’expulsion des Juifs et des Moriscos comme “el cumplimiento forzoso de una ley histórica, y sólo es de lamentar lo que tardó en hacerseˮ. Le jugement que porte Julio Caro Baroja sur Marcelino Menéndez y Pelayo dans “Disquisiciones antropológicasˮ est précisément le mien : un homme d’une stature hors du commun, notamment par son érudition, par l’ampleur et le sérieux de ses références, mais un homme au jugement volontiers irritant et discutable, non pas dans ses appréciations littéraires (comme le théâtre de Lope de Vega ou la littérature de la Renaissance) mais dans ses appréciations religieuses et politiques, sur l’histoire de son pays en particulier. Notons par ailleurs qu’après la Guerre Civile de 1936-1939, cet homme fut malheureusement récupéré par la propagande franquiste, propagande qui ne cessa de l’évoquer pour justifier l’injustifiable. Par ailleurs, Julio Caro Baroja rappelle à raison que cette somme considérable a été écrite par un homme fort jeune, désireux de se faire une place en tant que représentant d’un secteur déterminé de la société espagnole.

 

 

 

 

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