Ce long article en deux parties semblera probablement quelque peu désordonné. J’ai tenu à lui conserver son relatif désordre en prenant toutefois garde de ne pas égarer le lecteur. Depuis mes années d’études j’interroge le peuple mongol et son histoire. Ce que j’ai pu lire à son sujet est contradictoire. Pourtant, j’ai trouvé quelques lignes directrices et je les ai suivies. Je me suis souvenu des miniatures persanes, l’un de mes émerveillements d’enfant. Je me suis perdu en rêveries quant à une union entre l’Occident et les Mongols. J’ai laissé à certains moments mon imagination courir sans jamais tourner le dos à l’Histoire. Bref, l’histoire du peuple mongol, surtout à partir de Gengis Khan, n’aura cessé de me tirer par la manche. J’espère que mes interrogations ne lasseront pas le lecteur. Mieux, j’espère qu’il interrogera ce peuple et se perdra à son tour en rêveries, des rêveries soutenues par l’étude.
Gengis Khan, un nom qui aujourd’hui encore stupéfie, terrifie, un nom de fer, de feu et de sang. Enfant et adolescent, je ne le voyais pas autrement. Je l’avais placé dans une effrayante galerie de portraits, en compagnie d’Attila le Hun qui après avoir vainement tenté de conquérir la Perse s’était tourné vers l’Europe. J’avais étudié la bataille des Champs Catalauniques et je me disais non sans fierté que c’est en un lieu situé quelque part dans ce qui est aujourd’hui la France (du côté de Châlon-en-Champagne) que l’expansion de l’empire hunnique avait été stoppée. On évoquait alors volontiers Attila dans les livres scolaires, Attila dont on disait : « Là où passe Attila, l’herbe ne repousse jamais », une remarque qui se transmettait de génération en génération. Dans l’un de mes livres d’histoire, au chapitre consacré à l’invasion des Huns, figurait la peinture de Puvis de Chavannes montrant sainte Geneviève veillant sur Paris endormi (dans la lumière de la pleine lune), reproduction d’une fresque au Panthéon.
Aujourd’hui, ma vision de Gengis Khan a grandement changé ; tout au moins s’est-elle affinée. Il est vrai que les jugements à son sujet sont contrastés, très contrastés, et qu’il est en la circonstance particulièrement difficile de démêler l’histoire de la légende, sans oublier ces vastes zones d’incertitude et d’opacité qui entourent sa vie. On sait que Gengis Khan a favorisé les pires rumeurs à son sujet afin de mieux inviter les peuples à se soumettre sans résister, une technique qui s’est avérée efficace mais qui aujourd’hui encore n’aide pas à une approche « objective » du personnage. Les Chinois ont de lui une vision moins catastrophique que ne l’ont les Russes ou les Musulmans par exemple. Il faut voir ces vidéos arabes consultables en ligne qui décrivent avec luxe de détails (et probablement avec des exagérations propres à une certaine culture portée au ressentiment, à l’invective autant qu’à la plainte) la poussée mongole en terre musulmane et plus précisément la prise de la capitale du califat, Bagdad.
Certes, on reconnaît à Gengis Khan d’avoir unifié les clans mongols, d’avoir imposé un certain apaisement au sein de son peuple, moyennant des luttes sanglantes puis une discipline de fer. Mais après ? Rien que mort et destruction, destruction et mort. Pourtant, un jour, au cours de mes études, en bibliothèque, je me mis à feuilleter puis à lire méthodiquement des études sur Gengis Khan et les Mongols, des lectures qui m’ont amené à nuancer ma perception de celui qui reste le plus grand conquérant de tous les temps. Cette démarche m’avait été inspirée par l’étude de la miniature persane – un émerveillement – qui reste inexplicable sans les Mongols. J’y reviendrai en fin d’article.
Gengis Khan ne détruisait et ne tuait pas pour le plaisir de détruire et de tuer. Il faisait preuve de violence, et radicale, si on lui résistait ou si on ne respectait pas la parole donnée. Il faisait usage des armes mais aussi, et plus encore, de la diplomatie. Il accordait aux ambassadeurs une place prééminente. Celui qui se plaçait sous sa protection sans lui opposer la moindre résistance et qui s’en tenait à la parole donnée pouvait espérer vivre en paix, d’autant plus que Gengis Khan était d’une parfaite tolérance envers les croyances et les pratiques religieuses, chose rare alors et qui mérite d’être soulignée.
L’actrice mongole Khulan Chuluun (née en 1985), connue pour avoir tenu le rôle de Börte, l’épouse de Gengis Khan dans “Mongol”, un film russe de 2007.
Gengis Khan était un homme d’une grande loyauté, un homme qui accordait une importance particulière à la parole donnée, d’où son extrême fureur lorsqu’on la trahissait. Rien à voir donc avec un individu imprévisible et possédé par les démons. A ce sujet, lisez l’article mis en lien et extrait de La Revue de Téhéran, « La conquête mongole de la Perse, ses causes et ses conséquences ». Il révèle combien Gengis Khan était soucieux d’éviter autant que possible la guerre et laisse entendre que si les Perses n’avaient pas remis en question la parole de Gengis Khan, le destin du monde aurait été bien différent et les conquêtes mongoles se seraient peut-être arrêtées à ce pays d’une grande richesse :
http://www.teheran.ir/spip.php?article1866#gsc.tab=0
Retenons ce qui suit de cet article : Gengis Khan n’avait pas dans l’idée d’envahir les contrées perses. « La preuve en est qu’immédiatement après avoir conquis les territoires voisins de la Perse, Gengis Khan envoya une dépêche au gouverneur de l’Empire khorezmien, Alâeddin Mohammad, dans le but d’établir des liens commerciaux et de le saluer en tant que nouveau gouvernant du voisinage : “Je suis le maître des territoires du Soleil levant tandis que vous régnez sur ceux du Soleil couchant. Je souhaite donc que l’on conclue un solide traité d’amitié et de paix” annonçait-il. L’unification des tribus nomades de la Mongolie ainsi que celles des Turcomans, et même l’invasion de la Chine, se firent en causant relativement peu de pertes humaines et matérielles. Voilà pourquoi cette proposition de paix venant de la part du puissant empire naissant ne fut pas pour déplaire aux souverains iraniens dont l’intérêt allait dans le sens de la ratification d’un traité. » On est loin de l’image du destructeur et du tueur si complaisamment véhiculée. Gengis Khan propose l’amitié et la paix, proposition particulièrement bienvenue à l’égard de ce riche pays à la culture millénaire. Il avait depuis longtemps l’idée de développer le commerce, les échanges donc, et il aurait limité autant que possible morts et destructions si… Bien sûr, ce n’est pas avec des si que… Pourtant, permettez-moi de rêver car c’est précisément là que prend place l’une des réactions les plus néfastes de l’histoire, réaction aux conséquences incalculables.
Je rapporte les faits suivants même si certains historiens émettent des doutes plus ou moins marqués sur leur véracité. Le roi iranien, Shâh Alâeddin Mohammad, ne vit pas ce traité d’un bon œil. Il est vrai que certaines informations envoyées par son ambassadeur à Beijing, en Chine, n’avaient pas de quoi le rassurer. Mais outre l’intérêt qu’il concevait à traiter avec ce pays, par ailleurs intellectuellement et spirituellement supérieurement développé (des qualités que Gengis Khan respectait a priori), Gengis Khan ne voulait pas ouvrir un deuxième front alors qu’il était occupé à se battre en Chine septentrionale. Quant à la Perse qui ne cessait de batailler à l’ouest contre les califes de Bagdad, elle avait a priori tout intérêt à sceller une alliance avec les Mongols. Afin de donner plus de poids à sa proposition, Gengis Khan envoya une importante caravane vers la Perse dans l’espoir d’établir des échanges commerciaux. Peine perdue. Elle fut interceptée par le gouverneur kharezmide de la ville d’Otrar (au sud de l’actuel Kazakhstan) qui considérait que ces paisibles commerçants n’étaient que des espions. Ce n’était probablement pas une ruse puisque Gengis Kahn s’empressa d’envoyer trois ambassadeurs (un Musulman et deux Mongols) afin de rencontrer le shah en personne, obtenir la libération des prisonniers et punir les responsables de cet acte. Mais l’affaire ne s’arrangea pas. Le shah fit exécuter les membres de la caravane, tondre deux ambassadeurs (qu’il renvoya chez Gengis Kahn) et décapiter le troisième. L’affront était massif et ne pouvait que conduire à l’affrontement. Gengis Kahn fit mouvement vers l’Empire kharezmien en 1219 et y pénétra. Surpris par cette incursion le shah prit la fuite à l’intérieur de son empire. Je passe sur les détails de cette expédition qui se fit suivant plusieurs axes. L’attitude du shah et la résistance de villes comme Otrar (où l’on avait assassiné les cinq cents membres de la caravane), Inalchuq ou Boukhara, n’incita pas les Mongols à la clémence. Samarkand tomba puis Ourguentch, après l’un des sièges les plus difficiles qu’auront à mener les Mongols. La ville prise s’en suivit un massacre d’une ampleur inégalée. Et ainsi de suite jusqu’au contrôle total de la Perse.
Temüdjin et sa femme Börte dans le film “Mongol”
Qu’il soit permis de rêver et de refaire l’Histoire, pour le rêve et rien de plus, le rêve d’une union spontanée entre les Perses et les Mongols, après acceptation des propositions de Gengis Khan, un fil des steppes désireux d’apprendre, de commercer, capable d’intégrer des hommes aux origines les plus diverses dans son armée, un homme par ailleurs imperméable aux dogmes religieux. Avec du recul, qu’il nous soit permis de regretter le comportement du shah d’alors – en admettant qu’il en ait été ainsi. Et permettez-nous de poursuivre notre rêve. La Perse mongole, la fusion de deux cultures entrées en contact pacifiquement, les Mongols se mettant spontanément à l’école des Iraniens (après s’être mis à celle des Chinois sans lesquels les immenses conquêtes de Gengis Khan n’auraient guère été possibles), la création d’une force combinée irano-mongole partant à l’assaut de l’islam arabe et l’annihilant. La bataille d’Aïn Djalout, une défaite mongole face aux Mameluks d’Égypte, se serait convertie en une victoire pour les Irano-mongols, coup de boutoir final contre l’islam arabo-musulman et sunnite. Le monde d’aujourd’hui ne serait pas ce qu’il est ; et, à dire vrai, je sais ce qu’il serait, mais un monde nettoyé d’un certain islam ne peut être qu’un monde meilleur. Had a dream…
La violence était générale. Gengis Khan a-t-il été plus violent que ceux de son temps ? Ce qu’on a dit de lui a été dit longtemps après sa mort. La rumeur qui a toujours tout amplifié a probablement été de la partie. Gengis Khan le guerrier et le conquérant a aussi été celui qui s’est efforcé de se nourrir d’autres cultures (la chinoise et l’iranienne en particulier) et d’établir des règles destinées à encadrer la violence. Le rapport avec les femmes a été strictement codifié : plus question de les kidnapper (décision pragmatique il est vrai puisque le rapt des femmes était l’une des principales causes de violence entres tribus mongoles, des tribus qu’il fallait unifier pour espérer les lancer à la conquête du monde). Temüdjin – le futur Gengis Khan – interdit l’adultère et la vente des femmes (pour mariage) afin de ne pas favoriser dans le tissu social des points de détresse. Autre avancée, au sujet des héritages garçons-filles. Par ailleurs, il autorise les femmes à avoir accès à des postes dans son armée, une mesure plutôt rare dans l’histoire des sociétés. En résumé : ce chef de guerre a su rassembler des tribus prises dans des luttes constantes où la femme était un enjeu majeur. Il a compris qu’il lui fallait commencer par codifier les rapports femmes-hommes pour espérer unifier les tribus et les lancer à l’autre bout du monde. On peut dire qu’un corpus de codes a préparé les conquêtes.
Gengis Khan a détruit une organisation tribale et clanique pour fonder un peuple, le peuple mongol capable par ailleurs d’admettre d’autres peuples et de les fondre en lui dans une parfaite unité – notamment grâce à sa parfaite tolérance en matière de religion. L’un des principaux outils de cette fusion des peuples, l’armée, une armée organisée selon un principe décimal (voir détails), une armée dont l’organisation, y compris en temps de paix, structurait la société, une société toujours plus ou moins sur le pied de guerre.
La Yassa (ou Grande Yassa), un système de lois, constituait le socle sacré de l’organisation de la société mongole et se transmettait de génération en génération. Elle fut rédigée en transcrivant le parler mongol suivant l’alphabet ouïghour. La Yassa contient notamment des préceptes et des règles qui peuvent nous aider à envisager les Mongols autrement que comme des « sauvages ». On y incite à l’humilité morale (en interdisant par exemple l’accumulation de titres de noblesse), on y établit les modalités du partage des biens du vaincu, les droits des femmes y sont détaillés, le concept de bâtard est aboli, on célèbre la tolérance religieuse (on n’insistera jamais assez sur cette caractéristique du peuple mongol), etc. Bref, le peuple mongol qui certes a beaucoup tué et beaucoup détruit doit aussi être envisagé avec un regard plus profond favorisé par l’étude. On peut discuter du niveau d’application de ces préceptes et règles mais un tel document (tout au moins ce qui nous en est parvenu) peut être placé à côté des grands codes civilisateurs, comme le code d’Hammourabi.
Concernant ce qui pourrait s’apparenter au droit international, les Mongols suivaient un principe aussi simple qu’efficace. Ils partaient du principe que le Grand Khan avait reçu de Dieu (appelons ainsi cette force en laquelle ils croyaient) la mission de conquérir et gouverner la Terre, de manière que leur résister revenait à s’opposer aux desseins de Dieu. Ceux qui se rendaient sans opposer la moindre résistance pouvaient a priori compter sur la clémence du Grand Khan ; dans le cas contraire, le châtiment était terrible. Cette manière de procéder est l’une des caractéristiques des Mongols, plus particulièrement du vivant de Gengis Khan. La stricte discipline imposée à l’armée concernait tous les guerriers, de haut en bas et de bas en haut de la hiérarchie. Elle ne visait en aucun cas à tracasser ou humilier (comme dans certaines armées), elle ne visait qu’à l’efficacité.
L’étude de l’armée de Gengis Khan est non moins passionnante que celle de l’armée d’Alexandre le Grand. On pourrait multiplier les articles à ce sujet. L’arc mongol, particulièrement élaboré, arme légère par excellence du guerrier mongol, nécessiterait un long article à part. Le petit cheval mongol nécessiterait quant à lui un autre long article ; il fut la pièce maîtresse de cette armée, un animal sobre, résistant, objet d’une grande attention. Dans son étude sobre et concise, E. D. Phillips (« The Mongols ». London, Thames and Hudson, 1969), l’évoque. Ce cheval n’est pas monté avant l’âge de deux-trois ans voire plus ; et lorsqu’il est monté une journée, il se voit accordé trois à quatre jours de repos. Ainsi chaque cavalier emmène-t-il à sa suite jusqu’à une vingtaine de chevaux. Ils se nourrissent essentiellement d’herbe fraîche, abondante dans le Nord de la Mongolie mais de plus en plus rare à mesure que l’armée mongole pousse vers l’ouest, vers la Méditerranée. Des historiens ont suggéré que la défaite d’Aïn Djalout pourrait en partie s’expliquer par l’affaiblissement de ces chevaux suite au manque de pâturages – d’herbes fraîche. Dans leur expansion, les Mongols se mirent à utiliser un grand nombre de chameaux qui constituèrent en quelque sorte le train des équipages. lls intégrèrent des techniques venues des Chinois, ce qui leur permit de construire de formidables engins de siège (un art inconnu de ces nomades) et de maîtriser l’emploi de la poudre, notamment pour les fourreaux de mines mais aussi l’artillerie.
Le nom « Mongol » garde aujourd’hui encore une charge négative, inquiétante. Pourtant, les Mongols ne furent pas que des destructeurs et des massacreurs. Et nous leur devons beaucoup, ce que nous ignorons trop souvent, forts de certains préjugés. Ils furent aussi des passeurs entre l’Orient le plus lointain et l’Occident. L’étude de ce peuple peut nous aider à soutenir une vaste rêverie, au sens fort du mot, au sens qu’il a dans le titre du plus beau livre de Jean-Jacques Rousseau, une rêverie qui a probablement porté Sergueï Bodrov dans ce film de 2007 qui retrace la vie de Gengis Khan, de Temüjin.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis