Cet article s’appuie sur la traduction portugaise de « Judaism: A Historical Presentation » (chez Penguin Books Ltd., 1959), « Judaísmo » (chez Editoria Ulisseia, 1959), du rabbin Isidore Epstein (traduction de l’anglais au portugais d’Álvaro Cabral), plus précisément sur le chapitre XVIII intitulé « Filosofia judaica ». J’ai choisi de m’arrêter sur ce chapitre pour une raison simple : nombreux sont les spécialistes, Juifs et non-Juifs, qui se posent la question (nullement malveillante) : il existe des philosophes juifs mais existe-t-il une philosophie juive ?
Rabbi Dr. Isidore Epstein (1894-1962), surtout connu pour avoir été le maître d’œuvre de la première traduction intégrale et publication en anglais du Talmud de Babylone (Soncino Hebrew/English Babylonian Talmud).
Isidore Epstein ouvre ce chapitre en déclarant qu’il n’existe pas de philosophie juive au sens strict du mot, la philosophie faisant appel à la raison et à l’expérience alors que le judaïsme fait appel à la révélation et à la tradition. Pourtant, les arguments qui procèdent de la raison et de l’expérience ne sont pas rares dans la Bible. Ainsi l’esprit de curiosité et le scepticisme, caractéristiques de la démarche philosophique, sont perceptibles dans la Bible, en particulier dans l’Ecclésiaste. Cette inclinaison au rationalisme permit aux Sages d’Israël d’atteindre une conception spirituelle de Dieu en dépit des traces d’anthropomorphisme, nombreuses dans le Livre. Ces Sages arrivèrent d’eux-mêmes à la conclusion selon laquelle ces anthropomorphismes étaient de simples procédés destinés à impressionner l’homme et à le rendre plus attentif au discours biblique. J’ai découvert il y a peu ce commentaire de l’Ecclésiaste par Frédéric Schiffter. Je l’ai trouvé sympathique, à la fois léger et aigu :
https://www.youtube.com/watch?v=iCXk4aNZjWo
Cette tendance anti-anthropomorphique est déjà à l’œuvre dans les Tikkun soferim attribués à Esdras. On note une même tendance dans les traductions araméennes de la Bible (Targumim) mais aussi dans les traductions grecques. Et, précise Isidore Epstein, ces traducteurs n’étaient que des traducteurs et non des philosophes influencés par la philosophie grecque.
C’est le rationalisme qui a conduit les Talmudistes à élaborer à partir de la Bible la philosophie du judaïsme. A ce propos, on ne peut nier l’influence des idées grecques sur le judaïsme talmudique primitif ; mais si elles furent admises, c’est aussi parce qu’elles étaient considérées comme inhérentes au judaïsme (à détailler).
Vers le IIe siècle avant J.-C., au contact des Grecs, la pensée philosophique se répandit chez les Juifs d’Alexandrie. Premier produit de cette influence, Le Livre des Connaissances qui dénonce l’idolâtrie, les mœurs et les coutumes du paganisme, exalte la sagesse, le monothéisme et la foi en un Dieu personnel. L’influence grecque sur l’auteur est claire (à détailler).
Le principal représentant de la philosophie juive à Alexandrie est Philon. C’est lui qui se fixe comme tâche de concilier la théologie scripturale du judaïsme et la philosophie grecque. L’essentiel de son œuvre volumineuse est constitué de commentaires des Écritures hébraïques, une recherche qui, espère-t-il, lui permettra d’y trouver toutes les idées recueillies chez les Grecs, spécialement chez Platon. Pour ce faire, Philon utilise la méthode d’interprétation allégorique, étant entendu que tous les matériaux charriés par les Écritures hébraïques sont sujets à allégories. Il ne nie pas l’historicité des événements rapportés ou le caractère impératif des lois d’Israël. Il laisse simplement entendre que ce qui est rapporté dans la Bible n’est pas destiné à servir à l’homme de guide au quotidien mais à l’inviter vers les hauteurs de la pensée philosophique. La plus importante contribution philosophique de Philon à l’histoire de la pensée philosophico-religieuse est le concept de Logos (traduit en portugais par palavra), une notion grecque qu’il amplifie jusqu’à en faire une personne, « le second Dieu » ou « le fils de Dieu », un instrument de Dieu par lequel Celui-ci se révèle. Le Logos est inférieur à Dieu (rien à voir avec « le Verbe s’est fait chair » des Chrétiens) mais il est le point de passage obligé vers Lui. Selon Philon, Dieu est sans attribut, sans défaut ou qualité. Il est pur être dont on ne peut rien dire. Il est unité statique à jamais inaltérable et pur intellect (immatériel donc). Ainsi Philon parvient-il à concilier son inclinaison franchement platonicienne avec le Dieu de la Bible, Dieu à la fois inatteignable et indicible mais ayant partie liée avec l’homme et le monde – Ses créations.
La traduction portugaise de « Judaism: A Historical Presentation » (chez Penguin Books Ltd., 1959), « Judaísmo » (chez Editoria Ulisseia, 1959), du rabbin Isidore Epstein (traduction de l’anglais au portugais d’Álvaro Cabral)
Mais la notion de Logos est radicalement étrangère au judaïsme. Le Dieu de la Bible est un Dieu vivant. Il fait appel à des intermédiaires pour qu’ils accomplissent Sa volonté – Il n’est en aucune manière inactif. Faire du Logos un deuxième Dieu (un Dieu secondaire) porte atteinte au rigoureux monothéisme juif. Par ailleurs, la méthode allégorique qui réduit les Écritures hébraïques à un traité de métaphysique grecque n’est pas acceptable pour le judaïsme. Certes, le talmudiste fait à l’occasion appel à l’allégorie mais sans jamais réduire la Bible à un guide de contemplation extatique. Philon allégorise jusqu’aux parties narratives de la Bible, poussant ainsi de côté leurs significations historique et nationale relatives au peuple juif. Tout ceci explique le peu d’influence de Philon sur la pensée juive et sa grande influence sur les Pères de l’Église qui trouvèrent là nombre de matériaux pour élaborer cette synthèse pensée juive / pensée chrétienne qui donnera la théologie chrétienne. Ce n’est qu’au Xe siècle, avec l’introduction de la pensée grecque dans le monde musulman, que s’affirme une philosophie juive et elle ne sera pas sans conséquence sur la pensée religieuse juive. De nombreux penseurs juifs participent à ce mouvement. Nous ne retiendrons dans les lignes qui suivent que ceux qui ont eu une influence majeure sur le judaïsme.
Commençons avec Saadia. Il est très influencé par une école de théologie musulmane qui envisage la raison comme moyen de parvenir à la connaissance théologique. Pour Saadia, tout conflit entre révélation et raison est inconcevable étant donné que l’une et l’autre tirent leur origine de Dieu et que l’une ne peut se passer de l’autre pour avancer dans le chemin vers la vérité. Par ailleurs, Saadia examine à la lumière de la raison les vérités révélées du judaïsme. Tout en exposant ses propres vues, il combat ce qui s’y oppose. Par exemple, il rejette la doctrine de cette école de théologie qui refuse le rapport raisonnable de cause à effet (loi naturelle) et qui ne voit comme cause de toute chose que la volonté de Dieu. Par ailleurs, en accord avec ces théologiens musulmans, Saadia considère la Création comme la preuve la plus patente de l’existence de Dieu. Il ouvre l’exposé de son système philosophique en affirmant que le monde a été créé ex nihilo et dans le temps, ce qui lui donne la possibilité d’affirmer l’existence d’un Créateur éternel, omniscient, omnipotent et un (s’opposant ainsi à la Trinité des Chrétiens et au Dualisme des Perses), pur esprit dénué de tout attribut et propriété physique. En conséquence, les passages de la Bible qui contrarient cette vision philosophique du Divin doivent être envisagés sur le mode figuré.
L’homme est au sommet de la Création, objet des attentions de Dieu qui lui a fait don de la Torah. Ainsi, en obéissant à ses commandements, l’homme s’améliore et se rapproche de Lui. Les commandements de la Torah se divisent en deux catégories : les uns s’adressent à la raison (morale), les autres à la révélation (rituel) ; ils se complètent mutuellement. La Torah est éternelle et immuable et elle est liée à l’éternité du peuple juif qui est ce qu’il est en vertu de sa Torah. La Torah n’est en aucun cas séparée de la vie ; elle ne cherche en rien à détourner l’homme du monde au profit de l’adoration exclusive de Dieu, en aucun cas. Afin de permettre aux hommes de se conformer à la Loi, Dieu les a dotés d’une âme et du libre-arbitre, de la capacité de distinguer le Bien et le Mal, en accord avec les normes de la Torah.
L’âme est une fine substance spirituelle, indestructible et immortelle. Elle est liée au corps avec lequel elle forme une unité naturelle dont les éléments seront un jour réunis – la résurrection des morts. Cette doctrine de la résurrection ne peut être ni prouvée ni réfutée par des arguments philosophiques. Elle s’appuie en partie sur la raison et, surtout, elle est en conformité avec la loi naturelle. Il n’est pas question de métempsychose ou de réincarnation des âmes (transmigration). Cette doctrine (tout comme celle du rôle messianique d’Israël) ne peut être réfutée par des arguments.
A partir de Saadia, la philosophie juive va s’épanouir essentiellement en Espagne. Solomon ibn Gabirol est le premier de ses représentants. Il s’intéresse principalement à la relation de Dieu au monde à l’aide de théories néo-platoniciennes de l’émanation (voir Plotin), une voie ouverte par Philon. Il s’en distancie toutefois sur deux points importants : 1 – Il introduit la notion de volonté divine comme intermédiaire entre Dieu et les émanations. 2 – Il voit la matière comme l’une des premières émanations alors que les néo-platoniciens l’envisagent comme la dernière (voir la forme qui modèle la matière et qui est envisagée comme attribut de l’essence). La source première est incorruptible. Elle est Être un et elle est inconnaissable. C’est de Sa volonté qu’est née l’âme du monde faite de matière et de formes universelles qui se sont toujours plus diversifiées sans jamais cesser de tenir les unes aux autres par leur origine commune – matière et forme universelles.
Ce concept de volonté de Dieu placée entre Dieu et le monde permet à Gabirol d’être en accord avec la doctrine biblique de la Création (comme acte intentionnel de Dieu) et, par ailleurs, de mitiger le panthéisme et l’impersonnalisme du néo-platonisme. De plus, cette vision d’une volonté de Dieu agissant sur une matière universelle (d’où procèdent les êtres, corporels et spirituels) laisse sous-entendre un dynamisme universel entraîné par la Volonté divine vers la spiritualisation de la matière. A ce propos, tout en traduisant et en adaptant ces pages d’Isidore Epstein, je me souviens de lectures de Bergson, et cette question me vient : Gabirol n’aurait-il pas influencé Henri Bergson d’une manière ou d’une autre avec, notamment, cette idée d’une spiritualisation progressive de la matière ?
Autre spécificité de la pensée de Gabirol : à aucun moment il ne s’efforce d’harmoniser foi juive et philosophie chrétienne. Toutefois, il se garde de citer la Bible ou le Talmud, sa principale préoccupation philosophique étant de procéder en toute indépendance. Cette attitude explique que son œuvre n’est eu dans un premier temps aucun écho dans le monde juif. Contrairement à d’autres écrits juifs de première importance, l’œuvre de Gabirol dut attendre près de deux siècles avant d’être traduite (de l’arabe à l’hébreu), par Shem Tob ibn Falaquera, et il ne s’agissait que de morceaux choisis. Il semblerait que cette traduction n’ait pas eu que très peu de lecteurs ; et ce fut grâce à la découverte faite par Salomon Munk à la Bibliothèque nationale, à Paris, en 1845, d’un manuscrit de la traduction de Falaquera que l’œuvre et la personne même de Gabirol commencèrent à être connues.
C’est dans le monde chrétien que Gabirol sera le plus lu, avec cette traduction complète et en latin sous le titre « Fons vitæ », mais sous un nom corrompu : Avicebron. Les hommes d’Église supposèrent probablement que l’auteur était un chrétien néo-platonicien et ils l’étudièrent avec une grande application. L’influence de ce penseur juif sera décisive sur la scolastique chrétienne. Elle le sera également au XIIIe siècle pour la structuration de la Kabbale : la volonté de Dieu agissant à l’aide d’intermédiaires afin d’élaborer le monde ainsi que la spiritualisation progressive de la matière sont les préoccupations fondamentales de la Kabbale. Gabirol avait écrit des poèmes religieux avant de travailler à son œuvre principale. Certains seront intégrés à la liturgie synagogale.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis
Voici un poème de Salomon Ibn Gavirol ” toutes mes créatures d’en haut et d’en bas” qui souligne la transcendance et l’unicité de Dieu, toutes les strophes se terminent par le mot אחד, un (la dernière phrase est celle du Shema Israel, Ecoute Israel, l’Eternel est notre Dieu, l’Eternel est Un, ne se trouve pas dans le texte original). Ce piyout est inclus dans les prières des selihot de Rosh Hashana dans les communautés italiennes et orientales.
https://www.youtube.com/watch?v=fW_pacadaYk
Bien amicalement