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Quelques mots à propos de la Révolution française

 

La Révolution française ? Je l’ai toujours envisagée avec une certaine défiance. Je n’éprouve à son égard aucune dévotion et je porte un regard désabusé sur ses groupies. Je n’en suis pas pour autant un contempteur radical. Elle a eu du bon ; par exemple, elle a indéniablement contribué à améliorer la condition des Juifs mais… en refusant tout aux Juifs en tant que nation et en leur accordant tout en tant qu’individu, selon la célèbre formule de Stanislas de Clermont-Tonnerre, un propos terriblement ambigu si on le considère rétrospectivement. Mais il est vrai qu’il faut d’abord le comprendre dans son contexte, bien différent de celui d’aujourd’hui. Écrire l’histoire après coup est bien trop facile ; c’est pourquoi, si on s’y risque, il faut pratiquer cet exercice avec une parfaite modestie. Pourtant, il n’en est pas moins instructif dans la mesure où il permet de prendre conscience, et d’une manière souvent aiguë, douloureuse, de l’écart entre l’image qu’on se faisait alors de l’avenir – style « les lendemains qui chantent » – et ce qu’a donné l’avenir. L’avenir n’est jamais ressemblant.

 

 

J’ai toujours envisagé la Révolution française non sans méfiance, non sans défiance. Ses groupies me font sourire lorsqu’ils ne m’irritent pas. Cette défiance tient à diverses raisons. L’une d’elles domine : je me méfie des idées, surtout de celles qui se prétendent nouvelles. Je les étudie à la manière d’un entomologiste : je les retourne en tous sens avant de les remettre dans leur boîte et leur tiroir.

La Révolution française est née d’idées, des idées avec lesquelles la haute société a joué, par ennui – une manière de se distraire, probablement. Certes, ce désir de concilier la royauté et la Révolution sous la forme d’une monarchie constitutionnelle peut paraître fort louable, après coup. C’est ce qu’espérait La Fayette, pour ne citer que lui. Mais une fois l’attelage excité, il est risqué de monter dans la diligence ; si on y parvient, on court le risque de verser à tout moment. Le parcours politique de Stanislas de Clermont-Tonnerre est de ce point de vue éloquent. Ce partisan d’une monarchie constitutionnelle à l’anglaise (voir les Monarchiens) finit massacré par la populace, le 10 août 1792. La Fayette qui cherche la fortune politique dans les incertitudes de l’heure parvient à se ménager une place dans la diligence qui roule à tombeau ouvert. Il y retrouve Mirabeau, son rival. Tous deux cherchent à freiner la diligence mais rien n’y fait ; et la vitesse ne cesse d’augmenter. Ils comprennent probablement que la monarchie qu’ils ont contribué à ébranler va les ensevelir sous ses ruines. On sait que La Fayette parviendra à s’enfuir, après avoir été déclaré traître à la nation, et que Mirabeau mourra dans son lit, que sa dépouille aura même les honneurs du Panthéon dont elle sera toutefois vite déménagée.

Le roi lui-même avait pensé pouvoir sauver la royauté – et sa tête – en s’appuyant sur les plus modérés des dirigeants révolutionnaires. Pendant ce temps, la branche cadette conduite par Louis-Philippe d’Orléans, duc de Chartres puis duc d’Orléans, Philippe l’Égalité après 1792, faisait ses calculs pour un trône vacant. Il finira sur l’échafaud l’année suivante. On intriguait mais, surtout, on jouait avec les idées – les Idées ! –, ces choses qui peuvent être si terriblement meurtrières et dévastatrices. Les autres monarchies n’ont pas compris ce qui se passait. Elles n’ont pas compris que la Révolution ne s’en prenait pas vraiment à Louis XVI et à la reine mais à un principe ; et qu’au nom de ce principe elles étaient à terme directement menacées, qu’elles seraient entraînées dans la guerre révolutionnaire. Elles regardèrent la France s’enfoncer dans une violence toujours augmentée et qui n’allait pas tarder à franchir ses frontières pour gagner toute l’Europe. La Sainte Alliance ne prit forme qu’une vingtaine d’années plus tard, bien trop tard.

 

 

Le 20 avril 1792, Louis XVI, impuissant, laisse l’Assemblée législative déclarer la guerre à François Ier, roi de Hongrie et de Bohême, accusé de protéger les « Français rebelles ». L’humanité initie l’ère des guerres idéologiques, les plus dévastatrices et les plus meurtrières car conduites au nom d’Idées, ce dont rend compte la déclaration du Girondin Armand Gensonné (qui lui aussi finira sur l’échafaud) à l’Assemblée nationale : « L’Assemblée nationale déclare que la nation française, fidèle aux principes consacrés par sa Constitution, de n’entreprendre aucune guerre en vue de faire des conquêtes, et de n’employer jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple, ne prend les armes que pour la défense de la liberté et de son indépendance ; que la guerre qu’elle est obligée de soutenir n’est point une guerre de nation à nation, mais la juste défense d’un peuple libre contre l’injuste agression d’un roi ». On entre bien dans une guerre non pas entre États mais entre idéologies, soit la guerre révolutionnaire.

Dans un premier temps, il n’y a pas de résistance doctrinale à la Révolution française, il n’y a pas de pensée contre-révolutionnaire d’envergure, rien que des tâtonnements. On défend des intérêts en faveur de l’ordre existant mais sans l’appui d’une philosophie politique. Le roi est déjà plus ou moins écarté et on se demande qui de la Noblesse ou du Tiers état se saisira des rênes du pouvoir. Le premier orateur « de droite » – ou, disons, contre-révolutionnaire – à l’Assemblée constituante est l’abbé Maury. On pensera ce que l’on veut du bonhomme ; pour tout dire je ne me sens pas de son bord et certaines de ses considérations me heurtent frontalement mais j’apprécie au moins la suivante, à savoir que les principaux adversaires de la liberté sont les démocrates car la toute-puissance de la majorité est la négation de la liberté individuelle.

Edmund Burke, un homme pas assez lu, comme ne sont pas assez lus les vrais anticonformistes, ceux qui ne sont le produit d’aucune mode et que les masses boudent voire invectivent car elles n’ont jamais fait que soutenir l’anticonformisme à la mode, soit le pire des conformismes. La pensée contre-révolutionnaire ne commence à se structurer qu’après l’ébranlement du système monarchique ; mais il est vrai que dans l’histoire les contours n’apparaissent que lorsqu’ils sont attaqués.

 

 

Edmund Burke est un penseur passionnant, tout au moins me passionne-t-il depuis que j’ai lu son ouvrage principal, « Réflexions sur la Révolution en France » (Reflections on the Revolution in France), dans une traduction française puis dans l’original. Edmund Burke insiste sur l’importance du préjugé, un mot qui sous sa plume s’apparente au Volksgeist de Johann Gottfried von Herder, soit « l’esprit populaire ». Il l’oppose à ces Idées sorties du chapeau d’un magicien comme la « déesse Raison », suivie du « dieu Progrès » et des « prêtresses de la Philosophie ». Mais, tout d’abord, entendons-nous à propos du préjugé (prejudice) tel que le conçoit Edmund Burke dans le lien suivant où on lira : Prejudice is not to be confused with merely arbitrary opinion. Rather, by prejudice Edmund Burke meant the “untaught feelings” and “mass of predispositions” supplied by the collective wisdom of a people :

http://www.firstprinciplesjournal.com/print.aspx?article=554&loc=b&type=cbtp

Selon Edmund Burke, le préjugé n’est pas étranger à la raison – il est étranger à la Raison, cette déesse en carton-pâte bricolée dans un fond de cour en une nuit et imposée dès le lendemain au peuple. Le préjugé ou, plus exactement, les préjugés sont un ensemble raisonnable qui s’est constitué au cours des générations. Les préjugés sont les éléments constitutifs de l’empirisme organisateur. On retrouve-là l’esprit anglais.

Pour bien comprendre Edmund Burke, il faut donc commencer à soustraire le mot prejudice au sens péjoratif que lui ont donné Voltaire et les Encyclopédistes, il faut le faire au nom de la connaissance. Que l’on préfère Voltaire à Edmund Burke est une autre affaire – je ne suis pas ici pour distribuer ma propagande. Edmund Burke montre par ailleurs que ce qui est naturel est le produit d’une longue maturation. En conséquence, le naturel n’est pas (l’) universel mais (le) particulier. (A ce propos, je me permets une parenthèse. C’est le particulier qui conduit à l’universel et le nourrit, qui fait que l’universel est autre chose qu’une coquille vide que parcourent des courants d’air. Si le peuple juif est le peuple  universel par excellence, c’est d’abord parce qu’il est le peuple particulier par excellence, un peuple infiniment héritier, le peuple de la mémoire et qui invite à la mémoire, à se souvenir, à ne pas oublier. C’est aussi pourquoi je l’interroge. C’est aussi pourquoi ce blog a pour nom « Zakhor », Zakhor et Shamor…)

Mais je me suis égaré et j’en reviens à Edmund Burke. Il donne un exemple à l’appui du préjugé tel qu’il l’entend : la Constitution britannique est excellente parce qu’elle procède de la tradition britannique et, de ce fait, elle n’est excellente que pour ceux qui se rattachent à cette tradition. Edmund Burke dénonce l’esprit de géométrie en politique et ses effets néfastes ; et pour illustrer son propos, il s’en prend aux jardins à la française, à leurs géométries, et il vante la supériorité des jardins à l’anglaise qui respectent la nature et ne font pas table rase…

Edmund Burke ne s’attarde pas aux manifestations de la Révolution française, à ses fêtes sanglantes ; il pénètre à l’intérieur de cette machinerie et en observe les mouvements. C’est Edmund Burke qui va permettre l’émergence et la structuration de la pensée contre-révolutionnaire. Idée fondamentale contenue dans « Réflexions sur la Révolution en France » : une Constitution ne se fabrique pas ; elle ne vaut que si elle s’est élaborée dans la durée (des siècles) et les contingences. Or, la Révolution française est une révolution doctrinale et de dogme théorique, avec l’Idée placée au zénith.

 

 

Autre idée fondamentale contenue dans cet ouvrage d’Edmund Burke : le pouvoir a été conçu par la sagesse humaine afin de répondre aux besoins des hommes ; parmi ces besoins, le plus urgent, restreindre suffisamment les passions. De ce fait, la contrainte comme la liberté figurent au nom des droits de l’homme. Cet équilibre entre la contrainte et la liberté ne peut être assumé par des institutions dépersonnalisées. L’idéologie démocratique de la Révolution française a été activée par une philosophie mécanique, une philosophie – de fait, une idéologie – contraire à l’extrême complexité de la vie humaine, complexité que l’idéologie veut simplifier dramatiquement et à grand renfort de discours truffés de slogans. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la DDHC, a priori sympathique, n’est qu’un raisonnement a priori, un raisonnement qui n’a aucune prise sur la masse énorme et complexe des passions et des intérêts humains qu’active la vie sociale.

Fort de ce constat, Edmund Burke dessine les deux qualités d’une vraie politique, le penchant à conserver et le talent à améliorer. Et il se moque en passant de l’Assemblée nationale qui ne juge pas que le temps soit un moyen nécessaire et qui se fait gloire d’accomplir en quelques mois le travail de siècles. L’artisan manipule avec délicatesse et prudence les matériaux dont il dispose. Les idéologues (et parmi eux les têtes de la Révolution française, les premiers vrais idéologues de l’Histoire) quant à eux manipulent les hommes et les sociétés avec rudesse et sans la moindre précaution. Ils font fi de la complexité, de l’extrême complexité de la vie sociale. L’homme n’est plus Ein mensch mais Ein stück, simple matériau à la disposition de l’Idée, d’une idéologie.

Il y a plus de démocratie chez les contre-révolutionnaires (parmi lesquels Edmund Burke) qui s’efforcent de tirer avantage de la banque générale et du capital des nations et des siècles (on en revient à la valeur du prejudice) que chez les démocrates modernes qui jouent au poker avec cette banque et ce capital. Le mot démocrate est un mot atrocement fourre-tout comme l’est socialiste.      

Ci-joint, « Regard d’Edmund Burke sur la Révolution française » de René-Jean Dupuy :

https://www.persee.fr/doc/irlan_0183-973x_1998_num_23_2_1459

Ci-joint, « La bataille de l’émancipation » de Michel Winock (où il est notamment question de l’abbé Maury) :

http://www.lhistoire.fr/la-bataille-de-lémancipation

Olivier Ypsilantis

 

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