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Franz Kafka, notes retrouvées – A/H

 

En souvenir de Michel Hecht récemment décédé, en souvenir de nos longues conversations (souvent tard dans la nuit) sur Franz Kafka dont il me parlait comme on parle d’un ami, d’un frère.

 

Ces pages sont constituées de notes retrouvées (des notes années 1980 et 1990 pour l’essentiel) et retravaillées – avec nombreux retraits et quelques ajouts. Mes notes sur Franz Kafka pourraient à elles seules constituer un livre assez épais. Je les ai enregistrées dans la mémoire informatique et relues. Peut-être les publierais-je. J’ai malgré moi tellement désincarné Franz Kafka (influencé par une certaine critique qui, si elle n’est pas dénuée de qualité, ne peut se suffire à elle-même comme elle le laisse entendre trop souvent) que je me suis raccroché par la suite à maints détails de sa vie, très aidé par Klaus Wagenbach. J’ai par exemple appris que Franz Kafka voyageait et échappait assez régulièrement à « la petite mère » (Prague), à ses griffes, qu’il n’était pas confiné dans son bureau de juriste, qu’il se rendait fréquemment sur le terrain (des usines de Bohême septentrionale), qu’il savait rire et, surtout, provoquer le rire, qu’il séduisait les femmes sans jamais chercher à les séduire. Peut-être ai-je pris Franz Kafka trop au sérieux – ou pas assez au sérieux…

J’ai longtemps cru que je n’échapperais pas à Franz Kafka. Souvenez-vous, il écrit quelque part : « Prague ne nous lâchera pas, la petite mère a des griffes ». J’ai longtemps cru que je n’échapperais pas à Franz Kafka… Je ne sais si Franz Kafka a des griffes, mais j’ai longtemps cru que je ne lui échapperais pas… Et d’abord parce qu’il est tellement Prague et que Prague est tellement lui. Ce processus d’identification est pour ma part particulièrement marqué : j’ai visité Prague avant la chute du Rideau de Fer qui séparait l’Europe en deux ; et Prague était alors noir et blanc, comme ces photographies qui montrent Franz Kafka à Prague et qui, entre autres photographies, ont été réunies par Klaus Wagenbach dans une somme publiée chez Belfond.

Dans un petit texte, Elie Wiesel place Franz Kafka dans la lignée spirituelle du hassidisme. Il constate qu’un certain nombre de ses paraboles rappellent les contes de Rabbi Nachman de Brazlav (1772-1810). Outre une similitude d’ambiance, des similitudes biographiques (à détailler). Dans cette similitude d’ambiance ou, disons, spirituelle, le rire, le rire qui est en bonne place dans l’œuvre de l’un et de l’autre ; le rire hassidisme de Rabbi Nachman porte loin ; le rire de Franz Kafka est contenu mais non moins considérable. Franz Kafka riait, et à l‘occasion riait aux éclats, surtout lorsqu’il lisait ses écrits. On a même affirmé que le but premier de Franz Kafka était de faire rire. Je ne sais ; mais j’imagine volontiers une collaboration Franz Kafka / Buster Keaton, entre autres collaborations.

 

Franz Kafka (1883-1924) en 1906

 

Autre communauté d’ambiance : Franz Kafka et Jiří Kolář, ses Froissages de Prague.

Le marxisme n’aime pas l’humour ni l’angoisse et encore moins l’humour angoissé qu’il voit comme une sape bourrée d’explosifs, creusée sous son enceinte fortifiée, et susceptible d’ouvrir une brèche ; aussi l’œuvre de Franz Kafka n’est-elle jamais entrée dans les bonnes grâces des régimes qui se réclamaient du marxisme.

Les trois sœurs de Franz Kafka ont été assassinées par les nazis.  On peut dire sans ironie que les seuls membres de la famille Kafka qui ont échappé aux nazis sont ceux qui sont morts avant qu’ils ne viennent au pouvoir, soit : le père, Hermann, mort en 1931 ; la mère, Julie, morte en 1934 ; Franz, mort en 1924 ; sans oublier les deux petits frères : Georg, né en 1885, mort à quinze mois ; Heinrich, né en 1887, mort à six mois.

Franz Kafka naît et grandit dans une Europe où les États-nations ne dominent pas et où les « nationalités » cohabitent bon gré mal gré au sein d’États dynastiques où l’identité de chacun ne va pas de soi et doit se déterminer selon un processus tortueux et stratifié. La Grande Guerre fait voler en éclats ce panorama. Franz Kafka naît juif dans le royaume de Bohême dont les habitants sont encore sujets de l’Empereur d’Autriche-Hongrie. Stimulée par l’Émancipation (1848-1867), une partie de la population juive se lance dans la compétition sociale, quitte à écorner la tradition, voire à la mettre au placard. A ce sujet, l’histoire des parents de Franz Kafka est éloquente. Parmi les instruments de la promotion sociale, la langue allemande dont le Juif ne peut faire l’économie s’il veut gravir les échelons. C’est pourquoi de l’école primaire à l’Université de Prague, Franz Kafka ne fréquente que des établissements allemands.

En 1900, les Allemands ne représentent que 7 % de la population de Prague ; et au sein de cette population, les Juifs sont majoritaires. Pour reprendre la remarque de Marthe Robert, ils sont plus « germanisés » qu’« assimilés ». Par ailleurs, dans le quotidien, les Juifs préfèrent faire usage du tchèque. Cette double culture explique l’influence notable de la communauté juive de Prague sur la vie intellectuelle et culturelle de la ville. Les Juifs « germanisés » se trouvent potentiellement doublement menacés par les Tchèques, majoritaires, qui, entre autres revendications, veulent faire prévaloir les droits de leur « nation », notamment dans le domaine linguistique face à Vienne et aux Allemands de Bohême. La singularité de Franz Kafka s’inscrit dans une singularité historique – ses trois « nationalités ».

L’immense pouvoir d’attraction qu’exerce la Russie – l’espace russe – sur Franz Kafka. Et, de fait, peu de ses écrits m’ont autant fasciné (captivé dans une ambiance) que ce court récit : « Souvenir du chemin de fer de Kalda » que je me suis employé à illustrer à la pointe sèche à partir de croquis faits dans la grande plaine de Hongrie (l’Alföld), au début des années 1980. L’ambiance noir et blanc se voyait confirmée par le régime socialiste. A ce propos imagine-t-on d’illustrer Franz Kafka autrement qu’en noir et blanc ? Son illustrateur le plus ambitieux est à ma connaissance Louis Mittelberg (pseudonyme, Tim) qui a accompagné son œuvre complète (Cercle du livre précieux, édition critique établie sous la direction de Marthe Robert et publiée en huit volumes de 1960 à 1965), avec des dessins tracés d’un trait nerveux, gracile presque, et douloureusement embrouillé. Et qui de mieux approprié pour illustrer l’œuvre de Franz Kafka qu’Alfred Kubin, du noir en blanc encore ?

Une vue du palais Kinsky, avec, à droite, le magasin du père, Herman Kafka.

 

Franz Kafka docteur en droit. A l’automne 1907, il devient employé dans une compagnie d’assurances sociales, la Compagnie (semi-étatisée) d’assurances contre les accidents du travail pour le royaume de Bohême. Il ne changera plus de profession et d’employeur. Retraite anticipée en 1922, soit deux ans avant sa mort. J’ai lu tant de choses au sujet de ses rapports avec son travail d’employé, tant de choses contradictoires, beaucoup écrites sur un ton péremptoire voire pathétique. A ce propos, où sont ses écrits professionnels ? Dispersés, égarés, en (grande) partie détruits ? On rapporte que dans les dernières années de sa vie, Franz Kafka a fait part à Milena Jesenská et à Max Brod de sa profonde répugnance à se soustraire à son travail d’assureur et de juriste, y compris pour des raisons de santé. Maurice Blanchot a montré Franz Kafka écartelé entre sa vocation d’écrivain (une vocation bien définie dès les années le lycée) et tout ce qui la contrariait – une remarque probablement pertinente pour les débuts, moins pour les années qui suivirent.

Franz Kafka a vécu chez ses parents jusqu’en 1914 ; il avait la trentaine passée. Et j’ai pensé à lui, par des voies indirectes (il s’agit d’un essai féministe), en lisant le petit livre de Virginia Woolf, « A Room of One’s Own », écrit en 1928. Je suis certain que Franz Kafka aurait souri en le lisant – un sourire de reconnaissance.

Voir l’épisode de l’usine d’amiante achetée par l’un de ses parents par alliance, en décembre 1911, usine où Franz Kafka doit représenter son père, Hermann, et s’occuper de la structure juridique de l’entreprise. Franz Kafka qui travaille par ailleurs à la Compagnie d’assurances contre les accidents du travail pour le royaume de Bohême voit son temps d’écriture menacé et pense même au suicide. Ci-joint, un lien où il est question de cette usine, dans une note en bas de page. J’ignorais certains détails de cette affaire rapportés par Reiner Stach, notamment quant à cette recapitalisation faite à l’instigation de Franz Kafka :

http://oeuvresouvertes.net/spip.php?article3283

Un élément central (et discret) dans la vie de Franz Kafka, un fait minime en regard de l’Histoire : sa rencontre avec une petite troupe de comédiens juifs de Varsovie et dirigée par Isaac Löwy, à l’automne 1911. Cette rencontre active chez Franz Kafka un questionnement aussi vaste que profond sur le judaïsme, un questionnement qui ne le quittera plus. Cette rencontre l’incite à préciser l’idée qu’il a de sa vocation d’écrivain et sa place dans l’Histoire. Lui, le Juif dont les parents ont en quelque sorte mis le judaïsme au placard afin de ne pas porter préjudice à leur promotion sociale et qui s’en tiennent à un judaïsme formaliste. Franz Kafka donc se découvre à la charnière de deux manières de vivre le judaïsme, celle de l’Est (de l’Europe orientale) et celle de l’Ouest (de l’Europe centrale), mais aussi à la charnière de la littérature allemande (Franz Kafka écrit en allemand) et les littératures « mineures », juive de Varsovie et tchèque, des littératures en prise avec le peuple, son authenticité et sa vitalité.

De Kavka à Kafka, le choucas. Le texte mis en lien, « Kafka et le nom impropre » est riche en détails d’une belle acuité :

http://journals.openedition.org/germanica/1801

Dans ce texte, on lit notamment : Franz Kafka « s’appelle Amschel en hébreu, ce qui signifie merle en allemand, mais lui rappelle surtout le souvenir d’un aïeul mort prématurément » ainsi qu’il le note dans son Journal. « Enfin, le nom Kafka est lié à un troisième réseau associatif : en tchèque, kavka signifie le choucas, le corbeau, la corneille. C’est l’emblème choisi par Hermann Kafka pour son magasin, mais surtout un symbole de morbidité pour Franz, qui associe toujours le cri des choucas aux ruines. Il écrit ainsi dans le Journal de 1910 : « J’aurais dû être ce petit habitant des ruines qui prête l’oreille aux cris des choucas ». Notons par ailleurs que Franz Kafka a une tête d’oiseau (dans certaines photographies plus que dans d’autres), ce qu’a exprimé le caricaturiste David Levine avec ses fins réseaux de traits densément et diversement entrecroisés. Voir la somme iconographique de Klaus Wagenbach, publiée chez Pierre Belfond en 1983. En page 36 de cette somme, l’emblème commercial du magasin du père : un choucas. On peut y détailler une version avec l’oiseau perché sur une branche de chêne (un arbre dont la symbolique se rattache au Mouvement national-allemand) et une version politiquement plus neutre où les feuilles de chênes ont été remplacées. Il est curieux de constater qu’en français choucas partage phonétiquement une syllabe avec Kafka, que leur dernière syllabe se répondent.

A propos de choucas, il y a dans l’œuvre de Franz Kafka une immense présence (à caractère volontiers symbolique) des animaux : des souris (voir son dernier récit, écrit alors que la tuberculose va l’emporter, « Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris ») et des rats (je pourrais en revenir au récit « Souvenir du chemin de fer de Kadla », en passant par les insectes (voir notamment « La Métamorphose »), etc.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

 

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