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Les Juifs en pays arabes, une condition de colonisé – 1/2 (En lisant Georges Bensoussan)

 

« La fin de la servitude juive apparaît comme un traumatisme majeur dans l’économie psychique du monde arabo-musulman. “Sans le lien de la servitude, l’autorité perd son fondement. Née de ce lien, elle s’éteint avec sa défection” », Georges Bensoussan, à la fin du chapitre VIII de « Juifs en pays arabes. Le grand déracinement, 1850-1975 »

 

 

Cet article s’appuie sur le chapitre III, « Une condition de colonisé », de la somme de Georges Bensoussan, « Juifs en pays arabes – Le grand déracinement, 1850-1975 »

Fin XIXe siècle. L’image du Juif prend en pays arabe la figure du mépris qui sera remplacée par celle du traître.

La figure du mépris ? Charles de Foucauld l’a expérimentée, en 1883, alors qu’il s’était déguisé en juif. Dans le monde arabo-musulman d’alors, le Juif n’est qu’un dhimmi. Il n’obsède pas, même sur le plan théologique. La passion anti-judaïque vient essentiellement des Chrétiens, à commencer par les Chrétiens convertis à l’Islam. La polémique théologique musulmane contre le judaïsme est d’abord activée par les sources chrétiennes pré-islamiques « introduites dans le milieu musulman par les conversions en masse des Chrétiens. Ces sources provenaient elles-mêmes de la tradition antijuive héritée de l’Antiquité, et réactualisée par les Juifs convertis au christianisme », ainsi que le rapporte Bernard Lewis dans « Juifs en terre d’Islam ».

Le mépris est un code culturel dans ce monde arabe. Au Yémen, par exemple, il prend une forme extrême : le Juif est préposé au ramassage des excréments et des charognes d’animaux dans les quartiers musulmans et il relève les cadavres des non-musulmans. La figure du dhimmi, le Juif en l’occurrence, est sous-tendue par l’économie psychique et les structures qui organisent le monde arabo-musulman : l’islam est avant tout une religion de soumission, la servitude – voire l’esclavage – est la clé de voûte de cet ensemble.

Dans ce cadre mental, le Juif se voit féminisé, la femme représentant dans ce monde l’image même de la soumission. Cette image du « Juif femme » n’est pas absente de l’Occident chrétien où le Juif est assimilé à la sorcière et ses menstrues. En terres arabes, cette image du « Juif femme » est si forte que celui-ci peut se rendre chez une Musulmane (qui par ailleurs ne peut recevoir de « vrais » hommes, à savoir des Musulmans) pour y pratiquer son métier, le colportage par exemple.

Le Juif, le dhimmi, est un peureux, un apeuré, un pleutre, celui qui reçoit des coups mais n’en rendra aucun, celui qui lorsqu’on le frappe s’incline et se tait, et s’écrase au sol au point de s’y confondre. Pourtant, ce Juif méprisé inquiète. C’est pourquoi l’accusation de crime rituel, ce produit d’importation venu du monde chrétien, va faire fortune dans le monde arabe.

Le Juif est le souffre-douleur attitré : on passe sur lui ses frustrations, ses inquiétudes, ses ressentiments. Et aucun Juif n’est épargné, pas même les Juifs de cour. Souvenez-vous du vizir juif Joseph ibn Naghrela tombé en disgrâce auprès de son maître, le sultan, et qui fut lynché par la populace, à Grenade, un meurtre qui donna le coup d’envoi au meurtre de la communauté juive de la ville, le 30 décembre 1066.

Révolte antifiscale, augmentation soudaine des prix, pression d’une puissance étrangère en terre arabo-musulmane (comme celle de la France au Maroc) et la foule se dirige vers le mellah (avec généralement la complicité du pouvoir) pour se défouler tout en espérant se remplir les poches, étant entendu que les Juifs dorment sur des sacs de pièces d’or (?).

Les Juifs d’Orient intéressent peu en cette fin XIXe siècle et en ce début XXe siècle. On les voit comme de braves gens, très superstitieux et peu intelligents qu’il conviendrait d’éduquer, une vision proche de celle qu’ont les Juifs allemands des Juifs des ghettos d’Europe orientale, de Pologne notamment. Les Ashkénazes éprouvent envers ces Juifs « totalement arabisés » de l’embarras et parfois même de la répulsion. A l’occasion pointe un sentiment de solidarité mais embarrassé : on craint de heurter les populations arabes en dénonçant la condition faite aux Juifs.

 

 

L’Alliance israélite universelle se propose d’éduquer ces populations juives en terres arabes, populations qu’elle présente comme crétinisées, pour faire simple. On peut lui reprocher cette appréciation mais elle traduit une détresse, et l’état de ces populations est effrayant, intellectuellement, physiquement, moralement. L’Alliance comprend confusément que sous la crasse et l’hébétude, il y a autre chose que du crétinisme ou de la stupidité. Des notables juifs sont également coupables de cette situation, bien que dans une moindre mesure : ils craignent que la diffusion de l’instruction chez leurs coreligionnaires n’en fasse des rivaux et ne menace leur situation. Certes, il y a aussi le « regard colonial » et le choc culturel que provoque la rencontre de deux mondes ; il n’empêche, les enquêtes statistiques, économiques et démographiques convergent et dessinent une situation accablante.

A cette situation de dhimmi s’ajoute la peur constante, une peur tantôt sourde tantôt ouverte, comme dans le Maroc des années 1880-1910. La coexistence parfois chaleureuse entre Juifs et Arabes peut à tout moment basculer si ces derniers jugent que leurs dhimmis oublient leur dhimmitude. Les Juifs naissent et meurent avec la peur ; et cette peur ne suscite aucune solidarité. Seule compte la réussite individuelle. Il s’agit de survivre individuellement, dans l’inquiétude d’être juif qui taraude et dont on a volontiers honte. On se déjudaïse, ce qui fragilise encore plus les individus. On en vient à précéder son persécuteur, à se faire encore et toujours plus soumis dans l’espoir d’être accepté sans rien comprendre au mécanisme de la soumission, par manque de recul, par fatigue aussi. Le dhimmi est un individu épuisé. Il est devenu sa propre prison.

 

 

L’action de l’Alliance Israélite Universelle (A.I.U.) va toutefois modifier petit à petit l’attitude des dhimmis, et bien avant 1914. Ils réclament justice devant le sultan. Les Juifs d’un mellah repoussent leurs assaillants à coups de fusils, en 1894, et ce n’est pas le seul cas. En 1919, des Juifs rossent à Casablanca et en pleine rue, un plumitif antisémite. Il est difficile de sortir de cette oppression, de cette lâcheté dont il faut faire preuve pour espérer survivre. Non, le Juif n’est pas lâche, menteur et vénal, il lui faut simplement survivre. Peut-on porter la tête haute lorsqu’on est un esclave ? Jean-Jacques Rousseau a dit comment l’oppresseur modèle l’immoralité de l’opprimé. Yomtov Sémach, au Yémen, note à propos des Juifs du pays : « Ce qui leur manque, c’est l’ordre, la méthode, les manières, la confiance en eux-mêmes ; sous l’oppression arabe, ils s’aplatissent, ils rampent dans la poussière, ils sont méprisés ». Et en note (note 119, page 846-847), on peut lire : « Sans souci d’amalgamer des situations aussi dissemblables, il faut pourtant lire ce que le professeur d’hébreu Haïm Kaplan, enfermé dans le ghetto de Varsovie, note dans son Journal sur les effets de la pire oppression qui soit sur la conduite morale : “Disparu l’esprit de la fraternité juive, écrit-il le 4 janvier 1942. Les mots “compatissant, modeste et charitable” ne valent plus pour nous. Les mendiants du ghetto qui tendent la main en implorant : “Cœurs juifs, ayez pitié !” se rendent compte que les cœurs tendres sont devenus des cœurs de pierre. (…) Il est douloureux de reconnaître que notre morale collective a fortement décliné depuis qu’on nous a fait entrer de force dans le ghetto. Au lieu de nous unir et de nous rapprocher, nos souffrances ont nourri les dissensions et la discorde entre frères. (…) L’instinct de conservation a endurci nos cœurs et nous a rendus indifférents aux souffrances d’autrui. Nos valeurs morales sont profondément corrompues. (…) C’est le nazisme qui a contraint les Juifs polonais à cet avilissement. Le nazisme a mutilé l’âme plus encore que le corps”. »

En terre arabo-muslmane, le dialogue religieux entre Juifs et Musulmans n’est alors pas exclu ; il est même plus facile qu’en terre chrétienne. On sait par exemple qu’à la fin du XVe siècle, les Juifs d’Espagne introduisent dans le monde musulman des interprétations mystiques de la Loi héritées en particulier de la Kabbale. L’influence arabe est marquée chez Maïmonide dont le « Guide des égarés » est rédigé en arabe, un livre longtemps lu par les Musulmans. Même influence chez Saadia Gaon, première grande figure rabbinique à écrire en arabe. Certes, une certaine proximité dogmatique favorise alors le dialogue judéo-musulman ; mais des divergences théologiques de fond séparent Juifs et Musulmans : tandis que le judaïsme voit l’homme libre de sa destinée (Dieu ne cesse d’offrir à l’homme le choix entre la vie et la mort), l’Islam le voit soumis, prédestiné.

Le fossé économique, social et culturel entre Juifs et Musulmans n’a pas été creusé par l’arrivée des colonisateurs européens, à l’exception du Yémen et du Maroc de l’intérieur. Elle l’élargit dans la mesure où, pour l’immense majorité des Musulmans, les dhimmis (les minorités, à commencer par les Juifs) vont s’efforcer de tirer profit de cette nouvelle situation tandis que les majorités vont se sentir sur le déclin, et d’abord parce que dépossédées de leurs dhimmis. Presque partout dans l’Orient arabe, les Juifs présents dans l’économie locale s’enhardissent car ils savent qu’ils sont soutenus par de vastes organisations juives transfrontalières. Cet appui dont bénéficient les Juifs inquiète les Arabes qui éprouvent toujours plus ces derniers comme des étrangers et non plus comme leurs dhimmis. Par ailleurs, l’émergence du nationalisme arabo-musulman se nourrit aussi de l’antisémitisme européen. Ce nationalisme est à la fois anti-occidental et antisémite. La situation des Juifs ne peut que les rendre favorables aux interventions européennes, ce que les Arabo-musulmans ne parviennent pas à comprendre ; et ils les jugent toujours plus comme des traîtres en puissance. Ajoutons à cet inquiétant tableau la progression du sionisme dans le monde arabe, en Palestine notamment et à partir des années 1920. Georges Bensoussan note : « La Palestine n’invente pas une situation lourde de violence, elle la révèle. Elle ne fait qu’assombrir un tableau déjà sombre. D’ailleurs, ce n’est pas tant l’affaire palestinienne que le monde arabe ne supporte pas, mais l’émancipation en tant que telle. »

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

 

4 thoughts on “Les Juifs en pays arabes, une condition de colonisé – 1/2 (En lisant Georges Bensoussan)”

  1. Quel choc, Quelle révélation ! Fils de juif d’Algérie, je lis ici ce que j’ai ressenti depuis toujours et que vous décortiquez au scalpel. Quelle justesse, Quel effroi !

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