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En lisant Léon Askénazi – 6/7 (La parole et l’écrit – Penser la tradition juive aujourd’hui)

 

« Les sources hébraïques du christianisme » (publié dans Dialogue, en janvier 1991) :

Le dialogue entre Juifs et Chrétiens ne procède pas d’une motivation théologique mais d’une volonté de réparation et de ressourcement. Le différend ne se limite pas à un malentendu facilement surmontable. Ce dialogue par ailleurs louable repose sur une asymétrie fondamentale. En effet, d’un côté le judaïsme peut se penser en dehors de toute problématique chrétienne ; de l’autre côté, le christianisme ne peut se connaître sans une claire perception de ses sources hébraïques. Par ailleurs, le judaïsme ne cherche pas à convertir : pour lui, la voie vers la vérité et le salut n’est pas unique. Le christianisme quant à lui envisage sa mission d’évangélisation comme primordiale. A ce propos, on peut affirmer qu’il aurait renoncé à convertir les Juifs si un dialogue avait vraiment abouti. Léon Askénazi : « Sur le plan historique, les choses étant ce qu’elles sont, il est incontestable que là où nous (les Juifs) recherchons un but pragmatique et stratégique, les Chrétiens se préoccupent de la fondation d’un nouvel œcuménisme, de la réparation des erreurs commises et d’une recherche des sources juives du christianisme. »

Le nœud du problème est théologique : la divinité de Jésus et son identification au Messie impliquent un divorce total entre Juifs et Chrétiens, sans oublier la perception d’Israël par la conscience chrétienne : soit le « mystère d’Israël », une perception qui repose « sur la base de la conviction qu’Israël s’incarne désormais dans la chrétienté et que les Juifs ne sont plus qu’une survivance d’une ancienne alliance dépassée ». Léon Askénazi : « Or, avec la Shoah, des Chrétiens de bonne foi ont découvert que, peut-être, le martyre des Juifs est plus analogue au Messie souffrant que ne l’est la vie des Chrétiens. J’ai personnellement été témoin de cette expérience-là, pendant la guerre, sur le front d’Alsace, lors d’une conversation avec l’aumônier catholique de notre unité. Il m’avait dit par une nuit très froide de l’hiver 1944, alors que nous échangions des conseils pour assister l’agonie éventuelle d’un soldat de l’autre confession, qu’il était très inquiet de découvrir le paroxysme de la souffrance des Juifs. Nous commencions à découvrir à ce moment-là ce qui s’était passé dans les camps nazis. Son expression m’est restée en mémoire : “Peut-être êtes-vous plus Israël puisque vous souffrez plus que nous !” ».

 

Felix Nussbaum, « Autoportrait au passeport juif » (1943)

 

Léon Askénazi est convaincu de la sincérité de certaines consciences chrétiennes face au traumatisme de la Shoah. Elle a permis à nombre de Chrétiens de réévaluer les sources hébraïques du christianisme ; mais aussi, cette sincérité peut être mal intégrée et conduire à l’affaire du Carmel (d’Auschwitz), à la béatification d’Edith Stein, etc., bref, à la récupération de la Shoah à des fins chrétiennes ce qui est à proprement parlé accablant, terrifiant.

Léon Askénazi : « Je crois que le Dieu unique est Providence de toutes les créatures ». Il ne s’agit donc pas pour le judaïsme de repousser la chrétienté dans les ténèbres. Il n’empêche que le judaïsme attend une épuration de la foi chrétienne, l’éradication d’ambiguïtés afin de parvenir à une authentification de l’identité chrétienne, étant entendu que « pour être chrétien, et même bon chrétien, il est nécessaire de connaître la place du judaïsme en tant qu’authentique héritier des Hébreux ». Dans cette entreprise considérable sur la conscience chrétienne, les théologiens juifs ont le devoir d’aider cette dernière.

Il peut sembler prétentieux de dire que le judaïsme est à même de se penser en ne faisant appel qu’à lui-même – contrairement au christianisme. Le judaïsme n’aurait-il donc rien à apprendre de l’expérience chrétienne ? Léon Askénazi apporte les précisions suivantes. Selon la tradition juive chaque manière d’être homme a tendance à privilégier une valeur en particulier. La chrétienté a mis l’accent sur la vertu, la charité et l’amour. Que ces qualités n’aient pas nécessairement animé les sociétés chrétiennes est une autre affaire. Il n’empêche qu’à l’échelle individuelle, des consciences chrétiennes ont vécu cet idéal qui reste un modèle dans l’histoire de l’humanité, modèle qui peut servir à la conscience juive de point de référence. La charité est une vertu authentiquement biblique ; et, en milieu chrétien, la justice est reconnue comme une vertu authentiquement juive. « Mais il n’y aucune raison pour que les Chrétiens renoncent à la justice et nous, les Juifs, à la charité. »

« Il n’y a pas de place dans la théologie chrétienne traditionnelle pour une perception honnête du fait israélien ». Cette reconnaissance du fait israélien a une valeur méta-politique, car derrière le politique se tient le théologique, d’où les réticences du Vatican à reconnaître l’État d’Israël. Parmi les explications avancées par le Vatican, le danger que représenterait cette reconnaissance pour les communautés chrétiennes en pays arabe. Léon Askénazi objecte que cette dégradation des relations entre Chrétiens et Musulmans est à considérer indépendamment de cette question, et il cite le cas du Liban (je rappelle que ces propos de Léon Askénazi ont été recueillis en 1991) avant de conclure : « Qu’il y ait de la part du Vatican une perplexité vis-à-vis d’Israël, c’est normal, mais on n’y échappe pas en invitant Kurt Waldheim et Yasser Arafat ». Cette relative amertume de Léon Askénazi s’augmente du fait que, à l’intérieur du judaïsme et du peuple juif, des tendances et des courants n’attribuent aucune signification religieuse au retour du peuple juif sur sa terre.

L’optimisme de Léon Askénazi, malgré tout (malgré l’affaire du Carmel notamment). Il déclare : « Le christianisme sera l’interlocuteur privilégié du judaïsme quand il aura triomphé définitivement de ses tendances impériales et hégémoniques ». N’oublions pas que Léon Askénazi est un disciple d’Edmond Fleg et que la lecture d’Emmanuel Mounier lui a malgré tout rendu les Chrétiens sympathiques.

 

« Les Églises, diaspora d’Israël » (publié dans Les Églises, diaspora d’Israël, chez Albin Michel, collection « Présences du judaïsme », en 1993) :

Avec la Shoah, la conscience chrétienne découvre le peuple juif sous la figure du « Messie souffrant ». Par ailleurs, l’État d’Israël lui montre que l’identité juive redevient hébraïque et réactualise l’histoire du peuple d’Israël. D’où cette perplexité chrétienne : « Ce sont peut-être les Juifs qui sont Israël ! » D’où cette question : « Si les Juifs sont Israël, alors que sont les Chrétiens ? » Le principe des deux Israël est dans tous les cas néfaste.

 

« Que dites-vous que je suis ? » (publié dans Les Églises, diaspora d’Israël, chez Albin Michel, collection « Présences du judaïsme », en 1993) :

Par sa seule existence, Israël pose la question aux nations : « Et maintenant, qui dis-tu que je suis ? » Un Juif peut dire à un Chrétien que sans pouvoir admettre la divinité du Christ, il peut admettre que le Christ ait été un prophète d’Israël et donc un sage d’Israël, le fondateur d’une religion issue d’Israël. Mais la réponse ne satisfera pas vraiment le Chrétien.

Afin de faire avancer le dialogue, il faut sortir de ce cercle et parler de la manière dont la conscience juive assiste au phénomène historique : le phénomène de la conscience chrétienne et de l’objet de sa croyance. Dans le contenu biblique commun aux Juifs et aux Chrétiens, il ne semble pas que le fondateur du christianisme ait eu autre chose à dire que ce que disaient ses maîtres, les prophètes et les sages d’Israël.

Ce qui rend Juifs et Chrétiens radicalement différents, c’est la « fonction » que la conscience chrétienne assigne à l’existence d’une telle « personne », une « personne » apparue entre Israël et les nations il y a deux mille ans et qui est un visage possible d’Israël pour certaines nations – le mystère d’Israël. Un principe talmudique dit : « L’être est caché par ce qui le révèle ». Et c’est bien ce qui s’est passé : ce qui révélait Israël à la conscience chrétienne lui a dans un même temps caché Israël. Pour les Chrétiens, le fondement ultime de la foi est la nécessité du Christ comme médiateur de la connaissance du Dieu inconnaissable. Or, pour les Juifs, la connaissance du « Dieu d’Israël » passe par la connaissance d’Israël. Ainsi, beaucoup de choses ont été gâchées au cours de ces deux mille ans, beaucoup. Le Christ qui révèle Israël cache Israël, d’où la profondeur du drame : Israël avait beaucoup de choses à transmettre et aurait pu considérer la chrétienté, et dès l’origine, comme l’une de ses diasporas. « La référence au Christ est en réalité une référence à Israël, mais une référence qui a été rendue inféconde par tout ce que l’histoire a fait des rapports de nos deux ensembles ». Une grande opacité a empêché Israël de s’exprimer et dès le début « comme centre signifiant de l’histoire universelle », depuis Adam, Adam depuis lequel se prépare l’identité d’Israël afin que réussisse l’engendrement du « fils de l’homme ».

La voix d’Israël a été couverte, notamment par la conscience chrétienne qui a organisé sa foi en rapport avec une figure adorée pour elle-même, « et condamnée en cela à cacher ce qu’elle révèle ». Cette conscience chrétienne – cette parole – a migré dans d’autres ensembles humains, d’une certaine manière dans l’islam, d’une autre manière dans l’humanisme dont le socialisme est l’une des versions. Bref, rien qu’un énorme gâchis bourré d’approximations, de zones floues. Ces doctrines « universelles » et « universalistes » ont cependant oublié ce que les Chrétiens nomment le mystère Israël ; et cet oubli a fait de ces « universalismes » des « impérialismes » de type romain.

Le Christ a mis une opacité entre le Dieu d’Israël et les nations. Mais la conscience chrétienne redécouvre Israël, elle soulève le voile et peut-être engage-t-elle une aventure : une espérance sur la messianité, une espérance de convergence. Edmond Fleg : « Au fond, ce qu’il y a de commun entre la messianité chrétienne et la messianité juive c’est que, pendant que les uns attendent que le Messie vienne, les autres attendent qu’il revienne ». Dans une note en bas de page on lit toutefois : « Léon Askénazi a précisé, plus tard, à la relecture de ce texte, qu’un Messie qui vient et un Messie qui revient sont deux notions qui revoient à deux concepts de théologies messianiques radicalement différents ». Et ce qui suit doit être médité : Léon Askénazi déclare (il s’adresse aux Chrétiens) : « De même que depuis toujours, c’est-à-dire bien avant que vous ayez accédé à la conscience religieuse biblique, nous savions de façon certaine que le Messie ne peut venir pour Israël que s’il vient pour l’humanité entière, de même nous devons aujourd’hui découvrir ensemble qu’il ne peut revenir pour ceux qui pensent l’avoir déjà connu que s’il vient aussi pour Israël ». C’est au peuple juif qu’appartiennent les plus terribles souffrances et, en conséquence, c’est aussi à lui qu’appartient « l’immense capacité d’amour et de pardon dont le monde a besoin pour être sauvé ». Léon Askénazi conclut cette intervention sur ces mots : « Et je souhaite profondément que, lorsque le Messie viendra enfin, il ait pour vous (Chrétiens) un visage suffisamment familier pour que vous n’ayez pas la tentation de le refuser, parce que révélant Israël sans le cacher. »

 

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

 

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