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Un aristocrate allemand antinazi, Friedrich-Percyval Reck-Malleczewen – 2/3

 

« Le national-socialisme avait mobilisé des masses non moins malheureuses que celles qui suivaient l’appel des partis socialiste ou communiste. Hitler recevait l’argent des banquiers et des industriels, plusieurs chefs de l’armée voyaient en lui le seul homme capable de rendre à l’Allemagne sa grandeur, mais des millions d’hommes ont cru au Führer parce qu’ils ne croyaient plus dans les élections, les partis, le Parlement. En un capitalisme de maturité, la violence de la crise, combinée avec les conséquences morales d’une guerre perdue, reconstitua une situation analogue à celle de l’industrialisation primaire : contraste entre l’apparente impuissance du Parlement et le marasme économique, disponibilité à la révolte des paysans endettés et des ouvriers chômeurs, millions d’intellectuels sans emploi qui détestaient libéraux, ploutocrates et social-démocrates, tous à leurs yeux profiteurs du statu quo » écrit Raymond Aron dans « L’opium des intellectuels ».

 

George Grosz travaillant à « Hitler in Hell, en 1944, une photographie publiée dans Life Magazine.

 

A plusieurs reprises, dans les pages de son journal, Reck-Malleczewen a des remarques qui pourraient passer pour « sexistes ». Elles ne relèvent pourtant pas d’un préjugé. Il observe et note que d’assez nombreuses femmes sont en transes lorsque paraît Hitler. En janvier 1940, il écrit : « Les hystériques de sexe masculin font déjà suffisamment de dégâts lorsqu’ils font irruption dans l’histoire ; mais les femmes, quand elles commencent à s’exciter, sont bien plus dangereuses ».

Dans sa rage, il s’en prend volontiers aux mœurs de ces messieurs et de ces dames, des histoires de fesses plutôt vaudevillesques, avec ces petits-bourgeois qui prolifèrent dans l’appareil nazi et à tous les niveaux. Ce conservateur qui prône une révolution conservatrice afin de nettoyer les écuries d’Augias, un travail d’Hercule, cet aristocrate dégoûté par tant de compromissions propose entre autres mesures de rayer définitivement des registres tous les noms nobles dont ceux qui les portent ont sali leurs armoiries en se mettant au service des S.A., des S.S. et de la Gestapo. Ce junker retiré dans sa propriété de Bavière desserre l’étreinte de sa colère par l’écriture, à la manière de Bernanos. Je les vois l’un et l’autre comme des frères de tempérament, des frères spirituels.

Il serait intéressant de savoir comment Reck-Malleczewen a opéré cette sélection dans ses manuscrits, sélection qui a donné ce journal, « Tagebuch eines Verzweifelten ». On ne le saura probablement jamais puisque d’après les informations que j’ai pu réunir, ce qui en a été écarté n’a pas résisté à l’appétit des rongeurs, contrairement à ce qui en a été retenu, mis en sûreté dans une boîte métallique, ainsi que le signale Luc de Goustine dans la présentation à l’édition française que j’ai devant moi.

Alors que les divisions allemandes enfoncent les positions françaises et déferlent sur le pays, Reck-Malleczewen propose une vision panoramique de nos sociétés. Au-delà de son dédain d’aristocrate pour les marchands (un préjugé de classe, pourrait-on dire), il perçoit sous la mystique tonitruante du nazisme tout un grenouillage de castes et de classes, et il dénonce cette classe intermédiaire de bureaucrates et d’affairistes « à qui toute corruption de l’organisme social profite et qui, contre les ouvriers et les paysans, se font, inconsciemment, les chiens de garde du capital ». Il nomme les mécanismes de l’aliénation (économique) avec une fureur digne de Léon Bloy. Face à la mécanisation totale de la guerre, avec ces soldats qui des deux côtés ne sont que des mécaniciens en uniforme, il s’interroge sur l’état d’abrutissement des spectateurs – dans les salles de cinéma où sont projetées les actualités – et il en revient à sa théorie selon laquelle l’essence aurait beaucoup plus contribué à l’abrutissement de l’humanité que l’alcool tant décrié. Poursuivant sur cette lancée, on pourrait affirmer que cette tendance s’est confirmée avec les pétrodollars saoudiens et qataris qui partout dans le monde favorisent des tendances idéologiques mortifères.

 

George Grosz, « The Lecture » (1935), encre et aquarelle.

 

En tant que conservateur, Reck-Malleczewen s’élève contre la folie nationaliste qu’il décrit avec une acuité féroce digne des artistes expressionnistes les plus engagés. Mais c’est aussi en tant que chrétien qu’il se dresse contre la canaille et la lie du peuple allemand, contre cet athéisme promu au rang de religion d’État et qui place au-dessus de tout la force brutale. Son éducation de junker prussien lui donne un haut-le-cœur lorsqu’il voit Hitler se mettre à danser devant le wagon historique de la forêt de Compiègne et il quitte sa place, au cinéma, refusant de partager l’enthousiasme de la salle pour « l’ordure sautillante ». Il dénonce : pour préparer une expédition de brigandage armé, on a détruit tous les centres métaphysiques d’un peuple transformé en une masse amorphe. Il interroge sans détour ceux qui proclament que le nationalisme est une tendance élémentaire des peuples, et il se demande pourquoi on ne l’a découvert qu’à cette époque tardive à laquelle la Révolution française appartient sans contexte – et à ce propos, n’aurait-elle pas inauguré cette funeste période ? Vers 1400, nous rappelle-t-il, il y avait bien une nation allemande, mais pas de nationalisme ! Et il énonce ce qui suit, comme une prémonition – la prémonition étant simplement le produit de l’observation juste : « Le nationalisme a beau prendre des allures provocantes aujourd’hui, il est à l’agonie et c’est dans cette guerre, la plus populacière de toutes, qu’il court à sa perte ; demain il sera derrière nous comme un affreux cauchemar ». Et il en vient à l’idée de l’unité européenne (une idée qu’il dit avoir longtemps négligée) afin de parer à l’anéantissement du Vieux Continent.

On trouve bien d’autres colères dans ce journal dont on aimerait avoir l’intégralité devant soi, même si le choix a été opéré par l’auteur. Nombre de passages pourraient faire l’objet de vastes développements. Par exemple, Reck-Malleczewen propose une analyse très fine du particularisme bavarois, de Munich rival naturel de Berlin, avec cette « petite âme baroque que les Prussiens ne comprendront jamais ». Il brosse un tableau puissamment expressionniste d’une ville ruinée par le nazisme, avec Christian Weber en figure de proue du nazisme, un corrompu haï des Munichois. « La Bavière, jadis considérée comme le « berceau du Mouvement », a depuis belle lurette descendu le rideau de fer devant tout ce cirque hitlérien et elle a une attitude tout aussi négative que la Vendée lors de la révolution française ». Et ainsi va-t-on au fil des pages, avec cette immense colère qui jamais ne porte atteinte à l’acuité du regard et qui semble même en procéder.

Reck-Malleczewen évoque le Russe et l’arrogance allemande face à celui-ci, et il pressent cette immensité incompréhensible aux Allemands, aux Occidentaux, cette Russie et son espace qui s’apprêtent à engloutir armées après armées, dans des scènes véritablement dantesques. Reck-Malleczewen rappelle à ce propos que le comte Friedrich Werner von der Schulenburg (il sera pendu après l’attentat du 20 juillet 1944), ambassadeur d’Allemagne à Moscou de 1934 à 1941, avait voulu mettre en garde Hitler afin qu’il apprécie l’Armée rouge à sa juste valeur. Mais il avait été simplement éconduit et traité de russophile. Reck-Malleczewen dénonce l’arrogance nazie, son mépris de l’ennemi, sa méconnaissance de l’âme slave autant que de l’espace russe. Ces victoires allemandes qui se succèdent au début de l’opération Barbarossa l’accablent car elles puent le crime. Il constate que ces généraux qui avaient été des hommes d’honneur avaient fini par prêter serment à un groupe de criminels politiques ; et il leur oppose la haute figure du général Wilhelm Groener. Il cite avec dégoût un certain Bruno Brehm, écrivain antisémite dont la pensée pourrait se résumer à « les Juifs sont responsables de tous malheurs qui s’abattent sur eux ». Il prend note de toute une production d’ersatz : du boudin fabriqué avec des copeaux de hêtre pulvérisé, du sucre fabriqué avec du bois de sapin, le savon pue, etc. Le pain à base de son fait péter les populations au point que l’air dans les lieux publics devient irrespirable. « Personne ne s’impose la moindre retenue en ce qui concerne ses flatulences ». Mal alimentée, la population allemande souffre de furoncles, d’abcès, son sang est vicié et cette corruption des humeurs fait tomber les gens dans la méchanceté et le relâchement des mœurs. Et on en revient au vaudeville, au grotesque, au picaresque, on pense au roman de Gunter Gräss, « Die Blechtrommel », avec, par exemple, ce qui suit : « L’absence des hommes a des conséquences grotesques. Les prisonniers de guerre français étant des morceaux de choix – et malheureusement interdits – il arrive en Allemagne du Nord que les paysannes les cachent sous des charges de pommes de terre et les font véhiculer ainsi jusque chez elles ».

 

George Grosz, « The Interrogation » (1938), encre et aquarelle.

 

Reck-Malleczewen nous parle de mœurs et de démographie, de la mort des vieilles civilisations, de la cruauté envers les animaux qui lui fait croire à l’existence de Satan, de la formation des masses comme peste mondiale, de la technique qui, dans sa tendance à remplacer le produit naturel cher par le produit synthétique, meilleur marché, est un produit de l’homme de masse, l’homme de masse qui, selon lui (et j’insiste), se retrouve plutôt dans les rangs de certains secteurs de la bourgeoisie que dans la classe ouvrière. Reck-Malleczewen désigne l’amorphe comme intrinsèquement immoral. Il évoque ce dégoût sans borne qu’aurait éprouvé Goethe s’il avait pu prévoir que Herybert Menzel et Josef Magnus Wehner seraient célébrés comme poètes, ce dégoût non moins vaste qu’aurait éprouvé Frédéric II de Prusse s’il avait pu prévoir que Hitler se mettrait en scène à côté de lui.

Cet homme qui a fait des études de médecine multiplie les images à caractère biologique (peut-être faut-il aussi y voir la marque d’une époque) afin de mieux dire son immense dégoût de l’Allemagne nazie. Cet homme qui ne cesse de désigner la masse avec un dédain absolu précise à plusieurs reprises ce qu’il entend par ce mot. Par exemple, et on ne saurait être plus clair : « Car je ne renoncerai jamais à la conviction que l’homme de masse est tout autre chose que le prolétariat… qu’on peut le rencontrer bien plus souvent dans les bureaux de la direction des grands trusts et parmi la jeunesse dorée industrielle que parmi la classe ouvrière. Jamais je n’abandonnerai la certitude qu’il s’agit d’un processus de dialyse indéfinissable qui a pris la forme d’une épidémie née dans les couches supérieures de la société moderne ». Et il multiple les rapports entre le sociologique et le somatique, la termitière moderne et la formation de tumeurs malignes, la cellule cancéreuse et l’homme de masse, et ainsi de suite. Ce conservateur est un contempteur du nationalisme qu’il définit ainsi (une définition digne de « The Devil’s Dictionary » d’Ambrose Bierce ») : « Nationalisme : un état d’âme qui ne consiste pas tellement à aimer son propre pays, mais plutôt, dans le sommeil comme dans la veille, à brûler de mouiller sa culotte par haine du pays étranger. »

Après avoir constaté la disparition de la physionomie professionnelle correspondant à l’état des intéressés (le savant a l’aspect d’un sportif, le garçon de café celui d’un aristocrate, et ainsi de suite), il note que même les filles de joie ont succombé à cette tendance (elles étaient les dernières à y résister), le vice étant tombé bien bas : « Dans l’Allemagne nationale-socialiste, la fondation d’un Ordre national des putains est imminent, avec des cotisations, un jury d’honneur et des cours de perfectionnement technique. »

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

 

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