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Fey von Hassell, « prisonnière de sang » – 1/3

 

Ulrich von Hassell (1881-1944)

 

Le père de Fey von Hassell, Ulrich von Hassell, est un antinazi de la première heure. Il fait partie de ces cinq à six mille Allemands assassinés par les nazis après l’attentat manqué contre Hitler, le 20 juillet 1944. Une ancienne loi allemande, le Sippenhaft, permet au pouvoir de prendre en otage la famille de ceux qui sont accusés de crimes politiques. Fey von Hassell est l’une des nombreuses victimes de cette loi, elle et ses deux petits garçons, deux et trois ans. Elle passe par Dachau où les Stippenhäftlinge sont nombreux, ceux qui appartiennent au « gratin international », le Gesellschaftsklasse, comme le dit Hitler non sans mépris. Dans ce gratin, le fils de l’amiral Miklós Horthy, le pasteur Martin Niemöller, Léon Blum, Fritz Thyssen, Fabian von Schlabrendorff, Kurt von Schuschnigg, le prince François-Xavier de Bourbon-Parme et bien d’autres. Parmi ces hommes, un officier des services de renseignements britanniques, Sigismund Payne Best, auquel les Stippenhäftlinge, parmi lesquels Fey von Hassell, doivent probablement la vie, grâce à son ascendant sur le gardien-chef de ce groupe de quelque cent vingt individus, l’Untersturmführer Edgar Stiller, qui a reçu l’ordre formel de les liquider avant qu’ils ne tombent aux mains de l’ennemi.

 

Fey von Hassell (1918-2010)

 

Fey von Hassell a écrit ce journal en plusieurs temps et d’une manière assez particulière comme nous allons le voir. Cet article en trois parties que je propose rend compte de la structure de ce journal, avec des notes prises au fil d’une lecture qui s’efforcent de circonscrire une étrange histoire, probablement peu connue.

C’est sur ces mots que s’ouvre son récit, écrit sous la forme d’un journal : « Au cours de l’automne 1944, à l’âge de vingt-cinq ans, je fus arrêtée en Italie par les S.S., brutalement séparée de mes enfants, et traînée d’un camp de prisonniers à l’autre dans l’angoisse et la peur, à travers le IIIe Reich dévasté par la guerre. Je survécus en définitive, mais je devais rester quatre mois encore dans l’ignorance totale du sort de mes deux petits garçons de deux et trois ans ». Un certain nombre de chapitres porte en exergue un passage du journal d’Ulrich von Hassell, journal dont je conseille la lecture. Il a été traduit de l’allemand à l’anglais chez Frontline Books, London, sous le titre : « The Ulrich von Hassell Diaries, 1939-1944 : The Story of the Forces Against Hitler Inside Germany ». Par exemple, le chapitre 2 du journal de Fey porte en exergue ces lignes extraites du journal de son père (en date du 17 septembre 1938) : « Tout au long de ces dernières semaines, je me suis souvent demandé s’il était bien de continuer à servir un régime aussi foncièrement mauvais. D’un autre côté, si je me retrouvais brusquement “en dehors du coup”, les chances déjà très faibles d’une opposition efficace deviendraient inexistantes. »

Ulrich von Hassell est un diplomate depuis toujours. Il a été essentiellement en poste en Italie. Il est passionné de Dante. Il a également passé cinq années à Barcelone en tant que consul général. L’ambassade d’Allemagne à Rome est installée dans la villa Wolkonsky – aujourd’hui résidence de l’ambassadeur du Royaume-Uni en Italie.

 

La villa Wolkonsky, à Rome.

 

Le journal de sa fille rend compte de la défiance, de l’inquiétude puis de l’angoisse de son père face à Hitler et ses méthodes. Par exemple, sitôt que Ulrich von Hassell reçoit la nouvelle de l’incendie du Reichstag, il a la quasi-certitude qu’il a été provoqué par les nazis. Sa fonction l’amenant à fréquenter Hitler et Mussolini, il prend note de leurs caractères respectifs. Ainsi, au cours d’un repas, confie-t-il à sa famille (et bien avant la guerre) « que Hitler est un fanatique irrationnel incapable de s’intéresser à d’autres idées que les siennes, alors que la pensée de Mussolini est bien plus logique et qu’il sait écouter les autres ». Le grand-père (maternel) de Fey, le grand amiral Alfred von Tirpitz, avait confié, en 1923, après avoir rencontré Hitler : « Il semble que la raison n’ait pas prise sur lui. C’est un fanatique, avec une tendance à la folie ». Fey prend note du malaise grandissant de son père : les lois antijuives, l’invasion de l’Abyssinie, la guerre d’Espagne, le Pacte anti-Komintern signé conjointement par l’Allemagne et le Japon, l’ascension de Ribbentrop, etc. Concernant ce dernier : « Mon père dit que c’est un ignorant et un fat… », rapporte-t-elle en date du 7 avril 1936.

Après Göring, c’est au tour de Himmler de se rendre à Rome. L’ambassadeur Ulrich von Hassell doit l’accueillir. Fey note le 23 octobre 1936 : « Ma mère ne parvient pas à cacher sa répugnance pour le personnage, et mon père ne fait pas mieux ». 23 février 1937 : « Nous étudions Bismarck en cours d’histoire. Il y a une incroyable différence entre les hommes de cette époque et les délinquants qui nous gouvernent aujourd’hui ». Fin 1937, Ulrich von Hassell est renvoyé de son poste pour s’être sans cesse opposé à la diplomatie agressive de Ribbentrop et Ciano.

Fey von Hassell n’a pas écrit ce journal avec l’intention de le faire publier. Par ailleurs, ce livre a été élaboré en plusieurs temps, à la manière d’un patchwork. Elle s’en explique à plusieurs reprises. En 1945, par exemple, peu après sa libération, elle relate ces mois où elle fut otage à partir de notes prises sur le vif, avec liste des lieux et des protagonistes – un aide-mémoire. Un an après, elle rédige la partie relative à l’occupation par les Allemands de la propriété de famille, à Brazzà, des pages rédigées en italien qu’elle fait dactylographier et relier avant de classer ce document avec ses journaux intimes, lettres et photographies datant de cette époque mais aussi d’avant-guerre. Bref, ce livre s’est élaboré par à-coups, d’une manière décousue pourrait-on dire, ce qui ne porte en rien préjudice à sa belle unité et, surtout, ce qui lui confère probablement une densité particulière. Ce n’est qu’au début des années 1980 que l’auteure se décide à remettre en forme les matériaux rassemblés (notamment les extraits de ses journaux de jeunesse et le récit de sa captivité) pour en faire un livre, encouragée par des parents et amis.

Tandis que j’avance dans la lecture de ce journal, des souvenirs de lectures me reviennent, à commencer par ce livre de la comtesse Marion Dönhoff, « Une enfance en Prusse orientale », un livre qui comme celui de Fey von Hassell permet de prendre la mesure des valeurs de la vieille Allemagne et de son aristocratie, la prussienne surtout, valeurs opposées en tout point à la démagogie nazie, à Hitler et ses sbires qui se méfièrent toujours d’elle. Dans son discours du « Jour de la culture », au congrès de Nuremberg de 1938, Hitler déclare : « Je veux souligner la différence entre le peuple, c’est-à-dire les masses allemandes fidèles, au sang jeune et vigoureux, et les gens de la soi-disant “Haute Société” en pleine décadence, dont le sang est appauvri par des générations d’alliances consanguines ». On trouve chez Hitler, tant dans ses écrits que ses discours, de nombreuses considérations de cet acabit.

 

Detalmo Pirzio-Biroli (1915-2006) en 1939

 

Le journal de Fey von Hassell mêle l’Histoire et les petites histoires (avec l’anecdote révélatrice). La figure du père y est très présente, ce père qui fut l’un des premiers opposants aux nazis et qui après avoir été congédié de son poste d’ambassadeur se fit employer à Berlin, à la Mitteleuropäischer Wirtschaftstag.

15 avril 1939. Le journal original s’achève à cette date. La plupart des carnets ont été brûlés par des amis après son arrestation, à l’automne 1944, afin de faire disparaître les « preuves accablantes ». L’élaboration de ce document ne s’est pas faite dans le calme du cabinet de travail, jour après jour, à la manière de Julien Green ou d’André Gide, pour ne citer qu’eux. De plus, de nombreuses personnes y ont collaboré car, finalement, quelle importance Fey von Hassell, dans sa grande modestie, accordait-elle au fait d’écrire sa vie ?

Afin de reconstituer la période qui va de septembre 1939 à son mariage avec Detalmo Pirzio-Biroli, en janvier 1940, l’auteure prend appui sur des souvenirs de sa mère, Ilse, et autres proches. Des lettres de Detalmo viennent par ailleurs enrichir la trame de ce livre. Les chapitres 4 et 5 (de son mariage à l’armistice entre l’Italie et les alliés, en juillet 1943) ont été conçus à partir d’extraits de lettres présentés chronologiquement et accompagnés de notes destinées à mieux rendre sensible un contexte familial et historique.

Fey von Hassell est mère de deux enfants. Elle vit dans l’immense villa de sa belle-famille, à Brazzà, à peu de distance de Venise. Son père est alors étroitement surveillé par la Gestapo. Jugé suspect, il perd encore une fois son emploi avant d’en trouver un autre à l’Institut allemand pour la recherche économique, Deutsches Institut für Wirtschaftsforschung. En 1943, Ulrich von Hassell devient l’un des leaders de la résistance antinazie à Berlin. Il a de nombreux contacts avec les Alliés par l’intermédiaire de pays neutres et du Vatican. Detalmo fait partie de ce réseau, côté italien.

 

Une vue de la villa de Brazzà, si chère à Fey von Hassell

http://www.castellodibrazza.com/spazio-brazza/gallerie-castello-di-brazza?lang=en

 

Ainsi que je l’ai signalé, les chapitres 6 et les suivants ont été écrits pour l’essentiel en 1945, à partir de sa correspondance, de notes prises sur le vif, mais aussi avec l’aide d’autres mémoires, parents et amis voire simples connaissances. Après la capitulation de l’Italie, Fey pressent que la guerre va s’intensifier dans le pays, ce dont elle prend vite note : en moins d’une semaine, les armées allemandes contrôlent presque tout le pays. Fey décide alors de quitter Brazzà pour le Sud de l’Italie mais elle y revient sans tarder pour trouver les lieux occupés par une unité combattante S.S., vite remplacée par des troupes du génie. Son époux, Deltamo, entre dans la clandestinité dès les premiers jours de cet armistice. Il commence par ouvrir les portes du camp de prisonniers de guerre alliés où il travaille, libérant ainsi quelque trois mille hommes, des officiers pour la plupart, qui sont exfiltrés vers la Suisse (grâce à ses relations avec les partisans), tandis que les autres partent vers le Sud pour réintégrer les unités alliées.

Durant près d’un an, d’octobre 1943 à son arrestation en septembre 1944, Fey s’efforce d’aider les Italiens qui lui demandent d’intercéder en tant qu’Allemande auprès des autorités allemandes. Elle note : « Ils se trompaient, car les Allemands se méfiaient de moi beaucoup plus que des Italiens, mon nom à particule m’identifiant à l’aristocratie, et les nazis n’avaient jamais aimé les aristocrates ». Elle précise qu’en dépit de tous ses efforts, elle ne réussit qu’une fois à sauver quelqu’un de la déportation, un certain Feliciano Nimis, parce que l’officier responsable de la S.D. à Udine était un certain Ludolf Jakob von Alvensleben et que ses parents connaissaient sa famille. Fey s’efforce d’être aimable avec les occupants de sa demeure tout en maintenant les distances, une position guère confortable : « Je traitais donc les soldats aimablement, mais avec une grande réserve. Je ne me servais d’eux que dans l’intérêt de Brazzà et des voisins qui venaient solliciter mon aide. »

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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