En Header, l’une des magnifiques installations (exclusivement à partir d’objets de rebus) du Street artist Bordalo 2 (Artur Bordalo, né en 1987). Ci-joint, un aperçu de cette œuvre, l’une des plus étonnantes de sa génération :
http://www.isupportstreetart.com/artist/bordalo-ii/
Une borne de collecte du verre
10 juillet. Des souffles immenses et frais vous enveloppent au détour d’une ruelle ou dans la perspective d’une avenue. Si j’aime cette ville pour bien des raisons, c’est d’abord pour ces souffles, les jours d’été surtout.
Parmi les motifs qui s’inscrivent dans le pavé de Lisbonne, en noir sur fond blanc, la caravelle avec, en proue et en poupe et en symétrie, deux corbeaux (corvos) tournés vers l’intérieur du navire. Cette caravelle et ces corbeaux sont le symbole de la ville, utilisé par la Câmara Municipal. Les corbeaux sont intimement liés à l’histoire de São Vicente. En effet, la légende nous dit que deux corbeaux accompagnèrent le corps du saint au cours de son voyage de Sagres à Lisboa. Voir Lenda dos Corvos de São Vicente.
Les bornes de collecte du verre sont volontiers joliment décorées
En lisant une anthologie de poésie portugaise, un nom retient mon attention, l’un des poètes majeurs de la poésie portugaise contemporaine, Mário de Sá-Carneiro (Lisboa, 1890 – Paris, 1916). Sa poésie exprime la dispersion de son être – on pense à son ami Fernando Pessoa avec lequel il entretint une correspondance. Il mit fin à ses jours dans un hôtel de Montmartre, le 26 avril 1916. Mon premier contact avec sa poésie : le poème « Feminina », écrit à Paris en février 1916, quelques semaines avant son suicide.
Mário de Sá-Carneiro ne cesse d’évoquer sa dispersion, sa dilution. C’est une longue plainte que la poésie fait chant. Je pourrais citer d’autres passages de ses poèmes qui décrivent une douleur que nous avons tous éprouvée (sensation de fracturation, de dilution, l’un de ses poèmes a pour titre « Dispersão ») mais généralement par intermittence. Dans son cas, elle est installée en lui et le dévaste. « Dispersão » s’ouvre sur ces vers : « Perdi-me dentro de mim / Porque eu era labirinto, / E hoje quando me sinto, / É com saudades de mim ». Je suis labyrinthe…
11 juillet. A Lisbonne, parfois, comme à l’improviste, un vieux mur humide duquel dépasse un arbre vieillissant laissé à lui-même, ce qui me conduit dans des souvenirs de Prague.
Le miradouro en haut de la rua Santa Catarina. Le ponte 25 de avril, le Cristo Rei, Almada, Barreiro et les bateaux qui font la navette entre les deux rives de l’estuaire. Là-bas, les premières hauteurs de l’Alentejo. De travessa en rua, de rua en travessa. Un tag, un visage style Figuration Libre avec dans sa chevelure électrisée (électrifiée) ces mots que je finis par distinguer : Portugal bewitched me. Un graffiti au pochoir sur presque toute la longueur d’un mur blanc : du linge sèche dans le vent, un pantalon, un soutien-gorge, une jupe, une chemise d’enfant.
J’imagine Brassaï à Lisbonne, ce pavé l’aurait enchanté. Il l’aurait à coup sûr photographié, de jour et de nuit, sous le soleil et sous la pluie, la nuit surtout et sous la pluie.
Bairro Alto. Un mortier disperse des œillets, allusion à la Révolution des Œillets (Revolução dos Cravos, 25 avril 1974). On remarquera le nom de la rue : Travessa do Judeu. Travessa, soit une rue généralement étroite qui sert de passage entre deux rues.
12 juillet. Des affichettes placardées très haut. Sur l’une d’elles, je lis : Nada existe além do instante ; sur une autre : A fonte do rio é o mar.
Le monument au Duque da Terceira. La luisante du réseau des rails (les tramways) dans le soleil couchant. Les devantures pour touristes, avec variations à n’en plus finir sur la sardine (devenue symbole de Lisbonne) mais aussi sur le coq (de Barcelos, symbole du Portugal). A propos de ce coq, voir la légende et les variantes qui s’y rapportent. CTT (Correios, Telégrafos e Telefones, à présent Correios de Portugal, SA) avec, en logotype, le cavalier au galop qui souffle dans une trompette, généralement rouge sur fond blanc, parfois blanc sur fond rouge. Le vert et le rouge du drapeau national, beauté des couleurs complémentaires placées ainsi côte-à-côte.
La tendance du portugais à enlever des syllabes (par rapport à l’espagnol). Ainsi general devient geral, solamente devient so, color devient cor, etc., une tendance nettement visible à l’écrit. L’oral se charge d’en enlever d’autres, avec contractions multiples.
A l’angle de la rua da Conceição et de la rua do Crucifixo, l’un des plus extraordinaires immeubles de la capitale, avec ses floraisons d’énormes médaillons en stuc : têtes de lions et têtes de femmes prises dans de lourds entrelacs. Ce pourrait être un immeuble praguois Art Nouveau et ses élégantes névroses.
Sur la rua Áurea, la façade puissamment éclectique du Banco Totta & Açores (aujourd’hui Santander Totta), ses cinq balcons en demi-cercles ornés d’une balustrade, ses colonnes aux cannelures serties de fantaisies. Un commerce, Luva d’ouro (Gant d’or) et, un peu plus loin, une bijouterie (ourivesaria), Lua de prata (Lune d’argent).
Sur la Plaça D. Pedro IV, le souverain perché sur une haute colonne cannelée. Sur le piédestal, on peut lire respectivement sur ses quatre faces : A D. Pedro IV os Portuguezes 1870 ; Nasceu em 12 d’outubro de 1798 ; Outorgou a carta constitucional em 29 d’avril de 1826 ; Fallecen em 24 de setembro de 1834.
A Ginjinha, Largo São Domingos 8. On déguste cette délicieuse boisson, la ginjinha (ou ginja), à l’extérieur, sur la place, tant le commerce qui la sert est exigu. La ginjinha est une liqueur douce et forte élaborée à partir de la guinda (griotte) macérée dans de l’aguardente (eaux-de-vie), avec grande quantité de sucre.
En l’église São Domingos qui porte les marques de l’incendie de 1959 qui n’en laissa qu’une carcasse de pierres noircies et éclatées. Cette église avait été très endommagée par le tremblement de terre de 1531 et presqu’entièrement détruite par celui de 1755. Cette église qui fut la plus importante de la ville et qui servit de cadre à nombre d’événements royaux fut aussi le siège de l’Inquisition. C’est sur son parvis (Largo de São Domingo) qu’aurait commencé le massacre des Cristãos-novos et des Juifs, en 1506, massacre qui dura trois jours, du 19 au 21 avril, et qui est connu sous le nom de Mantança de Páscoa. Deux discrets monuments y ont été érigés. Sur l’un d’eux est inscrit une demande de pardon au peuple juif, demande formulée par le cardinal patriarche de Lisbonne, D. José Policarpo, le 26 septembre 2000. A côté, l’autre monument avec étoile de David et ces dates : 1506-2006 et (calendrier hébraïque) 5266-5766. Sur le socle, une inscription très discrète, en hébreu et en portugais, extraite de Job 16.18 : Ó terra, não ocultes o meu sangue e não sufoques o meu clamor !
Des collages, l’une des techniques du Street Art, rua do Vale, dans le Bairro Alto.
13 juillet. Sur la façade d’un immeuble aux fenêtres bouchées et promis aux démolisseurs, une affichette : Aqui também viveu pessoa, soit : Ici aussi vécut quelqu’un (une personne). Et, un peu plus loin, sur une affichette de même format : A saudade faz o que foi melhor do que era. Saudade, un mot si portugais qu’il ne peut que perdre à la traduction – comme dor, ce mot roumain. A saudade faz o que foi melhor do que era, une phrase dont la structure file entre les doigts comme une anguille. Je propose : La nostalgie embellit ce qui a été.
Avenida Fontes Pereira de Melo, des façades d’immeubles aux fenêtres bouchées couvertes d’œuvres Street Art, probablement les plus libres (et les plus monumentales) de tout Lisbonne. Le coup d’envoi a été donné en 2010 avec cet immeuble sur lequel trois artistes ont travaillé : Os Gémeos (Brésil), Bla (Italie) et Sam 3 (Espagne). Tout en marchant dans les rues de la capitale portugaise me viennent des souvenirs de cet ami des Beaux-Arts de Paris, Lutz Weinmann, un admirable graveur qui savait attaquer d’immenses surfaces puisqu’il fut le premier à couvrir de sa ménagerie lubrique les palissades qui protégeaient les travaux du Grand Louvre. Je le revois quitter l’atelier à la nuit tombée, avec ses pots de peinture pour ajouter des grosses bébêtes à son bestiaire hilare et criard.
L’ami Lutz Weinmann aime l’autoportrait, tant photographique que peint, une autodérision constante. Ci-joint, un aperçu de l’olibrius qui a même transformé son nom en Lutzch Schweinmann :
http://www.naturtalente.de/Muenchen/Kunstversager/Erfolg_folgt.html
Olivier Ypsilantis