10 août. Au petit-déjeuner, Wheat Shreds, ces little pillows fibreux qui m’amusent depuis l’enfance et que je mastique non sans plaisir, je dois le dire. Les Wheat Shreds pourraient être des éléments pour Dollhouses. Wheat Shreds et cups of tea, bien sûr. Il me semble le thé est ici l’un des plus sûrs moyens pour tromper l’ennui, car le thé on le boit à longueur de journée et on le pisse pareillement. Ça occupe !
Wheat Shreds ou Shredded Wheat, amusant, nourrissant et sain.
Avancé la lecture de « The Tremendous World I Have Inside My Head. Franz Kafka: A Biographical Essay » de Louis Begley (Atlas & Co Publishers. New York, 2008). Au chapitre II (« What have I in common with Jews ? »), l’auteur fait remarquer que tous les amis de Franz Kafka étaient juifs : Oskar Pollak, Max Brod, Felix Weltsch, Oskar Baum, Franz Werfel, Hugo Bergmann pour ne citer qu’eux. Il en allait ainsi du côté des Chrétiens. On ne se fréquentait que pour des raisons professionnelles, pratiques. Franz Kafka a aimé et a été aimé de plusieurs femmes, des Juives ; mais l’une d’elles était chrétienne : Milena Jesenská. La vie de cette femme et sa relation avec Franz Kafka sont des sujets d’étude étourdissants. Dans ses lettres à Milena, il exprime sa surprise d’aimer une Chrétienne et d’être aimé d’une Chrétienne. Un Chrétien occupe une place particulière dans la vie de Franz Kafka, Josef David, l’époux d’Ottla, sa sœur préférée dit-on. Ils se marièrent le 15 juillet 1920 et Franz Kafka entretiendra d’excellentes relations avec son beau-frère.
Trois accusations de « crime rituel » sont contemporaines de Kafka : l’affaire Tiszaeszláer (1882) en Hongrie, l’affaire Hilsner (1899) en Bohème, l’affaire Menahem Mendel Beilis (1911) en Russie. Selon Dora Diamant, Kafka aurait écrit un récit relatif à cette dernière affaire et, suivant ses instructions, elle en aurait brûlé le manuscrit. A ce propos, Kafka est à ma connaissance un cas unique dans la littérature mondiale, et au moins pour une raison : il demanda à ce que son œuvre soit brûlée après sa mort. Pensait-il que ses amis (Max Brod en particulier) se conformeraient à cette volonté ou bien jouait-il avec le feu ?
Gorey-Wexford. M-11 puis N-11. Wexford. De la musique partout. Je m’arrête pour l’écouter, pour les écouter. Dans quelques Charity shops. Beaucoup de Fiction, mais je n’ai plus de temps à perdre avec ce genre. Dégoté dans un recoin « Two Cities – Hanoi and Saigon » de Neil Sheehan. Je ne lirai bientôt plus que des récits de voyageurs, et britanniques de préférence. Ils sont les meilleurs observateurs car détachés d’eux-mêmes.
Dans une rue, un excentric la soixantaine nous aborde. Tee-shirt rouge et short rouge, le tout agrémenté d’une longue, très longue barbe blanche. Il déclare avoir été guidé vers nous par le ciel, le ciel qu’il désigne non sans avoir proclamé en français : Vive la France ! Le personnage me remet en mémoire d’autres personnages rencontrés à Dublin et plus encore dans les collines du Wicklow. Il sent mauvais, très mauvais, mais la vivacité de sa conversation me fait oublier ce désagrément. Ils sont si nombreux à se laver et à se parfumer et à puer l’ennui. Son nom : Michael MacLean, un Dubliner né en 1953. Il me demande si le nom « MacLean » me dit quelque chose. Je lui évoque une lecture d’enfance, passionnée, « Les canons de Navarone » (The Guns of Navarone) d’Alistair MacLean. Il applaudit et me signale tout de go : Macleans toothpaste, toothbrushes and mouthwash for kids and adults. Je suis en Irlande.
J’observe les passants dans la rue principale de Wexford, une rue animée et colorée. Les peuples du Nord qui vivent dans les brumes ont un sens très prononcé des couleurs, ce qui se remarque non seulement en art mais aussi au quotidien, dans les vêtements, les façades des maisons et les devantures des commerces par exemple. Je l’ai constaté à l’occasion d’un premier voyage à Copenhague et, aujourd’hui, dans cette rue, je revis des séquences de ce voyage. J’observe les passants et prends une fois encore la mesure de ce qui est bien un problème de société, a societal problem, le surpoids, chez presque tous, femmes et hommes, enfants, adolescents et adultes de tout âge. Ce phénomène ne conduit-il pas au désastre ? N’est-il pas déjà un désastre ? Hier, The Great Famine (1845-1852), Gorta Mór, aujourd’hui, trop de corps déformés par les sucres et les graisses.
Ici et là, dans Co. Wexford, des monuments plus ou moins discrets en hommage à l’insurrection de 1798 que j’avais étudiée lors de mon séjour à Dublin, étude à laquelle j’avais été conduit par le nom de ma rue, Emmet Rd (de Robert Emmet, 1778-1803), un nom qui m’intrigua et me fit connaître tout un monde d’oppression et de rébellion. J’habitais Emmet Rd et la fenêtre de ma chambre donnait sur Kilmainham Goal. Une fois encore l’histoire me cernait et m’ouvrait. Pourquoi suis-je venu vivre à cette adresse, précisément ? Je ne savais rien de Robert Emmet et de cette prison (déjà devenue musée) et presque rien de la Easter Rebellion (1916).
Le soir au Ambrose Moloney’s Loundge pour y écouter de la musique in life. Au répertoire, quelques chansons de Johnny Cash, l’un de mes chanteurs préférés ! Tout en écoutant, poursuivi la lecture du livre dégoté avant-hier à Gorey, dans The Book Café and Bistro, Main St, un dédale d’étagères chargées de livres, un dédale qui ignore l’angle droit, tant dans la dimension verticale qu’horizontale. Le livre, « The Tremendous World I Have Inside My Head. Franz Kafka: A Biographical Essay » de Louis Begley. Au chapitre III, « The deeper realm of real sexual life is closed to me… », je retrouve Grete Bloch (1892-1944 ?), l’amie de Felice Bauer qui servit de messagère entre Felice et Franz, alors engagés dans des fiançailles, Grete Bloch la Berlinoise dont il existe au moins un portrait (mis en ligne). Elles se seraient rencontrées au cours de l’été 1913. En 1935, Grete Bloch céda à Felice Bauer les lettres que Franz Kafka lui avait adressées. Lire la correspondance Franz Kafka – Grete Bloch. Une histoire a couru au sujet de cette relation. Seize ans après la mort de Franz Kafka, et alors qu’elle vivait en Italie, Grete Bloch écrivit à un ami en Israël pour lui confier qu’elle avait été enceinte d’un enfant de Franz Kafka, un fils mort soudainement, à Munich, à l’âge de sept ans. Aucun indice, y compris dans les écrits de Franz Kafka, ne permet de cautionner ce qu’elle rapporte. Déportée à partir de l’Italie, elle périra dans un camp nazi. Je détaille son portrait. Il pleut sur l’Irlande. Mon regard va de ce visage au rivage, du rivage à ce visage. La ferai-je revivre ainsi ? Son visage est plus beau, plus intelligent que celui de Felice Bauer.
Pleuvra-t-il demain, au réveil ? J’aime tant les pluies d’été en Irlande. Elles ne mouillent pas, ou si peu : l’éclaircie a tôt fait de vous sécher. La pluie me pousse dans les bras du souvenir, dans un monde humide, accueillant.
11 août. Tôt le matin. J’observe les variations de la lumière dans les gris du ciel tout en feuilletant le livre acheté à Wexford : « Two Cities – Hanoi and Saigon » de Neil Sheehan. Soudain, une dédicace me saute aux yeux. Cette dédicace non datée, tracée d’une écriture élégante : To my darling, as I prepare to catch a plane from my city to yours. I love you. Signature illisible. My city to yours ? Yours ? Hanoi et Saigon ? My city ? Londres ? New York ? Une très grande ville puisqu’il est écrit non pas town mais city. Quelles mains ont tenu ce livre, tourné ces pages, et il n’y a pas si longtemps ? La présente édition date de 1992, vingt-cinq ans seulement. Je n’y surprends aucun parfum de femme, aucune odeur de mousson. Quelle est l’histoire de ce livre, son parcours humain et géographique ? Pourquoi l’ai-je trouvé dans un Charity shop d’une petite ville du littoral irlandais ? Je cherche d’autres indices, mais rien. Je pourrais interroger les deux ladies à la mise en plis parfaite qui tenaient ce Charity shop. Ce serait le plus sûr moyen de commencer l’enquête.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis