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Carnet irlandais – août 2017 – 1/5

 

3 août. Lisbonne-Dublin. Durée de vol, un peu plus de deux heures. Commencé une biographie critique de David Hume par Sir Alfred Jules Ayer (publiée par Oxford University Press, 1980), Wykeham Professor of Logic à Oxford de 1959 à 1978. L’argument central de « Of Miracles » (voir « An Enquiry concerning Human Understanding »), « That no testimony is sufficient to establish a miracle, unless the testimony be of such kind that its falsehood would be more miraculous than the fact, which it endeavours to establish », contribua à rendre ce philosophe écossais plus célèbre parmi ses contemporains que ne le firent ses travaux strictement philosophiques.

David Hume, fervent partisan du free trade. Ses essais annoncent à leur manière la théorie élaborée par son jeune ami Adam Smith dans « The Wealth of Nations » dont David Hume lut le premier volume avec admiration quelques mois avant sa mort.

En octobre 1763, David Hume est nommé secrétaire officiel de l’ambassadeur britannique à la cour de France, le comte de Hertford. Il devient la coqueluche de la haute société française et l’intime des Encyclopédistes, Diderot, d’Alembert et le baron d’Holbach. Sa plus grande admiratrice, la comtesse de Boufflers, maîtresse du prince de Conti. Il quitte Paris en janvier 1766, en compagnie de Jean-Jacques Rousseau qu’il prend sous sa protection jusqu’à ce que la paranoïa de ce dernier n’embrouille tout (voir les détails de cette célèbre affaire).

 

by Mark Gerson, bromide print, 1961

Sir Alfred Jules Ayer (1910-1989)

 

Les quelques lignes autobiographiques suivantes ont été rédigées en avril 1766, soit quatre mois avant sa mort, le 25 août 1776 :

https://andromeda.rutgers.edu/~jlynch/Texts/humelife.html

A noter que Sir Alfred Jules Ayer (Sir A.J. Ayer) est également l’auteur d’écrits autobiographiques, une spécialité britannique, avec « Part of My Life » et « More of My Life ».

 

4 août. Courtown Harbour. Co. Wexford. 6h30, réveillé par un rayon de soleil parti de la cage de l’escalier d’une maison que je ne connais (presque) pas. Je me frotte les yeux. Thé dans le salon. L’un des murs est tapissé de toile de Jouy (rose) qui me conduit dans le souvenir d’une chambre de l’enfance, avec ces scènes de bergers et de bergères qui n’en finissent pas de se courtiser, souvent entourés d’angelots complices. Ici et là, des panthéons en ruines m’évoquent Hubert Robert. Dans l’escalier, un portrait de John Butler Yeats sous lequel on peut litre : « O body swayed to music, O brigthening glance. How can we know the dancer from the dance », une invitation à la réflexion qu’accompagnent des gorgées de thé.

Marche sur la grève. J’observe mille détails qui me conduisent sur les voies du souvenir : les hautes fougères (ferns), les murets en pierre sèche à la structure horizontale, en fines strates nerveuses, typiques des pays celtes.

Le soir, bu quelques verres d’un bon vin australien en compagnie d’un ami irlandais, quatre-vingt-deux ans. Il m’évoque sa vie, ses succès et ses déboires avant de me murmurer, pensif, au-dessus de son verre : « Life is short and you’re dead a long time », une pensée dont j’ai apprécié la profondeur au-dessus de mon verre de vin. J’ai remarqué lors d’un séjour prolongé à Dublin combien l’humour irlandais et l’humour juif avaient un air de famille, des humours suscités par la volonté de survivre à la misère et de l’enjamber. Et j’ai pensé à « The Poor Mouth » de Flann O’Brien, l’un de ces écrits dont je ne me suis jamais lassé tant il me semble représentatif d’un peuple.

David Hume comme figure complémentaire d’un mouvement initié par John Locke, en 1690, avec « Essay Concerning Human Understanding », mouvement poursuivi par George Berkeley en 1710 (soit un an avant la mort de David Hume), avec « Principles of Human Knowledge ». Pour faire simple, David Hume mine le terrain de George Berkeley comme ce dernier mine le terrain de John Locke.

Les Britanniques et leur goût pour les récits de voyage. Dans « The Chronicle » du 31 juillet 2017, je découvre un certain Geoff Hill, auteur de plusieurs livres de voyage à moto. Son dernier livre, « In Clancy’s Boots » retrace son voyage en hommage à cet aventurier : « In 1912, wearing a tweed three-piece suit and a flat cap, Carl Stearns Clancy undertook the longest, most difficult and most perilous journey ever attempted on a motorcycle. By June 1913 he had made history, becoming the first person ever to circumnavigate the globe on a motorbike. One hundred years on, bestselling author and motorcycle adventurer Geoff Hill recreates Clancy’s historic journey. »

 

Carl Stearns Clancy (1890-1971)

 

5 août. Ciel voilé derrière les voilages. Poursuivi la lecture de cet essai abscons sur la philosophie de Hume tout en observant les rapides variations de la luminosité. Sir A.J. Ayer présente les principaux critiques de David Hume. Il les juge intéressants mais néanmoins partiels. Selon lui, le premier critique qui envisage Hume comme un philosophe original, et non pas simplement comme un contradicteur de Locke et de Berkeley ou un simple annonciateur de Kant, est le professeur Norman Kemp Smith dans son ouvrage « The Philosophy of David Hume: A Critical Study of Its Origins and Central Doctrines », publié en 1941, dans lequel l’auteur souligne que la principale préoccupation de Hume est de fondre philosophie morale et philosophie naturelle.

Le sentier humide, le fouillis végétal dans lequel je m’efforce de détecter le graphisme d’une branche, car ce fouillis m’est désagréable. Retour vers Courtown Harbour. Les variations de la lumière derrière le double glazing. Bien-être. La fascination que je n’ai cessé d’éprouver pour la pluie, et par tous mes sens. Pensé à la manière simple mais parfaitement efficace dont les maîtres de l’estampe japonaise la suggèrent – et d’une manière générale suggèrent les intempéries.

 

6 août. Temps couvert et lumineux. Les fleurs du jardin se détachent avec intensité des verts presque criards. La table sous la pluie, la table autour de laquelle nous avons discuté hier soir, sous un ciel où passaient des masses nuageuses rapides. Une fraîcheur stimulante qui invite à de longues marches.

Hume voit Berkeley comme un sceptique dans la mesure où ses arguments « admit of no answer and produce no conviction » ; et il évoque « that momentary amazement and irresolution », des produits du scepticisme. Berkeley ne prétend pourtant pas faire œuvre de scepticisme. Son système est une arme dirigée contre les sceptiques, les athéistes et les libres penseurs.

Hume tend vers l’élaboration d’un système, comme tout philosophe qui se respecte. Il sait aussi prendre du recul par rapport à cette préoccupation, à sa « philosophical melancholy », en affirmant qu’il est résolument déterminé à vivre, parler et agir au quotidien comme tout un chacun.

Un excellent moyen pour pénétrer l’univers de Hume est de commencer par suivre son positionnement vis-à-vis de Berkeley qui, d’une certaine manière, lui sert de point d’appui contre lequel – au-dessus duquel ? – s’élever. L’hostilité de Hume envers le Christianisme, tant sur le plan intellectuel que moral (voir détails). Il se moque des Catholiques romains mais aussi des Calvinistes, un jugement qu’il partage avec son ami André Michel Ramsay, dit le chevalier de Ramsay. Certes, Hume tend à penser que les monothéistes (et peu importe la religion à laquelle ils se rattachent) ont intellectuellement une longueur d’avance sur les polythéistes. Mais il juge par ailleurs que l’intolérance de ces premiers les rend « more pernicious to society ». L’une des origines de la croyance religieuse selon Hume (et il n’est pas le seul à le penser) : « The incessant hopes and fears, which activate the human mind. »

 

David Hume (1711-1776), une gravure des années 1830.

 

Arklow, Avoca, Rathdrum, Laragh et Glendalough. Marche dans les collines du Wicklow, The Garden of Ireland. Pluie fine et continue, température douce, 18°C environ. Des voûtes boisées puis des ouvertures sur les nuages, des ouvertures riches en hautes fougères (ferns). Dans les hauteurs, les moorlands. Le vaste monde celte, l’un des mondes primordiaux, pour l’Européen tout au moins. Avec cette température et cette pluie amicales, je pourrais marcher jusqu’au bout du monde. Du chèvrefeuille (honeysuckle) et du houx (holly), beaucoup de houx, en arbres et en arbustes, en haies aussi, des haies particulièrement dissuasives.

Je contemple l’espace du haut d’une colline, un espace qui est celui de la peinture chinoise : des plans de plus en plus dilués (imaginez du lavis) et à la base de plus en plus noyée.

Tous les loisirs sont superflus en regard de la marche, tous. Quand je pense à ces imbéciles qui s’enferment dans des salles pour marcher à contresens sur des tapis roulants ou qui font des séries de mouvements mécaniques devant des machines dignes d’un dungeon. Marcher c’est aussi stimuler son attention. Marcher en prenant des notes, sans s’efforcer, paresseusement, négligemment, des notes qui seront retravaillées entre le clavier et l’écran. Les jambes aident la tête, aident le regard.

Le sens que prennent ici les mots cosy et cosiness. Tout en marchant, je pense au monde silencieux et magique, véritablement magique, de Hamish Fulton, the Walking Artist, silencieux et magique comme l’est celui d’Andreï Tarkovski.

Le soir, à Courtown Harbour, au Ambrose Moloney’s Loundge. Je retrouve ces rythmes irlandais qui passent directement dans les nerfs et le sang. Les bras et les jambes se mettent d’eux-mêmes à esquisser des rythmes. Une femme, la trentaine, se lance dans une danse traditionnelle avec mouvements de jambes faits de déploiements, de resserrements et de martellements. Le rythme devient tel que j’imagine le plancher céder, entraîner les murs et le plafond.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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