Une fois encore, des « Je me souviens » présentés ici reprennent probablement d’autres « Je me souviens » publiés sur ce blog. Mais qu’importe ! Le cours de ma mémoire décrit des méandres qui, ici et là, se rencontrent.
Je me souviens d’un oncle, fin juriste, qui lorsque la bêtise du monde lui pesait ouvrait « Tout Ubu » d’Alfred Jarry et en déclamait un passage.
Une légende familiale, le Père Ubu.
Je me souviens que Nicolae Ceaușescu est tombé à la renverse ses jambes repliées sous lui lors de son exécution.
Je me souviens que dans les veines du plateau de marbre d’une table basse, dans le salon de mes grands-parents, je croyais deviner une tête de chien (genre cocker) vue de trois-quarts.
Je me souviens que le mot Jeep se serait formé à partir du sigle G.P., soit General Purpose. Il est vrai qu’il traîne d’autres hypothèses quant à l’origine de ce mot.
Je me souviens du parfum de ses lainages, sur le quai de la gare de Hambourg et sur les bords de l’Elbe.
Je me souviens d’une averse jaune, début septembre, à Barcelona, à la fin d’un été interminable, jaune sale, ocre malade, poisseux, une averse jaune de la poussière et de la crasse accumulées, coagulées. La pluie jaune… Constantin Simonov l’évoque dans son plus célèbre poème ; mais ce n’était pas cette pluie jaune.
Je me souviens, dans l’escalier d’une maison de famille, d’un cadre imposant qui montrait un brevet déposé par un aïeul – un système d’aiguillage.
Je me souviens de scènes de la conquête du Reino de Granada racontées en bas-relief sur des panneaux des stalles (voir la sillería del coro bajo) du XVe siècle en la cathédrale de Toledo. Je me revois les détailler et passer mes doigts sur ce bois lisse et compact comme du marbre, par un été torride, ocre et poussiéreux. Ces scènes sculptées par Rodrigo Alemán restent indissociables de la fraîcheur de cette cathédrale en cet été.
Un panneau de la sillería del coro bajo visible en la cathédrale de Toledo.
Je me souviens que ma mère avait des yeux bleu-vert, franchement bleus quant elle s’habillait en bleu et franchement verts quand elle s’habillait en vert.
Je me souviens quand les salles de cours à la faculté étaient une telle tabagie que pour ceux des derniers rangs le tableau noir s’estompait dans la brume, une brume qui piquait les yeux.
Je me souviens en Espagne de certaines rues aujourd’hui asphaltées lorsqu’elles étaient rues de poussière, une poussière qui partait en volutes au moindre souffle.
Je me souviens d’elle, de son ciré jaune et de ses bottes Hutchinson bleu marine ourlées de bandes blanches. Je ne puis voir de telles bottes sans penser aussitôt à elle, à des promenades à l’île d’Yeu, sous la pluie, à des sorties en mer, à ses mèches blondes et mouillées que le vent faisait battre autour de la capuche jaune, au bouillonnement de l’écume dans les anfractuosités de la Côte Sauvage, à…
Une vue de la Côte Sauvage, à l’île d’Yeu.
Je me souviens de l’ennui des dimanches après-midi lorsque j’étais enfant. Je me souviens des pages de Schopenhauer sur l’ennui, et en particulier de l’ennui des dimanches ; et je me souviens qu’en les lisant je me suis souvenu de mes dimanches. Je me souviens qu’il a écrit quelque part que l’ennui a sa représentation dans la vie sociale : le dimanche.
Je me souviens des balustres en bois du grand escalier odorant (la cire) de C. J’en suivais les courbes de la pointe des doigts mais aussi avec les paumes. Je faisais de même avec le couple de panthères en marbre de Carrare qui s’étirait amoureusement sur le manteau d’une cheminée, je le faisais mais avec plus d’application et d’abord parce qu’ainsi je goûtais un peu de fraîcheur par ces journées de juillet.
Je me souviens à C. d’inscriptions à la craie sur des portes de la cave. Je me souviens plus particulièrement de l’une d’elles : Eintritt verboten. Enfant, je me demandais pourquoi l’accès à cette pièce avait été interdit par l’Occupant. J’ai d’abord pensé qu’on y interrogeait des Résistants ; puis que l’Oberstleutnant von S. y entreposait son vin et qu’il n’était pas question que la troupe vienne se servir…
Je me souviens du jardinier qui à C. venait tondre la pelouse et tailler les rosiers. Il était gardien à la prison de Melun. Enfant, je l’observais manier avec délicatesse les sécateurs dans les rosiers grimpants et les rosiers à pompons tout en pensant qu’il assistait ou même participait à des exécutions capitales. Peut-être même était-il le bourreau ou tout au moins son aide ? En effet, on guillotinait encore dans la France des années 1960.
Je me souviens de cette pièce qui donnait sur le jardin, à Milly, et aux murs de laquelle étaient accrochés, entrecroisés, d’étranges coutelas au manche constitué d’une corne noire, luisante, annelée et à la courbure élégante. Comme leur manche était sensiblement plus long que leur lame, ces coutelas ne me semblèrent jamais bien redoutables. Et pourtant…
Je me souviens de cet oncle qui lorsqu’il fit refaire ses toilettes ne put se résoudre à se défaire d’un siège en noyer massif « patiné par tant de culs familiaux », un siège qu’il fit montrer en cadre pour y placer le portrait d’un parent qui le faisait chier…
Je me souviens que le Fanta, cette boisson gazeuse (propriété de The Coca Cola Company), a été mis au point dans l’Allemagne nazie.
Olivier Ypsilantis
Shalom mitnadev, si tu ne l’as encore lu, je te conseille La Pluie jaune de Julio Llamazares. Pas vraiment drôle, mais une écriture qui marque.
Au fait, je viens de finir J’étais Médecin dans les tranchées de Maufrais. Extraordinaire destin (survivre en première ligne à cette innommable boucherie pendant 4 ans !) et plume alerte. Bon complément à Ceux de 14 de Genevoix.
Ces types extraordinaires ont été tellement maltraités qu’il est stupéfiant qu’il n’y ait pas eu davantage de révoltes. Quels que soient mes griefs à l’encontre de Jospin, je trouve honorable qu’il ait réhabilité les ” fusillés pour l’exemple “. C’est Nivelle qu’il aurait fallu fusiller.
Heureux que tu aies lu ce livre. Tout le monde était dépassé. La technique courait loin devant les hommes. La mitrailleuse reste le premier symbole de la mort industrielle, d’autres suivront. Et trop de généraux français en étaient encore à ces images d’Epinal issues de la Révolution française (des images nationalistes) : la levée en masse, baïonnette au canon, Valmy et compagnie. Certains d’entre eux ne pensaient bien sûr qu’à leurs galons : les cadavres profitent à certains, aujourd’hui encore. Trop à dire. Je n’ai pas lu le livre de Julio Llamazares. Je vais me renseigner.