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Le fédéralisme espagnol. Le système de Francesc Pi i Margall – 1/3

 

Francesc Pi i Margall (Barcelona, 1824 – Madrid, 1901)

 

Cet article veut rendre sensible l’un des aspects les plus originaux (les plus spécifiques) de la vie politique espagnole : le federalismo (et dont le cantonalismo est l’une des formes). L’autre aspect, non moins original, l’anarchisme. Je l’ai évoqué et l’évoquerai car l’anarchisme bien compris propose la forme la plus achevée de vie sociale. En regard, toutes les autres formes me semblent bien grossières, tout juste bonnes pour les protozoaires, peut-être pour les bovins mais j’en doute. Le fédéralisme m’est aussi sympathique que le centralisme m’est antipathique. Et lorsque j’étudie la Révolution française, je me sens instinctivement girondin et anti-jacobin. Je ne prétends pas que les Girondins aient été irréprochables, loin s’en faut. Mais ceci est une autre histoire.

J’ai écrit les pages qui suivent en prenant essentiellement appui sur Gumersindo Trujillo Fernández (1933-2001), un juriste espagnol originaire des îles Canaries, auteur d’une thèse de doctorat intitulée « El federalismo español. Contribución al estudio de la ideología federal », thèse qu’il prolongera avec « Introducción al Federalismo Español (Ideología y fórmulas constitucionales) ». Figure centrale du fédéralisme espagnol, le Catalan Francisco Pi y Margall (Francesc Pi i Margall en catalan) auquel Gumersindo Trujillo Fernández s’est beaucoup intéressé. L’un des livres sur lequel je me suis appuyé est précisément : « Introduction al federalismo español (Ideología y fórmulas constitucionales) » dont une partie est consacrée à ce penseur particulièrement original et, je dois le dire, attachant.

En Espagne, les forces démocratiques sont dès leur origine anti-centralistes. Pour s’en convaincre, il suffit d’étudier deux moments clés, deux moments au cours desquels on s’employa à repenser la structure de l’État : 1873 avec le schéma cantonaliste (venu du républicanisme fédéraliste né au XIXe siècle en Espagne) et 1931 avec la poussée fédéraliste. Francisco Pi y Margall est le principal représentant de ce mouvement spécifique. Ce théoricien n’est pas un phénomène nouveau dans le paysage politique espagnol ; des doctrines et des aspirations politiques ont précédé Francisco Pi y Margall. Il doit donc être envisagé comme un héritier qui a magnifiquement porté un héritage. Il me faudra écrire un article qui présente ce fédéralisme issu de la théorie sociale inspirée de Karl Kautsky (1854-1938). Et tout en écrivant ces lignes, je pense d’un coup que le rejet quasi total du communisme par les forces de gauche au cours de la Guerre Civile d’Espagne (avant l’emprise stalinienne le Parti communiste était ultra-minoritaire sur tout le territoire espagnol, à l’exception de la Catalogne où sa présence était plus conséquente que dans les autres provinces, sans être pour autant importante) était peut-être en partie dû à l’influence kautskiste. On sait que Karl Kautsky a eu très tôt maille à partir avec les bolcheviques et plus particulièrement avec Lénine le patron.

En Espagne, l’idée fédérale naît vers 1840. Entre 1840 et 1854 se structure l’idée d’un schéma fédéral comme socle et vecteur de l’État démocratique à venir. Cette idée répandue mais vague va se formuler toujours plus nettement à partir de 1854 avec le livre de Francisco Pi y Margall, « La reacción y la revolución ». Cette « bible » du fédéralisme active la force politique la plus avancée dans ces années qui précèdent la Révolution libérale de 1868 qui verra le départ d’Isabel II.

Le substrat de la pensée de Francisco Pi y Margall est anarchisant. Et dans le cas qui nous occupe, il faut comprendre l’anarchie dans son sens le plus raffiné et le plus fondamental, soit l’exigence envers soi-même comme point de passage obligé vers l’exercice de la liberté, rien à voir avec ces bandes de gredins et d’assassins pour qui leur “liberté” vaut bien le vol ou le meurtre de ceux qui n’ont pas l’heur de leur plaire. L’anarchisme dans sa forme la plus élevée a beaucoup à voir (pour ne pas dire tout) avec les prophètes d’Israël et Jésus. L’anarchie pure commence par une mise en ordre de soi-même, alors que le sens commun l’envisage plutôt comme un désordre sanglant. Il est vrai que trop de gredins et trop d’assassins se sont réclamés d’elle pour mieux masquer leurs funestes projets. Mais une fois encore, je me suis égaré.

La pierre d’angle de la pensée de Francisco Pi y Margall est bel et bien la défense de la liberté de l’individu et, pour ce faire, il franchit les limites du libéralisme le plus radical pour s’avancer dans l’aire de l’anarchisme ; car dans sa défense de la liberté de l’individu, et face à l’État, la doctrine libérale se contente d’une sorte de statu quo : il s’agit de limiter le Pouvoir (de l’État), en aucun cas de l’éliminer, étant entendu qu’il est garant, au moins en partie, de la liberté individuelle. D’où ce cercle vicieux d’une conception de l’État comme « mal nécessaire ». La doctrine anarchiste pousse le libéralisme dans ses retranchements et enjambe tout compromis avec le Pouvoir. Mais comment en finir avec lui ? Certains optent pour un changement révolutionnaire, violent donc, d’autres pour un changement soft, dirait-on. Francisco Pi y Margall est de ces derniers. Son tempérament ne cadre pas avec le sabotage, l’action directe et j’en passe. Francisco Pi y Margall l’anarchiste envisage le fédéralisme afin de diluer le Pouvoir et, ainsi, se rapprocher de son idéal comme nous allons le voir.

 

 

Le fédéralisme est au cœur de la pensée de Francisco Pi y Margall dont l’anarchisme se veut ordre et non désordre, ordre sans gouvernement ni État. A noter que le mot anarchie, du grec ἀναρχία, est un mot parfaitement neutre qui rend compte d’une situation (loin de toute idée anarchisante de l’anarchie), soit l’absence d’autorité. Je n’insisterai pas sur le versant péjoratif du mot et me contenterai de préciser qu’au cours de la Guerre Civile d’Espagne le vieux fond anarchiste (le noble fond anarchiste ibérique) a été malheureusement souvent phagocyté par des détrousseurs et des assassins. L’authentique anarchiste ne prend pas prétexte de « l’anarchie » (d’un état de désordre) pour donner libre cours à sa soif de posséder (de voler) et d’imposer à tout prix (y compris par la violence et le meurtre) ses caprices aux uns et aux autres. L’anarchiste authentique juge en toute bonne foi qu’une autorité supérieure n’est pas nécessaire pour éviter le désordre (la violence) et régler les rapports entre individus. L’anarchiste authentique juge que l’absence de gouvernement est non seulement possible mais qu’il est le meilleur ordre possible. L’étude scientifique (ou, disons, raisonnable) de l’anarchisme s’appuie sur cette donnée. Paul Eltzbacher définit l’anarchisme comme la doctrine qui appelle à la disparition de l’État dans un futur plus ou moins proche. C’est juste mais c’est un peu court car il faut préciser par quoi l’État doit être remplacé, et quelle voie emprunter pour aider à sa disparition. Karl Marx a théorisé la disparition de l’État par des voies qui n’étaient pas précisément celles de l’anarchie.

Au fond, l’anarchiste est un homme profondément raisonnable, profondément optimiste. Il juge que l’homme autonome (détaché du pouvoir coercitif des États) peut être à l’origine d’un nouvel ordre social spontané et structuré par l’instinct de solidarité, un instinct qui pousse les hommes à se regrouper en associations diverses appelées à se fédérer, permettant ainsi à la société de s’auto-structurer. Mais là n’est pas le sujet de cet article.

Donc, Francisco Pi y Margall doit être abordé par la doctrine anarchiste, une doctrine héritière de divers courants dont la pensée de Ludwig Feuerbach qui a influencé d’autres penseurs de l’anarchie, parmi lesquels Proudhon, Stirner et Bakounine. Ludwig Feuerbach et sa critique de la religion, critique visant à remettre en question les fondements religieux et métaphysiques de l’État et à faire passer les fondements de la morale et du droit dans la conscience individuelle et non plus dans une entité supérieure et coercitive.

La pensée de Francisco Pi y Margall semble prendre appui sur ce panthéisme hégélien qui identifie Dieu et l’Idée, l’Univers et les infinies variations de l’Idée, l’Humanité et l’Idée auto-consciente. Tous les systèmes philosophiques et toutes les religions doivent être envisagés sous le nom de Dieu en tant qu’absolu, l’absolu étant « lo que es en sí y para sí, el sujeto objeto ». L’Idée qui ne se détermine pas n’est que sujet (n’est donc pas Dieu). Lorsqu’elle se détermine, elle est déjà objective et, ce faisant, étant donné que « toda determinación es negación », elle se convertit en l’antithèse de Dieu. Elle parvient à se faire sujet-objet (soit Dieu) quand dans le reflet de sa propre négation elle prend conscience d’elle-même, se fait sa propre synthèse (est fin en soi et pour soi). Cette synthèse ne s’opère qu’en l’homme, c’est pourquoi « el hombre es Dios ».

Francisco Pi y Margall sait que Hegel ne repousse pas de telles conclusions mais il se demande si en fin de raisonnement le philosophe allemand se réfère à l’humanité comme un tout (« el hombre-humanidad ») ou à l’individu en tant que tel (« la humanidad-individuo »). Je passe sur le cheminement de ce raisonnement afin de ne pas lasser le lecteur ; simplement, Francisco Pi y Margall juge que Hegel se réfère à « el hombre-humanidad », à l’espèce humaine qui absorbe et dilue l’homme singulier. Et il se pose alors la question : « ¿Qué se ha hecho de mi libertad? ¿Qué de mi personalidad y mi soberanía? » Ainsi donc, après s’être appuyé sur le panthéisme hégélien, Francisco Pi y Margall le repousse lorsqu’il constate que parvenu à un certain point de son raisonnement, ce panthéisme élabore une théorie sociale/politique qui annihile l’homme tant qu’individu. Il juge ses conclusions totalitaires. Mais alors, en quoi consiste le panthéisme de ce penseur espagnol ?

Pour Francisco Pi y Margall, l’homme participe de la divinité mais dans le sens inverse pensé par Hegel. Plutôt que de partir de l’Idée pour arriver à la réalité concrète, l’Espagnol part de cette dernière pour s’élever jusqu’à Dieu, un cheminement qui avait été celui de Ludwig Feuerbach. Francisco Pi y Margall évoque l’homme comme conciencia de Dios et non comme creador (de Dios). Ce faisant, il ôte l’homme à toute instance transcendante (ces instances dont se réclament les Églises et les Pouvoirs afin de mieux dominer l’homme). Ce faisant, il désigne aussi une mémoire immanente (et non plus transcendante), avec l’individu comme juge suprême, socle d’un nouvel ordre socio-politique.

Francisco Pi y Margall reproche à Hegel sa négation de la liberté individuelle, au nom de l’homme-humanité. Il s’élève contre la dilution et l’annihilation du fini dans l’infini, du particulier dans le général. Cette prise de distance vis-à-vis de Hegel avait été celle de Ludwig Feurbach ; mais Francisco Pi y Margall l’amplifie. L’étude de sa pensée passe nécessairement par Hegel et Ludwig Feurbach qu’il suit mais jusqu’à un certain point avant de bifurquer et de tracer sa propre voie. Ainsi, et sans entrer dans les détails afin de ne pas surcharger cet article, peut-on dire que la pensée de cet Espagnol s’est construite à partir de la vision de ces deux philosophes allemands, tant par acceptation que par refus. Le regard critique de Ludwig Feuerbach sur Hegel ; puis le regard critique de Francisco Pi y Margall sur Hegel et Ludwig Feuerbach.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

2 thoughts on “Le fédéralisme espagnol. Le système de Francesc Pi i Margall – 1/3”

  1. Pour Dieu (majuscule uniquement par respect pour les croyants), je ne saurais dire. Mais je trouve la conception de l’anarchisme tel que défini ici bien optimiste. Ça pourrait peut-être fonctionner dans un monde peuplé d’êtres raisonnables, matures, empathiques et pourvus d’humanité.
    Tu admettras que nous sommes loin du compte… et que la perversité est, avec le masochisme et la sottise, une des choses les mieux partagées. Voici pourquoi, en bon minarchiste, je crois qu’il nous faut un état chargé des fonctions régaliennes de défense (de l’état nation), de police et de justice, tellement nécessaires à la survie de ce qu’on appelle, faute de mieux, la civilisation. Sans me faire d’illusion sur l’infinie capacité humaine à se laisser corrompre par le pouvoir.

    1. L’anarchiste (le vrai) est un homme profondément optimiste. Je suis donc anarchiste lorsque je ne suis pas pris par des crises de pessimisme. Par ailleurs, nous portons tous en nous Walden et Lysander Spooner.

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