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Notations variées (Valentin Feldman) – 2/2

 

Valentin Feldman note dans son journal, en date du 5 février 1940, que la révolution économique conduite par la bourgeoisie a été antérieure à sa révolution politique, d’où, peut-être voire probablement, l’échec des initiatives du prolétariat (principalement, l’inefficacité de sa volonté pacifiste et son impuissance à constituer ses propres institutions économiques avant la prise du pouvoir). La révolution bourgeoise (l’économique précédant et préparant la politique) serait conforme au schéma théorique tracé par Karl Marx ; tandis que le prolétariat mettrait en quelque sorte la charrue avant les bœufs… Seule institution politique propre au prolétariat, selon Valentin Feldman : le syndicalisme. A ce sujet, mon analyse rejoint la sienne, une analyse que j’ai construite à partir d’une étude la vie politique et sociale espagnole des années 1930. L’authentique énergie ouvrière (et paysanne) espagnole était représentée et portée par les syndicats, par leur présence dans la vie espagnole, la vie au quotidien. Parmi ces syndicats, l’un des plus puissants, un syndicat anarchiste, la F.A.I.-C.N.T. Valentin Feldman poursuit : «  Mais le syndicalisme ne se conçoit qu’à l’intérieur du régime capitaliste, par opposition à ce régime ; ce n’est pas une institution socialiste positive. Rien ne saurait faire négliger ce fait : la bourgeoisie n’a rien demandé à personne pour construire ses institutions économiques dans le cadre du régime féodal en abolissant ainsi ce régime par l’instauration effective d’un autre régime ». Suit un autre axe de réflexion (il procède directement de ce qui précède), à savoir que le remplacement du machinisme capitaliste par le système corporatif de la production est bénéfique aussi longtemps qu’il résiste « aux poussées fascistes ».

 

 

Autre axe de réflexion proposé par Valentin Feldman (toujours replacer l’homme dans son époque, étant donné qu’aucun homme n’est au-dessus de son époque, aussi admirable et « génial » soit-il) : ses analyses en date du 6 février 1940. « Le problème du prolétariat considéré comme force motrice de l’histoire est décisif pour l’épreuve historique du marxisme ». Mais il commence par noter que la classe ouvrière ne constitue pas politiquement un bloc homogène – un point qui n’a pas été assez évoqué par les historiens, marxistes en particulier. Ainsi, il y a une jeunesse ouvrière chrétienne (J.O.C.), une autre nazie, une autre communiste, etc. Cette fragmentation politique (de la classe ouvrière) ne remet pas en question les principes fondamentaux du marxisme, soit le prolétariat comme classe révolutionnaire destinée à en finir avec l’État bourgeois et le socialisme comme expression de la classe ouvrière. Le fascisme est anticapitaliste dans son discours et conservateur du capitalisme dans ses intentions. De fait, il n’abolit pas le capitalisme mais le modifie, du moins le capitalisme libéral. Il commence par ruiner les travailleurs puis les classes possédantes pour la préparation et la conduite de la guerre. « Le fascisme rogne sur la plus-value quand il n’a plus rien à rogner sur la classe ouvrière ». La propriété socialisée n’est pas nécessairement un régime socialiste « dans la mesure où, par exemple, cette socialisation est orientée vers la préparation ou la conduite de la guerre ». Valentin Feldman envisage le socialisme comme une forme évoluée de civilisation, pacifiste et internationaliste. L’authentique socialisme ne peut s’instaurer qu’à partir d’un certain degré de développement technique – mais non de technique militaire. L’incapacité de la classe ouvrière à édifier un authentique régime socialiste est due à ce qu’il n’y a pas à l’intérieur du régime capitaliste d’institutions socialistes à proprement parler. Lénine a perçu ce point et c’est pourquoi il a fait de la destruction de l’État bourgeois une priorité et le point de passage obligé pour l’instauration du socialisme. Ainsi a-t-il revisité le schéma marxiste d’origine. La révolution économique bourgeoise a précédé la révolution politique bourgeoise, donc « la révolution prolétarienne sera politique avant d’être économique ». D’où, conséquence pratique, la conception qu’a Lénine du parti n’est pas marxiste stricto sensu – tout au moins si l’on s’en tient au « Manifeste du Parti communiste » (Manifest der Kommunistischen Partei). Valentin Feldman précise (et insiste) : l’idée bolchéviste de parti est l’apport essentiel de Lénine qui de ce point de vue est l’héritier de Bakounine. Lire « Que faire ? » (Что дѣлать ?) de Lénine où cette question est développée. Pour Marx, les communistes sont présents dans le mouvement ouvrier mais ils ne forment pas un parti.

Valentin Feldman cite Charles Péguy avec admiration, une admiration parfaite puisqu’elle non exempte de critiques, de jugements sans concession. Le 25 mai 1940, il note : « Relu aussi hier soir l’admirable Péguy. La tragédie de la génération d’avant la guerre (d’avant l’autre) est tout entière dans la mésentente de Péguy et de Jaurès. Car le conflit de la politique et de la mystique, ce n’est pas le conflit Jaurès-Péguy, c’est le conflit Maurras-Péguy. La raison d’État contre l’esprit. »

 

 

Le 4 mai 1941, Valentin Feldman en revient à Péguy et à l’idée développée le 25 mai 1940. Il note que l’opposition de la mystique et de la politique n’est pas chez Péguy « entre l’irrationnel d’une connaissance sentimentale et la rationalité de l’action ». Et il évoque « l’exigence d’une cohésion rationnelle que seul peut satisfaire le sentiment de justice », un sentiment qui reste intact en dépit des inconséquences de l’action, de la politique « faite de contradictions et de concessions à ces contradictions, qui sont autant de trahisons ». Opposition : la mystique, le spirituel, la fidélité / la politique, le temporel, le reniement. Opposition : esprit d’équité / corruptions du monde ; volonté de pureté / volonté de réussite ; la valeur / le fait (qui se réclame de la valeur mais l’altère) ; raison / raison d’État. « Péguy, c’est Pascal contre les jésuites. Péguy, c’est l’anti-Maurras. C’est le Malraux de l’être dressé contre le Malraux du faire. »

Le 10 mai 1941, il est encore question de Péguy : « Décidemment Péguy est une très belle âme et un très mauvais poète », un jugement que je me suis fait il y a bien des années en lisant un recueil de poèmes de Péguy dégoté dans la bibliothèque d’une grand-tante. Je me souviens du titre de l’un d’eux : « Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres », du beau travail certes mais chiatique à souhait.

 

Olivier Ypsilantis

 

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