En Header, l’une des quatre cents photographies prises par Humphrey Spender à Bolton et Blackpool à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
A Christian Boltanski et Daniel Spoerri, deux artistes qui ne cessent d’interroger la mémoire et qui pour cette raison – entre autres raisons – me sont particulièrement chers. Et, bien sûr, à Georges Perec.
Les travaux de Dorothy Sheridan ne sont guère connus, me semble-t-il. Et pourtant. Ce nom est inséparable du Mass Observation (MO). Le MO est intimement lié à la mémoire, à une mémoire intime et modeste – une mémoire qui n’est pas, comme trop souvent, celle des célébrités et des sommités, une mémoire qui répond à une préoccupation que j’ai eu très tôt : que chaque femme et que chaque homme laissent une trace écrite (manuscrite ou digitale) ou sonore/visuelle au cours de leur passage sur terre. Bref, que chaque être humain participe même très modestement à un immense centre de la mémoire, et quel que soit le support de leur mémoire. Mass Observation: Recording everyday life in Britain.
Mass Observation ? Bref historique. Les archives du MO (transférées en 1970) proviennent de la University of Sussex. Elles avaient été entreposées dans le sous-sol des bureaux du MO Ltd, à Londres, et constituées au cours d’une période comprise entre 1937 et 1949, année de son enregistrement en tant que compagnie et année d’une plus large ouverture à la recherche, au mainstream market research. Lorsque cette masse de documents fut envoyée à la University of Sussex, elle incluait du matériel plus tardif des années 1950 ainsi que quelques journaux (diaries) des années 1960. L’ensemble arriva dans un désordre indescriptible et, pire, dans un piète état.
Tom Harrisson fut invité à mettre de l’ordre dans cette masse afin de la convertir en outil de recherche. Le MO avait besoin de publicité et d’investissements afin de survivre matériellement (travaux de restauration et de nettoyage) et d’acquérir une respectabilité : être consulté, notamment par des chercheurs. Tom Harrisson se montra excellent quant à la publicité et aux investissements, moins efficace quant à la conservation et au classement. Dorothy Sheridan écrit : « Indeed his very presence among the papers seemed to increase the degree of dissaray ».
Entre 1970 et 1974, Tom Harrisson embaucha des employés qui commencèrent à trier l’ensemble des documents. Les choses auraient pu aller plus vite mais sa formidable énergie l’amena à se disperser. A partir des matériaux collectés, il entreprit la rédaction d’un livre qui sera publié en 1976, « Living Through the Blitz » ; il entreprit également la rédaction d’une autobiographie, d’une étude sur la signification de la royauté dans la culture anglaise, et d’un livre à partir des Worktown project papers, autant de projets auxquels sa mort accidentelle mettra fin, en janvier 1976.
En 1974, Dorothy Sheridan commença à travailler à temps partiel avec Tom Harrisson. En 1975, grâce aux efforts de ce dernier et selon ses vœux, un charitable trust fut fondé, supervisé par la University of Sussex. A sa mort, Dorothy Sheridan prit sa suite.
Quelques menus du Mass Observation Archive
Environ un cinquième de la masse du MO était constitué d’écrits personnels de volontaires ayant joué le jeu du MO, avec journaux intimes, réponses à des questionnaires (du MO) détaillés ou à des « directives ». Un ensemble de trois mille documents dactylographiés correspondait à des comptes rendus des activités du MO, du début de la Seconde Guerre mondiale à 1950. Tous les sujets spécifiques au temps de guerre étaient abordés : plans d’évacuation, rationnement, conscription, alertes, propagande, etc. L’essentiel des archives du MO était constitué de boîtes contenant des observations, des interviews, des questionnaires, des enquêtes, des comptes rendus descriptifs de personnes et de lieux, ainsi que des imprimés (fascicules, brochures, affiches et affichettes, éphémérides, etc.). Les papiers provenant du Worktown project constituaient à eux seuls soixante-quatre caisses, avec pour thèmes principaux : la politique, la religion et les loisirs, un ensemble auquel s’ajoutaient quatre cents photographies prises par Humphrey Spender à Bolton et Blackpool à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
Depuis 1970, les MO Archive ont presque doublé de volume, ce qu’explique en partie les petites donations constituées de journaux intimes et autres documents à caractère personnel ainsi que l’envoi d’autres types de documents mais ayant un lien avec le MO, lien thématique ou historique sur une période retenue par le MO. L’augmentation des archives s’explique toutefois essentiellement par la réactivation du Mass Observation Project par des volontaires. Ainsi, depuis 1981 (j’écris cet article à partir de l’appendice de Dorothy Sheridan, rédigé en 2009 et inséré dans « Wartime Women – A Mass Observation Anthology, 1937-45 »), trois mille cinq cents personnes ont participé à ce projet. Lorsque Dorothy Sheridan rédigea cet appendice, le projet avait toujours de la vigueur et plus de cinq cents volontaires étaient en contact régulier avec le MO par courrier papier et courrier électronique.
Fiona Courage cherchant dans la Mass Observation Archive, en 2011.
Trois fois par an, un courrier était envoyé, une invitation – appelée « directive » dans les débuts du MO – à écrire sur deux ou trois sujets, soit des événements concernant le pays (comme la guerre des Falklands), des questions politiques ou sociales, soit des affaires privées avec souvenirs en tout genre. Ce projet était financé par les fees et les royalties provenant des publications élaborées à partir des archives du MO et par des partenaires, des chercheurs.
Le MO est à l’origine de nombreuses publications en tout genre – voir certaines illustrations accompagnant le présent article. Leur liste est trop longue pour être rapportée ici. A ce sujet, consultez : www.massobs.org.uk
Les MO Archive font à présent parti des University’s Special Collections et sont ouvertes au public.
Un mot à propos du livre que j’ai entre les mains, « Wartime Women », sous-titré « A Mass Observation Anthology 1937-45 ». L’auteur a commencé à travailler à ce livre en 1989, une année riche en événements commémoratifs : 1939-1989, quarantième anniversaire du début de la Seconde Guerre mondiale… On s’efforça de recréer l’ambiance de ces années, avec tenues vestimentaires, scènes de rue, intérieurs de domiciles et de commerces, bruit des Air Raid Sirens suivi de « All Clear », Vera Lynn chantant « We’ll meet again » et tant d’autres détails emblématiques d’une époque donnée – le day-to-day life…
L’esprit d’aventure, le courage et l’art de la guerre (warfare) étaient généralement considérés comme un domaine exclusivement masculin. Toutefois, l’émergence d’un renouveau féministe, dans les années 1970 et 1980, contribua à décaler un certain angle de vision, à souligner le rôle actif des femmes dans cet immense conflit qui par ailleurs accéléra les changements sociaux par le biais des bouleversements économiques que supposa la guerre totale, avec une industrie de guerre tournant à un régime de plus en plus frénétique : toujours plus de fusils, de mitrailleuses et de canons, toujours plus de chars, d’avions et de navires, et toujours plus de balles, d’obus et de bombes pour alimenter cet arsenal. Les femmes devaient par ailleurs s’occuper de leurs enfants et travailler aux champs (labourage et récolte) abandonnés par les hommes.
Dorothy Sheridan écrit : « By putting this anthology together, I want to offer more than yet another pot-pourri of wartime anecdotes. I hope it will suggest other, more radical, interpretations of women’s experience ». Cette anthologie recueille des documents écrits au jour le jour par un groupe réduit de personnes qui espéraient non pas la notoriété mais que leurs modestes comptes rendus puissent à l’occasion être utiles. Cette anthologie, « Wartime Women », rend également compte, en filigrane, d’un projet activé par le MO, d’une entreprise originale dédiée à la mémoire. A propos de cette anthologie, Dorothy Sheridan écrit encore : « This book is therefore also about Mass Observation and about a particular group of women who, in responding to its apeal, took the task of writing about their lives. »
Dorothy Sheridan est l’auteur de quatre ouvrages élaborés à partir du MO Archive : « Speak for Yourself: A Mass Observation Anthology », « Mass Observation at the Movies », « Writing Ourselves: Mass Observation and Literary Practices » et « Wartime Women: A Mass Observation Anthology 1937-45 ».
Il existe de très nombreux liens par ailleurs excellents sur le Mass Observation. J’en ai choisi quelques-uns et invite le lecteur à poursuivre, à se promener dans l’aire/ère de la mémoire, à l’aide de ces nombreuses traces inscrites dans le Mass Observation Archive mais aussi à l’aide de ses nombreuses publications.
Probablement le livre le plus complet sur le sujet : « Worktown: The Astonishing Story of the Project that launched Mass Observation » :
Mass Observation Online : This resource offers revolutionary access to one of the most important archives for the study of Social History in the modern era. Explore original manuscript and typescript papers created and collected by the Mass Observation organisation, as well as printed publications, photographs and interactive features :
http://www.massobservation.amdigital.co.uk
Mass Observation, 1937-1950s avec schéma de la structure de cette entité (Personal writing & Topic collections) et liens interactifs qui proposent une vue d’ensemble fort précise du contenu de ces archives :
http://www.massobs.org.uk/mass-observation-1937-1950s
Mass Observation on show (par BBC News). Mass Observation propose aussi de nombreuses et émouvantes photographies de la vie du peuple britannique au quotidien sur plusieurs décennies (MO – Mass Observation – Recording everyday life in Britain) :
http://www.bbc.com/news/in-pictures-23578168
Olivier Ypsilantis