Certains de ces « Je me souviens » reprennent plus ou moins d’autres « Je me souviens » dispersés dans un certain nombre articles publiés sur ce blog. Qu’importe ! Une fois encore, je laisse aller ma mémoire et prends des notes. La mémoire dessine des cercles au diamètre varié, des cercles qui ne sont pas nécessairement concentriques, ce qui explique qu’elle revienne fréquemment sur ses figures avec ces points d’intersection qui se multiplient à mesure que se multiplient les cercles, à mesure que la mémoire s’exerce. L’écriture se doit d’en rendre compte. Notons que la répétition n’est jamais strictement identique à elle-même ; elle subit d’incessantes modulations. Le lecteur pourra le constater.
Desierto de Tabernas (Almería) par Jeanne Chevalier (née en 1944), une photographe suisse qui a magnifiquement célébré ce désert d’Espagne.
Tout le monde connaît le nom Almería par l’une des plus célèbres chansons (et l’une des plus belles chansons) de Serge Gainsbourg : Initial B.B :
http://www.dailymotion.com/video/xbj7dh_initials-b-b-1968_music
Pourquoi ce nom Almería placé ainsi dans cette chanson ? La question m’a intrigué jusqu’au jour où j’ai compris que Serge Gainsbourg l’a (probablement) saisi sur les lèvres de Brigitte Bardot, son amante alors. Cette chanson date de 1968. L’égérie tournait à Tabernas dans « Shalako » avec Sean Connery dans le rôle principal. Brigitte Bardot, B.B., tenait le rôle de la comtesse Irina Lazaar. Lorsque je pense à elle, c’est surtout dans « Les Pétroleuses » qu’elle m’apparaît. Elle y tient le rôle de Louise et Claudia Cardinale celui de Maria Sarrazin. Cette bagarre est probablement l’une des plus célèbres bagarres de toute l’histoire du cinéma :
https://www.youtube.com/watch?v=dNdDMwMV5ZE
Et ci-joint, le trailer de ce film de Christian-Jaque (1971) :
https://www.youtube.com/watch?v=F5-qyQYbkeM
Je me souviens du Caso Almería et du combat mené par l’avocat Darío Fernández. Ci-joint, un reportage de Canal Sur Televisión :
https://www.youtube.com/watch?v=M_A-F7_bR8s
« La Chanca », Almería, de Carlos Pérez Siquier (fin années 1950, début années 1960) et ci-joint un reportage en deux parties, pris dans les années 1970 par Philippe Dupiereux, qui rend admirablement l’ambiance de ce coin d’Europe :
https://www.youtube.com/watch?v=56xkCh0vDsY
https://www.youtube.com/watch?v=eXqQAHsqmUw
Carboneras. Je me souviens de Dominique Aubier, je m’en souviens sans jamais savoir si je dois la prendre au sérieux ou bien la considérer comme une charlatane, brillante certes, mais une charlatane.
Je me souviens de Lars Westberg et de Matilde Goulard de la Lama (plus connue sous le diminutif de « Matica »), « los suecos ». Je me souviens que certaines interventions de Matica ne sont pas étrangères à l’attribution du prix Nobel de Littérature à Gabriela Mistral (en 1945) et à l’attribution de ce même prix à Juan Ramón Jiménez (en 1956). Je me souviens que Lars était passionné par l’étude de l’interaction entre économie réelle et économie financière et qu’il avait consigné un ouvrage intitulé « Dynamic Models for the Interaction or Real and Financial Growth ». Je me revois relire avec lui la traduction du suédois au français de « Christianisme et Science – La pensée chrétienne et le progrès scientifique dans l’œuvre de Claude Tresmontant », sur sa petite terrasse de Mojácar, à l’ombre d’un bougainvillier.
Je me revois tenir un petit rôle de figurant dans « Morality Play » (également connu sous le titre « The Reckoning » ou « El misterio de Wells »), en 2003, dans les mines d’or (désaffectées) de Rodalquilar. J’étais attifé en paysan anglais du XIVe siècle, dans un village lui aussi médiéval (en plastique moulé, imitant admirablement la pierre, un village fabriqué et monté par des détenus d’un pénitencier d’Almería), recouvert de neige artificielle. Je me souviens de Willem Dafoe, d’une conversation avec lui au cours d’une pose. Je me souviens que lorsqu’il fallut faire le signe de croix, suite à la proclamation de la condamnation à mort de la femme, nombre de figurants firent le signe de croix à l’envers car Ukrainiens et Orthodoxes. On leur expliqua et on recommença et plusieurs fois. Ci-joint, un reportage sur ces lieux où j’ai passé une journée hors du temps, avec des Britanniques, des Baltes, des Ukrainiens et bien d’autres nationalités, sans oublier les nombreux Gitans : ils se présentent volontiers lorsqu’on demande des figurants :
https://www.youtube.com/watch?v=bJskgZi5d-o
Le niveau Denver, dans les anciennes mines d’or de Rodalquilar, avec les décors pour cette production espagnole et anglaise dirigée par Paul McGuigan.
Je me souviens du Movimiento indaliano, plus particulièrement de Jesús de Perceval. Et je me souviens bien sûr de l’Indalo et des polémiques au sujet de ses origines.
Je me souviens de Jeff et Daphne. Jeff, colonel de la R.A.F., un vrai, pas l’un de ces sympathiques mythomanes comme il y en avait tant à Mojácar, ce village on the Rocks, comme le Martini. Il est vrai que si on s’alcoolisait à Mojácar, on n’y buvait pas du Martini, mais plutôt du Gin-tonic, une boisson que j’abandonnai sans tarder, incapable de suivre ces Britanniques, à commencer par ces ex-officiers de la Royal Navy qui vidaient verre après verre sans jamais perdre leur flegme et leur équilibre, toujours perpendiculaires à la ligne d’horizon, toujours stiff upper lip.
Je me souviens de cette maison toute en courbes, sur une plage de Carboneras, la Casa Laberinto (1964) aussi connue sous le nom de Casa Bloc, du nom de son créateur, André Bloc.
L’œuvre d’André Bloc, à Carboneras.
Je me souviens de « La Vallée d’Almería» de Francis Jammes, un poème et un poète bien oubliés. Mais pourquoi ce poète béarnais a-t-il chanté ce coin d’Europe ? Aujourd’hui encore, je me pose la question :
https://www.youtube.com/watch?v=53aXvWi0u8c
Je me souviens de bavardages à propos des (supposées) origines de Walt Disney, dont celui de Tito del Amo. En effet, une légende (certains s’offusqueront au mot « légende ») affirme que Walt Disney est né à Mojácar, en 1901, sous le nom de José Guirao Zamora, fils naturel d’un médecin, Ginés Carrillo, et d’une belle lavandière, Isabel Zamora. Pour ceux qui veulent en savoir plus (il existe à ce sujet une très abondante littérature mise en ligne, essentiellement en espagnol et en anglais) :
http://hoycinema.abc.es/personajes/20150218/abci-walt-disney-leyenda-andaluz-201502171910.html
Dans la même veine, il y a cette autre leyenda urnaba, bien moins connue et je ne sais vraiment pas quel crédit lui accorder. Dans les années 1960 circulait une rumeur du côté d’Almería, rumeur colportée par Tico Medina dans son livre « Almería al sol », un livre dédié à des figures de cette capitale andalouse. Y sont rapportés les dires d’une certain José María Serrano, « el hermano secreto de Burt Lancaster », qui confia à ce journaliste que Burt Lancaster s’appelait José Serrano et qu’il était son demi-frère par son père, Andrés Serrano. Tico Medina avait été saisi par la très forte ressemblance entre José María Serrano et l’acteur américain, José María Serrano qu’il avait rencontré aux abords du Mercado Central de Almería.
Je me souviens qu’à Mojácar la maison du torero Antonio Bienvenida fut achetée par Alfonso Guerra, futur vice-président du gouvernement Felipe González.
Antonio Bienvenida (1922-1975)
Je me souviens de Silvio Narizzano, de ces heures passées en sa compagnie à parler à bâtons rompus dans sa maison de Mojácar. Je me souviens de “Blue”, ce beau western tourné en 1968 et dont il fut l’un des directeurs :
https://www.youtube.com/watch?v=q77Tad6q3K0
Je me souviens d’Enzo Caramaschi de l’Université de Florence, de ses études étourdissantes d’érudition sur la littérature française du XIXe siècle. Je me souviens de sa femme, charmante, exubérante, une Espagnole de Navarra au teint d’ivoire et aux yeux extatiques bleu faïence.
Je me souviens de « Indiana Jones and the Last Crusade » (1989), avec Sean Connery dans le rôle du Pr. Henry Jones. Ci-joint, l’une des séquences tournées dans cette province d’Almería, plus précisément sur la Ensenada de Mónsul :
https://www.youtube.com/watch?v=1J4RRi00dMI
Je me souviens que sur la Playa de los Genoveses on tourna plusieurs scènes de « The Rat Patrol » pour une série télévisée (ABC entre 1966 et 1968).
Playa de los Genoveses où j’ai participé à une scène de « All the King’s Men » de Julian Jarrold, en 1999, en compagnie de David Jason dans le rôle du Captain Frank Beck. Mais surtout, c’est dans cette baie qu’en 1147 des navires génois (d’où le nom Playa de los Genoveses) venus soutenir le roi de Castille Alfonso VII jettent l’ancre avant d’entreprendre la conquête d’Almería. Et en 1571 la flotte espagnole y fait escale avant de mettre cap sur Lépante.
Je me souviens de Lenox Napier, un homme de la meilleure société anglaise, et de son sourire d’enfant. Je me souviens quand je feuilletais « The Entertainer » (qu’il avait fondé en 1985) sous le soleil d’Almería.
Je me souviens des poteries de Níjar, de ces taches de couleurs diverses placées ici et là à grands coups de pinceaux.
Je me souviens de ces soirées dans un bar anglais, La Sartén, tenu par un Anglais qui ressemblait à s’y méprendre à Monsieur Mouche (Smee). Il se disait retraité de Scotland Yard mais il n’avait été que bobby, ce qui est pourtant fort honorable. Mais qu’importe ! Dans ce bar, à mesure qu’avançait la nuit et que se vidaient les verres, je me voyais toujours plus dans « Un singe en hiver », le chef-d’œuvre d’Antoine Blondin. J’aurais aimé moi aussi m’inventer un passé mais je ne parvenais pas à franchir le pas, question d’éducation probablement. Je terminais la nuit entouré d’anciens du Marine Corps, du F.B.I., de la C.I.A., de Scotland Yard, des Special Forces, d’officiers supérieurs et généraux à la retraite et j’en passe.
Almería ! Clint Eastwood ! Je me souviens de Clint Eastwood, à commencer par La Trilogie du dollar, soit : « Pour une poignée de dollars » (1964), « Pour quelques dollars de plus » (1965) et « Le Bon, la Brute et le Truand » (1966).
Almería ! Peter O’Toole dans « Lawrence of Arabia » et la charge contre les Turcs, en 1962, dans ce barranco que j’ai si souvent traversé.
Je me souviens de la chère Suzie Mandrake, de soirées bien arrosées au cours desquelles nous évoquions mille souvenirs et des préférences artistiques. Son anglais si délicat, sa finesse et sa politesse et jusqu’au fond de l’alcool. Suzie Mandrake est Veronica dans « The Dolly, Dolly Spy », l’un des quatre romans d’espionnage d’Adam Diment, disparu des écrans radar. Quelques images pour le souvenir :
http://www.nickelinthemachine.com/2009/08/the-disappearance-of-the-author-adam-diment/
Je me souviens que « Treasure Island » (1972) avec Orson Welles en Long John Silver a été tourné à Mojácar, plus précisément sur la Playa de El Sombrerico.
Orson Welles dans « Treasure Island »
Je me souviens de ma voisine, Evy, surnommée par la communauté anglaise Poison Ivy, une veuve, la soixantaine, très élégante, aux manières exquises et plutôt belle femme, mais qui lorsqu’elle me mettait à boire faisait beaucoup de bruit et jurait comme un pirate. Une nuit, des bruits étranges me réveillèrent et je tendis l’oreille, des bruits appliqués comme ceux que ferait celui qui ne veut pas attirer l’attention. Je m’habillai. Virent des cris, de chez elle : sa voix et celle de son boy friend ! Je sortis précipitamment. Accroché à un réverbère vissé à sa façade, je reconnus le boy friend, la trentaine à peine. Je dois préciser que Evy aimait les hommes sensiblement plus jeunes qu’elle et leur faisait savoir sans perdre ses bonnes manières… aussi longtemps qu’elle n’avait pas bu. Le boy friend, un Irlandais, était donc accroché au réverbère. Il était cascadeur de profession mais avec ce qu’il avait bu, il était bien incapable de se dépêtrer. Je l’aidai à l’aide d’une échelle, dans une rue en pente. Des voisins vinrent m’aider, à commencer par l’ex-bobby qui avait probablement autant bu que le cascadeur mais qui s’efforçait d’être efficace, d’autant plus que l’avant-veille je lui avais apporté des oranges et des gâteaux en cellule où il avait passé quelques jours pour tapage nocturne et menaces. On décrocha donc le bonhomme qui avait été poussé de la terrasse par Evy, ce qu’il m’expliqua entre deux hoquets, Evy qui entre-temps s’était barricadée chez elle distribuant des fuck off, bugger off, get stuffed, wanker, dickhead et j’en passe à qui lui demandait d’ouvrir. Le lendemain, elle vint frapper à ma porte, pomponnée, vêtue d’un poncho aux vifs coloris, son lévrier en laisse, et me demandant de sa voix posh si j’avais entendu du bruit cette nuit, qu’il pourrait s’agir de voleurs et qu’il me fallait ouvrir l’œil. Je la félicitai pour sa tenue… enfin, pour son poncho. Le lendemain soir, le cascadeur m’invita pour me remercier. L’alcool (du Gin-tonic une fois encore) le rendit sentimental. Il se mit à larmoyer sur mon épaule en répétant que le français était une langue décidément douce, très douce et pour exemple il me cita deux mots en boucle : bidet and duvet en instant la syllabe finale. « French is such a delicate language : bidet, duvet, duvet, bidet, bidet, duvet… » et ainsi de suite je ne sais combien de fois. Alors qu’il s’épanchait sur mon épaule d’une manière de plus en plus encombrante, son amante, Lady Evy, entra et gronda : « Be careful, Oliver, this bloody bastard is heteroflexible ! »
Je me souviens de cet ami qui prenait le soleil sur la place du village de Mojácar et qui portait un numéro tatoué sur son avant-bras gauche, un numéro d’Auschwitz-Birkenau, un numéro sous lequel figurait un triangle destiné à préciser sa condition de juif.
Je me souviens de Paul et Beatrice Beckett et de la Fundación Valparaíso, Valparaíso, ville natale de Beatrice la Danoise :
http://www.fundacionvalparaiso.com/la-fundacion/paul-y-beatrice-beckett/
Je me souviens de Gordon Goody, une figure que j’ai précédemment évoquée dans un article sur ce blog. Rest in Peace, Gordon.
Je me souviens de Tico Medina (Escolástico Medina García), un granadino né en 1934 et qui parlait et parle encore de l’Andalousie comme personne, un homme par ailleurs habitué à écouter les autres et à prendre des notes :
https://www.youtube.com/watch?v=n_J9KFgrNto
Je me souviens de marches dans Sierra Cabrera et de discussions dans les nuits tièdes de Mojácar en compagnie de José María, originaire de Navarra, un excentrique discret comme le sont les plus authentiques excentriques. A quatre-vingt ans passé, il portait invariablement des shorts très british, été comme hiver. Il avait été Requeté et s’était battu à Teruel alors qu’il avait à peine dix-sept ans. Je n’avais jamais entendu un homme faire preuve une telle férocité contre Franco et son régime, et avec une intelligence coupante comme le meilleur acier.
Je me souviens de Ric Polansky, de son salon orné de nombreuses photographies prises sur des sites archéologiques au Pérou, le Pérou qu’il avait parcouru en tous sens à la recherche de El Dorado qu’il affirmait avoir trouvé, El Dorado qu’il décrivait non pas comme une ville genre Cuzco mais comme une série de mines d’or.
Ric Polansky, un Américain arrivé à Mojácar en 1969, l’un des développeurs des lieux.
Olivier Ypsilantis