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Un voyage en train, en Inde (En lisant « India. Vagón 14.24 » d’Ignacio Carrión Hernández) – 2/2

 

Je reviens à Bénarès en compagnie d’Ignacio Carrión Hernández. A peu de distance de cette ville sainte entre toutes, à Sarnath, Bouddha donna son premier sermon, il y a environ deux mille cinq cents ans. Sarnath, une petite ville entourée de bois, est aux Bouddhistes (ultra-minoritaires en Inde) ce que Bénarès est aux Hindous.

 

Bénarès, cérémonie de crémation (elles se font à la chaîne).

 

Retour dans le train, direction l’intérieur du pays, avec arrêt de quelques heures à Allahabad avant de rouler toute la nuit en direction de Khajuraho dont les façades des temples s’ornent de centaines de scènes érotiques en haut-relief, autant d’exercices de gymnastique qui donnent le tournis, a kind of dizziness. Arrivée à l’aube en gare de Satna puis quatre heures d’autobus jusqu’à Khajuraho, soit à peine plus de cent kilomètres. Le temple de Kandariya Mahadeva où le guide signale que l’accouplement est un rite supérieur à tous les autres selon la doctrine tantrique qui envisage la femme comme centre de la Création. Itarsi, au cœur de l’Inde, un important nœud ferroviaire. Visite du village de Sevagam où Gandhi invita pour la première fois, officiellement et poliment, les British à quitter le pays. L’emploi du temps de Gandhi y est détaillé. A ce propos, je me souviens que les représentations de Gandhi étaient plutôt rares en Inde, plus rares que celles d’Atatürk en Turquie. Ainsi, je me souviens de portraits jaunis et piqués de chiures de mouches dans des gargotes, d’affiches sur des routes et, dans des villages, de modestes monuments montrant généralement le Mahatma assis en tailleur devant un métier à tisser rudimentaire, une image simple mais chargée de sens, efficace : il s’agissait d’inviter chaque Indien à fabriquer ses propres vêtements et, ainsi, à priver les Anglais de la plus-value produite par leurs manufactures à partir d’une matière première volée (ou presque) à l’Inde, le coton.

Madras, quatrième ville du pays, une ville dont l’importance est due à la pénétration britannique. On ne le dira jamais assez : l’Inde est un pays essentiellement constitué de villages d’importance diverse, plus d’un demi-million, six cent mille peut-être. Les villes indiennes sont un héritage de la colonisation, elles ont été plaquées sur la structure villageoise du pays, tant et si bien que l’un des meilleurs moyens d’étudier cette période dominée par le British Empire est d’étudier l’histoire et le développement des villes : New Delhi, Calcutta, Bombay et Madras pour l’essentiel.

De Madras, Ignacio Carrión Hernández s’en va en taxi à Pondichéry. Chaleur étouffante, mousson. Arrêt à Auroville, fief de La Mère, veuve de Sri Aurobindo. Sri Aurobindo est un grand monsieur, tant par sa vie spirituelle que politique. Je respecte ses prises de position politiques et ses jugements sur l’Occident mais je dois dire que ma visite à Auroville m’a profondément déçu, déprimé même (et je crois lire une même déception chez Ignacio Carrión Hernández). Auroville m’est apparu comme un supermarché de la spiritualité, une caserne du soft et du cool, un truc de bobos, de fils de famille un peu paumés et assez volontiers prétentieux, comme nombre de paumés. J’en suis parti déprimé au bout de quelques heures, alors que ce pays m’avait donné jusqu’alors de belles énergies. Mais Auroville n’est pas l’Inde. Cependant, mon impression de Pondichéry reste en partie contaminée par mon impression d’Auroville.

A Pondichéry, j’ai goûté une certaine nostalgie du côté de la White Town : Suffren St., Surcouf St., La Bourdonnais St., Bharati Government Park au centre duquel s’élève un agréable monument néo-classique blanc comme du sucre. Là, j’ai bu deux Ricard dans un café à l’ombre des grands arbres qui ornent cette place, deux Ricard qui après des semaines de riz, de jus de fruits et de thé m’ont fait éprouver une sensation de légèreté que je n’avais pas éprouvée depuis la Bodega Guzmán (Calle Judíos), à Cordoue, devant la synagogue où je me suis vu danser à la manière de Rabbi Jacob mais très spontanément, car n’oubliez pas que dans le film il faut le pousser et pour cause… J’ai donc goûté une certaine nostalgie ; mais que dire de cette partie française coupée de la partie indienne ? J’ai déambulé dans la White Town avant de me perdre dans les rues, à l’intérieur, derrière le front de mer, des rues indiennes comme on en voit partout en Inde, pays relativement uniforme dans ses paysages humains, de Bombay à Calcutta, de New Delhi à Cochin. Puis je suis reparti en voiture, vers la côté ouest, vers Cochin-Ernakulam, avec ce délicat goût de la nostalgie dont je m’efforce encore de definir les contours et le volume.

 

Basilique du Sacré-Cœur de Jésus (milieu XIXe siècle), Pondichéry

 

Le chapitre 7 s’ouvre sur ces mots : “El correo nocturno a Bangalore sale de la estación de Madras lleno hasta los topes” (Le courrier nocturne pour Bangalore part de la gare de Madras chargé à ras bord). Bangalore ¡ Je n’ai pas voulu m’y arrêter. J’ai regardé par les fenêtres du train ces buildings de verre dans lesquels se réflétait un ciel presque de mousson et j’ai préféré poursuivre. Ville de la high tech par excellence (et dont la population a augmenté extraordinairement depuis les années 1970), Bangalore est aujourd’hui la cinquième ville du pays, juste après Madras. Non, vraiment, je n’ai pas voulu m’arrêter à Bangalore, capitale de l’État du Karnataka, et j’ai préféré poursuivre vers le Kérala. Le nom Bangalore ne m’avait longtemps évoqué que ces explosifs placés dans un tube et destinés à faire sauter des obstacles sans se découvrir, le Bangalore torpedo, une technique mise au point par le Captain McClintock de l’Army of India. Dans ma mémoire cinématographique, elle m’évoque d’emblée une scène de “Saving Private Ryan” (1998) de Steven Spielberg.

“El vagón se llena de esa música que los indios interpretan cada amanecer, una sonata de carraspeos, gárgaras, toses, escupitajos y eructo, acompañados de acordes de vientos de las mas diversas escalas”. Ce passage est en tous points digne de Rabelais ; et j’ai été témoin de telles scènes, scènes auxquelles je n’ai pas tardé à me joindre et avec plaisir. Un détail toutefois : les Indiens font beaucoup de bruit avec leur bouche, leur gorge plus exactement, mais jamais je ne les ai entendus faire du bruit avec leurs sphincters, comme en Chine, jamais ! La gorge est la voie de la vie, il convient donc de la soigner autant que posible. Les Indiens se nettoient la gorge aussi souvent que les Juifs se nettoient les mains. De ce point de vue, je suis l’héritier de ces deux cultures.

Mysore, deuxième ville du Karnataka. Très touristique. Je ne m’y suis pas attardé. Mysore, un nom qui m’évoqua d’abord Tipu Sultan (1750-1799), ses pièces frappées de caractères perses. Sur plusieurs d’entre elles, des éléphants caparaçonnés.

 

 Des camions indiens

 

Vers Bandipur. Trichur. Cochin. Trivandrum. Kovalam. Cap Comorin, pointe extrême du sous-continent indien, dans le Tamil Nadu. J’ai été plus ému, je dois le dire, au cap Sounion ou au cap Ténare (cap Matapan), à la pointe du Magne, l’un des doigts du Péloponnèse. Mais j’en reviens à Ignacio Carrión Hernández et à Cochin. J’aurais aimé qu’il s’attarde un peu plus dans cette ville où prennent place nombre de mes plus beaux souvenirs d’Inde, parmi lesquels la postière évoquée auparavant. Et je me souviens de ces retours dans la vieille ville, la ville insulaire, à la nuit tombée, avec ces monticules de déchets soigneusement constitués à intervalles réguliers et auxquels on avait mis feu, des feux qui éclairaient les rues d’une lumière digne de Rembrandt ou de Georges de La Tour, des rues en terre battue aujourd’hui probablement asphaltées.

Mes souvenirs se sont emmêlés à ceux d’Ignacio Carrión Hernández. Je voulais rendre compte de ce livre et je me retrouve à présent tout entortillé. Mais qu’importe ! De Cochin, Ignacio Carrión Hernández revient vers Madras. Son voyage est dévié pour cause de pluies et d’inondations. Arrêt à Ellora où il s’attarde dans la grotte de Kailasa, probablement la plus extraordinaire construction humaine de toute l’Inde et, je pèse mes mots, de notre planète, extraordinaire par ses dimensions mais aussi parce qu’elle s’est constituée non par ajouts mais par retraits, un travail en négatif en quelque sorte. Ellora, dans l’État du Maharashtra, soit trente-quatre temples qui se répartissent entre temples bouddhistes (douze), temples hindouistes (dix-sept) et temples jaïnistes (cinq), les plus anciens étant les bouddhistes et le plus impressionnant de tous étant le temple (bouddhiste) de Kailasanatha (VIIIe siècle).

Retour à Bombay en Boeing 737. Il y rencontre le Père Francisco A. Benac, un jésuite espagnol installé en Inde qui lui évoque longuement l’apparition de la Vierge à San Sebastián de Garabandal, dans la province de Cantabria. Puis il rencontre le petit-fils du Mahatma Gandhi, Rajmohan Gandhi, opposé à la politique d’Indira Gandhi (fille de Kamala Nehru et sans lien de parenté avec le Mahatma). Je rappelle que l’auteur du livre que j’ai entre les mains est journaliste (et écrivain, auteur notamment d’un volumineux journal commencé en 1961) et qu’il finira sa carrière comme envoyé spécial du quotiden “El País”. Je profite de cette parenthèse pour ajouter qu’il est également l’auteur de plusieurs récits de voyage dont (outre “India, vagón 14.24” rédigé lorsqu’il était correspondant en Angleterre de la revue “Blanco y Negro”) “De Moscú a Nueva York” et “Madrid, ombligo de España”.

 

Des femmes indiennes. L’Inde, une puissance des couleurs qui hante le souvenir. En lien, le festival des couleurs (Holi Festival) :

https://www.youtube.com/watch?v=xaysqwFoVOE

 

Mais je poursuis le voyage en compagnie de l’auteur. Agra, Taj Mahal puis dernière étape dans le wagon 14.24, Agra, New Delhi, soit six heures, accroché à une locomotive qui ne dépasse guère les 50 km/h. En avion New Delhi, Calcutta où il rencontre Teresa de Calcutta. Puis retour à New Delhi ; et c’est sur un portrait incisif d’Indira Gandhi que se termine ce récit d’un voyage en Inde.

Comment terminer cet article qui pourrait s’ouvrir sur d’autres articles, avec ce flux de souvenirs suscité par cette lecture ? Je ne sais. Je me souviens de mon bien-être, là-bas, un bien-être qui me rendait transparent, un bien-être qui me faisait œil et rien qu’œil. Je n’emportais pas d’appareil photographique, je ne voulais pas interposer entre eux et moi cette chose compliquée et coûteuse. Je n’emportais que deux carnets à couverture rigide afin de mieux prendre des notes, à tout moment, accroupi au coin d’une rue, d’une place, assis dans les autobus, les trains, les taxis, les rickshaws, prendre des notes dans la marche aussi. Et celui qui écrit est discret, plus discret qu’un photographe, encore que…

Je terminerai cet article par cinq “Je me souviens”, pas plus :

Je me souviens de mon bien-être à me sentir goutte d’eau dans un océan.

Je me souviens de l’embarcadère et de l’embarcation qui de Ernakulam me conduisait à Cochin. C’était au petit-matin, dans un jour déjà parfaitement lumineux. J’aurais voulu glisser sans fin sur ces eaux tièdes. Et j’ai ce même désir, à Lisboa, dans les navettes qui vont d’une rive du Tejo à l’autre.

Je me souviens de cette marchande d’antiquités, une Chrétienne du Kerala au visage de déesse gréco-bouddique et à la chevelure d’une vitalité divine. Une croix latine en or jaune brillait à son cou, et le rapport de cet or à cette peau (dont la tonalité se condondait avec celle des meubles en bois sombres et précieux qui encombraient son magasin) m’apparut lui aussi divin.

Je me souviens de ces arrêts plus ou moins prolongés dans des gares plus ou moins importantes, parfois même in the middle of nowhere, avec rien que de la poussière ocre et brûlante. J’ai aimé ces moments. Pourquoi ? J’observais avec intensité car je savais que je ne reviendrais probablement jamais là. Une force m’imposait de rendre compte de ces moments, ce que je faisais une fois remonté dans le train. Là, je griffonnais des notes, incapable de trouver le sommeil comme ces Indiens qui m’entouraient, qui s’endormaient à volonté et pouvaient garder la posture durant des heures et des heures, sans faire le moindre mouvement. Je dormais peu, je mangeais peu, je ne connaissais ni la fatigue ni la faim. J’étais là comme en mission, de retour au pays peut-être…

Je me souviens que Bombay est un nom qui dérive directement du portugais : Bom Bahia, la Bonne Baie.

 

Les couleurs explosent aussi sur les uniformes de l’armée indienne, lors de la célébration de Republic Day, à New Delhi, les 26 janvier. Ci-joint, une séquence du défilé militaire avec le Sikh Regiment :

https://www.youtube.com/watch?v=6fBLznl_pnQ

 

 Olivier Ypsilantis

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