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Un voyage en train, en Inde. (En lisant « India. Vagón 14.24 » d’Ignacio Carrión Hernández) – 1/2

 

Parmi les très nombreuses manières de voyager, l’une d’elles m’a particulièrement séduit pour diverses raisons, et d’abord parce que le train est bien la meilleure manière de découvrir l’Inde. Ces voyages en train en Inde restent parmi mes plus beaux souvenirs de voyage, des souvenirs qui me revisitent très souvent et à l’improviste. A ces milliers de kilomètres parcourus, j’aimerais en ajouter d’autres milliers. J’ai tellement aimé les trains indiens, le souffle des diesels, les paysages tantôt brûlés, tantôt luxuriants, avec ces arrêts plus ou moins prolongés au cours desquels je marchais à pas lents sur les quais. Le train était devenu ma maison et je le quittais toujours à regret.

J’ai devant moi un petit livre à couverture verte. Je me souviens de mon plaisir, lorsque je l’ai dégoté dans le fouillis d’un bouquiniste de la Plaza de la Corredera, à Córdoba. Il s’intitule « Indian Vagón 14.24 ». Son auteur, Ignacio Carrión Hernández. Le bouquiniste vendait de nombreux ouvrages publiés au cours de cette période communément nommée la Transición española, des années qui virent une frénésie éditoriale, souvent de qualité, après presque quarante ans de franquisme. Ce petit livre a été publié en 1977.

Ignacio Carrión Hernández fit donc un curieux voyage. Cet Espagnol originaire de Valencia (il résidait alors à Cambridge) répondit à une annonce qui proposait un voyage dans un wagon (le 14.24) qui, accroché à des trains indiens, allait faire le tour du pays, un tour organisé par un Anglais résidant à New Delhi.

 

Ignacio Carrión Hernández (San Sebastián, 6 sept. 1938 – Valencia, 8 oct. 2016)

 

Quelques notes de lecture. Arrivée par avion à New Delhi. Les sens sont assaillis. (A ce propos, je me souviens d’avoir été plongé durant une dizaine de jours dans un état proche de la dépression lors de mon retour d’Inde, un état que j’ai rétrospectivement expliqué par le manque de couleurs. Les couleurs de l’Inde ! Les couleurs de l’Inde qui sont les saris, les images religieuses du panthéon hindou mais aussi chrétien, les épices, les camions…). Une petite annonce dans un journal londonien proposait un tour de l’Inde en six semaines pour la modique somme de 80 £, soit moins de 10 000 pesetas. Un certain Jim Glossop, originaire du Yorkshire, avait loué un wagon qui attendait en gare de New Delhi une douzaine de voyageurs pour s’accrocher à des trains ordinaires et faire un tour du pays, un wagon dénué de tout confort. Pas de guide. Pas de nourriture spéciale. Des toilettes et une cuisine rudimentaires.

L’auteur écrit : « A mí los viajes me dan risa, por eso los hago » (« Je ris lorsque je voyage ; c’est pourquoi je voyage »). Et c’est vrai. On pique volontiers des fous rires en voyage, plus qu’en restant chez soi. Mais pourquoi ? Parce que l’attention se désengourdit, que les habitudes sont dérangées et qu’ainsi le si précieux étonnement nous atteint plus sûrement.

Un portrait synthétique de la capitale de l’Inde, New Delhi, New Delhi qui n’est pas l’Inde a dit le Mahatma Gandhi. New Delhi est pourtant l’Inde dans l’un de ses quartiers, Chandni Chowk (l’Inde en miniature). Départ en train (dans le wagon 14.24), New Delhi pour Hardwar (anciennement Gangadwara), ville sacrée aux portes du Gange.

J’allais oublier de décrire plus minutieusement le wagon, la demeure roulante d’une douzaine de voyageurs durant six semaines. C’est un wagon rougeâtre avec fenêtres à barreaux noirs. L’intérieur du wagon correspond précisément à la description de l’annonce. Deux bancs qui se font face dans la longueur, un fourneau alimenté au charbon, des toilettes et une douche. Quelques tabourets en osier et une petite table ont été ajoutés par Jim Glosop, ainsi que quelques cartes de l’Inde. Ce que ne précise pas l’auteur : les toilettes sont-elles Indian Style ou Western Style, un détail qui a son importance pour celui qui a pratiqué les trains indiens, des trains qui offrent le choix entre ces deux styles (à prononcer avec l’accent anglais). Dans le wagon aussi un ventilateur, au plafond. Nettoyage et séchage du linge à l’arrêt, dans les gares, ou bien dans le wagon. Douches rapides, la réserve d’eau étant peu volumineuse. Le ménage et autres corvées (dont les toilettes) incombent aux occupants du wagon.

 

Un train indien et sa locomotive diesel

 

L’auteur de ce petit livre sait tenir ses humeurs à distance, comme le font les voyageurs anglais que je ne cesse d’apprécier, en grande partie pour cette raison. Sur ces pages flotte une ironie légère, une distanciation que cet Espagnol originaire de Valencia (il est né au Pays Basque accidentellement, pour cause de guerre civile) a probablement appris chez les Anglais.

Ignacio Carrión Hernández évoque cette lenteur (langueur ?) indienne, « una languidez especial », et me vient un souvenir indien avec la postière de Cochin, à laquelle je remettais des cartes postales qui montraient généralement des attelages de buffles aux cornes peintes et des éléphants, beaucoup l’éléphants. Je me souviens donc de la postière de Cochin, en sari toujours et dont la couleur changeait d’un jour à l’autre, une postière belle et souriante. Elle quittait le bureau de poste à pas très lents, majestueux pourrait-on dire, protégée par une vaste ombrelle tantôt mauve tantôt safran. Je l’observais. J’observais aussi l’un des derniers Juifs de Cochin, à quelques pas du bureau de poste, un homme à la peau et au regard clairs, appuyé à la rambarde de son escalier, à l’entrée de Synagogue Lane, un cul-de sac où j’aimais m’accroupir, le dos appuyé contre un mur, pour prendre des notes. J’ai repensé à la postière de Cochin en lisant ces mots d’Ignacio Carrión Hernández : « … se mueven con esa elegancia natural de las indias, una mezcla de calma y determinación inimitable. »

Excursion à Rishikes, ville plus petite que Hardwar mais non moins sainte et rendue célèbre par les Beatles. Lucknow – Benares, la ville la plus sainte du pays et l’une des plus anciennes, soit sept heures de voyage.

Tout en lisant ce livre, je m’interroge : comment Ignacio Carrión Hernández l’a-t-il écrit ? Il me semble qu’il a pris des notes (plus ou moins élaborées), une manière de croquis, avant de passer à l’élaboration finale. C’est ainsi qu’on travaille le mieux : des notes pour mieux se souvenir, entre stylographe et papier puis entre clavier et écran. A ce propos, je me souviens de mon immense plaisir à prendre des notes, plus précisément dans quelque chose en mouvement, des trains en l’occurrence (avec ces wagons tirés par de puissants et lents diesels) mais aussi des autocars, des taxis et des rickshaws.

Je lis ces pages et mille souvenirs me saisissent. Je suis dans des trains, entre backwaters du Kérala et aridités du Tamil Nadu où je me vis par moments dans la savane africaine, mais une savane plus assoiffée où le minéral semblait vouloir en finir avec un végétal déjà bien affaibli. J’ai tant aimé ces heures ; et j’y reprends place sans peine. Je laissais aller mon regard dans des espaces circonscrits par des fenêtres que striaient des barreaux fixés à l’horizontale, des barreaux que le regard oubliait sans peine.

Mais j’en reviens à Ignacio Carrión Hernández. Il évoque ces cadavres d’Hindous, à Benarés, entre les flammes d’un bûcher et l’eau du Gange. Des cadavres ne sont qu’à moitié brûlés : ce sont des cadavres de pauvres qui n’ont pu s’offrir assez de combustible pour une crémation complète. L’un de ces cadavres heurte sa barque, un cadavre qui dans un moment se retrouvera au milieu des baigneurs (« dentro de un momento estará entre los bañistas »). L’odeur de chair brûlée venue des ghats. Les corbeaux et les vautours dans les palais en ruine. L’urine partout et son odeur. C’est un livre très convaincant aux grandes qualités sensorielles. Nombre de paragraphes pourraient sans peine faire l’objet d’un dessin ou d’une gravure. L’Inde, pays puissamment visuel dont on revient comme drogué, drogué par ses couleurs d’abord. Je le redis, j’ai connu comme une dépression à mon retour d’Inde, par manque de couleurs.

Un rickshaw, le moyen de transport urbain le plus populaire en Inde.

 

Je me suis souvenu d’équipées avec conduite en zigzag à bord d’une Hindustan Ambassador Classic 1500 DSL, des zigzags d’autant plus inquiétants que sur ces routes par ailleurs assez proprement asphaltées il n’y avait pas le moindre marquage au sol. Il faut les avoir empruntées pour prendre conscience du sentiment de sécurité qu’il donne. Circulaient de nombreux camions-citernes plutôt vétustes sur lesquels il était écrit au pochoir Highly Inflammable. Avant de prendre la route, le chauffeur, un Chrétien, ne manquait jamais de se recueillir devant un petit autel en bord de route, avec Jésus-Christ au cœur ardent et saignant honoré de colliers de fleurs et de bâtonnets d’encens aux tonalités d’épices. De plus, un chapelet était accroché au rétroviseur et une petite croix se balançait au gré de la route. Mais Jésus-Christ ne me suffisait pas et derrière les camions-citernes, je m’en remettais aussi aux divinités du panthéon hindou.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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