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Fin d’année 2016 à Lisbonne

 

24 décembre. En l’église Santa Catarina. J’ai pensé une fois encore à John Flaxman en détaillant certaines compositions placées dans la partie haute de cette construction.

Au Portugal, on multiplie les formules de politesse (un peu comme en France), contrairement à l’Espagne où les rapports sont beaucoup plus directs, une remarque qui ne constitue en rien un jugement de valeur. Il arrive qu’au Portugal l’Espagne vienne à me manquer, alors qu’en Espagne le Portugal ne me manque pas vraiment. Il me semble pourtant que j’aime pareillement ces deux pays.

Les églises de Lisbonne sont édifiées sur un plan simple, rectangulaire, avec chapelles latérales généralement peu marquées, souvent de simples renfoncements dans l’épaisseur des murs. Le revêtement quant à lui propose des compositions complexes, avec soit des azulejos soit de la marqueterie de marbre recouvrant les parties verticales. Aux plafonds, des compositions peintes à la fresque ou marouflées.

Basílica dos Mártires. La première église a été détruite par le tremblement de terre de 1755. L’actuelle basilique, conçue par l’architecte Manuel Reinaldo dos Santos, a été consacrée en mars 1784. Les meilleurs artistes et artisans de l’époque ont travaillé sur ce chantier en utilisant les meilleurs matériaux : pierres, marbres, bois, métaux. Créativité portugaise avec les crèches. Presépio de Natal. Autour d’une statuette de Santo Expedito, une multitude d’ex-voto d’une affligeante sobriété — on dirait des plaques professionnelles d’avocats ou de médecins. Obrigada. Agradecida. Mãe grata. Uma avó muito agradecida… Plafond en berceau à dominante vert pistache.

Rua Anchieta et les bouquinistes du samedi, le long de la Livraria Bertrand do Chiado, livraria mais antiga do mundo, qu’on se le dise !

 

Rua Anchieta, Feira de Livros do Chiado, tous les samedis de 9h à 18h. Le libraire d’occasion porte le beau nom de ALFARRABISTA.

 

Église São Roque. Chapelles latérales prononcées avec foisonnements dorés (riches en colonnes torses et salomoniques) qui encadrent des statues d’une facture plutôt médiocre et disproportionnées (trop petites) par rapport à ce qui est supposé les mettre en valeur.

Messe de Noël en la Igreja das Mercês, une église qui allie rigueur structurale et (relative) exubérance de la décoration, ce qui me semble typique des églises lisboètes de cette époque. Je m’efforce de suivre l’office, ce qui m’est aisé considérant la belle diction du prêtre. C’est une cascade de chuintantes qui menacent de tout emporter. Me déshabituer du castillan pour entrer dans une autre ambiance sonore. Pour l’heure, ma situation est douloureuse : je lis en portugais avec une relative aisance, je le comprends correctement, dans certaines conditions, et je le parle toujours maladroitement, le castillan cherchant toujours à s’imposer.

Le volume intérieur de cette construction avec voûte en berceau (abóbada de berço) est imposant et, pourtant, une certaine intimité est préservée. Une odeur de poussière, d’encaustique (je reviens dans l’appartement de ma grand-mère) et d’encens. De la moquette rouge dans l’allée centrale et sur les côtés. Des bouquets de fleurs rouges. Des filigranes dorés assourdis par le temps. Où suis-je ? Je me perds dans des détails décoratifs et j’en oublie l’homélie et sa cascade chuintante.

26 décembre. Au Cinema Ideal, un cinéma d’art et d’essai qui, comme il se doit, présente les films dans leur langue originale avec sous-titres en portugais. Vu « Le Client » de l’Iranien Asghar Farhadi, un film au scénario riche et sans faille qui interroge la culpabilité et le pardon, les rapports entre l’individu et la société, entre l’homme et la femme, etc. C’est un film aussi riche en questionnements que les grands romans de Dostoïevski. Et j’ai pu une fois encore goûter la beauté de la langue iranienne tout en lisant la traduction en portugais, un excellent exercice. La riche expérience théâtrale d’Asghar Farhadi injectée dans le cinéma. L’excellence de tous les acteurs et actrices (y compris les rôles secondaires), à commencer par Shahab Hosseyni. A côté, rua do Largo 13, à l’étage, un espace littéraire où boire un café et acheter des livres d’occasion, un espace au beau plancher blond, un espace d’un blanc immaculé, riche en moulures, au plafond mais aussi aux murs.

Le bar dans la rue adjacente à la mienne affiche Quarta-feira há peixinho na grelha, soit : Mercredi il y a du poisson grillé. Dans sa petite devanture, le patron a placé une crèche où pullulent des lapins en plastique blanc, généralement assis. Des commerces de poche, à peine des commerces tant ils sont discrets. J’hésite à y entrer : sont-ce des commerces ? Un café placé dans un renfoncement a pour nom Conspiração ; je ne manquerai pas d’y prendre des notes… Du linge accroché partout et à la portée des passants. Je m’amuse à deviner la composition de la famille. J’observe les façades, j’étudie leur rythme que donnent les dimensions des ouvertures et les espaces ménagés des unes aux autres, rythme que donnent aussi les parties en retrait et en saillie avec lesquelles la lumière joue différemment selon les saisons et les heures du jour.

 

 Cinema Ideal (rua do Largo 15), l’une des meilleures salles de cinéma de la capitale portugaise. A l’étage, Livraria – Salão Ideal – Café.

 

Bairro Alto, ramassage des poubelles en début d’après-midi, une heure peu propice à ce genre d’activité considérant la circulation. De fait, il n’y a presqu’aucun container. L’éboueur doit donc ramasser des petits paquets entassés pêle-mêle et souvent mal fermés, sans compter bouteilles et canettes, et du rebut qui s’apparente aux encombrants. Aucun tri, le verre, le carton, l’organique et j’en passe entassés dans le plus grand désordre. Toutes ces opérations de ramassage prennent du temps et, surtout, laissent derrière elles, sur le pavé (et entre ses interstices), des résidus en tous genres, parmi lesquels des résidus alimentaires. Je ne connais pas en Europe de système d’évacuation d’ordures aussi mal organisé.    

Certes, la proximité de l’espagnol et du portugais m’aide mais jusqu’à un certain point ; car cette proximité sait favoriser une certaine confusion, principalement quant aux sonorités. Il est vrai qu’elle ne porte en rien préjudice à la structure — à la syntaxe. Il est aussi vrai que pour l’heure, les circonstances m’invitent à travailler beaucoup plus par l’œil (mémoire visuelle) que par l’oreille (mémoire auditive).

28 décembre. Cabo de Roca, o ponto mais ocidental do continente europeu, est-il précisé sur un monument tourné vers le large et surmonté d’une croix latine. Des Asiatiques tournent autour et ne cessent de se photographier. Ce lieu semble les enchanter. Je pense d’un coup à l’île d’Ouessant, où les habitants rappellent non sans fierté que leur île est la terre la plus occidentale de la France métropolitaine. Au pied du monument, je relève l’inscription suivante (elle est de Luís de Camões) : Aqui, onde a terra se acaba e o mar começa. Je me tiens donc entre le monument et l’océan, et je m’efforce d’être ému comme le sont probablement ces Asiatiques.

Parfums salins et souvenirs de vacances atlantiques. A perte de vue, des tapis de Griffes de sorcière. Habitat soigné, a Blend of Atlantic and Mediterranean Style.

Restaurante Muchaxo, sur la praia do Guincho (Cascais). Étrange ambiance. C’est une sorte de vaste chiringuito (soit une buvette de plage) qui s’est amplifié au cours des décennies jusqu’à proposer un hôtel et un restaurant. Ce vaste ensemble de bric et de broc est essentiellement composé de pierres à peine dégrossies et de troncs (piliers et poutres) eux aussi à peine dégrossis. De nombreuses célébrités ont été les hôtes de ces lieux, ainsi qu’en témoignent des photographies placées à l’entrée de ce vaste établissement. Parmi ces célébrités, Pierre Mendès France, Juif d’origine portugaise, le dernier socialiste de France digne de ce nom. Curieusement, j’ai pensé à lui, hier soir, à ses écrits que notre professeur d’économie nous invitait à lire. Il considérait certains de ses livres comme non moins importants que certains classiques au programme, John K. Galbraith ou François Perroux, Paul Bairoch ou Jean Fourastié pour ne citer qu’eux. Et ce professeur n’était pas un socialiste. Hier soir donc, j’ai pensé à Pierre Mendès France, à ses livres recommandés par ce professeur libanais qui nous préparait au baccalauréat série B. Aussi vois-je comme une étrange coïncidence cette photographie qui le montre à l’endroit précis où je me tiens. Il regarde l’objectif, entre le général Ernesto Augusto de Melo Antunes et le président du Banco de Portugal, ainsi que le précise la légende, une légende qui donne aucune date. Mais le visage de Pierre Mendès France, le style des vêtements et de la photographie me laissent supposer qu’elle a été prise au début des années 1970. Nous sommes en hiver : Pierre Mendès France porte un manteau, une écharpe et il a les mains enfoncées dans les poches. Ce chiringuito de bric et de broc a décidément un passé chic. Dommage que soit venu s’ajouter et se surajouter tout un complexe. J’aurais aimé que l’on s’en tienne à la baraque (barracão) inaugurée en mai 1945 et précisément appelée « A Barraca ». Mais tous les espaces s’encombrent, ne cessent de s’encombrer, ce qui est bien un signe de mort.

 

Le Restaurante Muchaxo à ses débuts, lorsqu’il était fréquenté par les Condes de Barcelona et le futur roi d’Espagne, Juan Carlos.

 

30 décembre. Feuilleté un livre lu stylographe en main il y a une vingtaine d’années, « Le Socialisme » d’Émile Durkheim, un livre inachevé puisqu’il ne constitue que la première partie d’une Histoire du socialisme. L’axe sous-jacent de cette suite de leçons, dispensées à la Faculté des Lettres de Bordeaux, de novembre 1895 à mai 1896 : le socialisme et le communisme ne sont pas deux branches distinctes sorties d’un même tronc (le marxisme), l’un et l’autre forment depuis leurs racines deux troncs bien distincts ; et que leurs branches viennent parfois se toucher et leurs feuillages se mêler ne change rien à ce fait.

Me procurer « Journal of a Voyage to Lisbon » de Henry Fielding.

Marche dans Lisboa. La librairie Bertrand do Chiado (fondée en 1732), ses salles en voûtes d’arêtes et ses passages en plein-cintre. Un mot assez difficile à prononcer, Cabeleireiro (salon de coiffure). Espingardaria (de espingarda, on pense espingole), armurerie. A Sardinha é o superlativo do Mar Português que Fernando Pessoa sublinhou a dourado… Bu un excellent Moscatel de Setúbal sans parvenir à calmer certaines inquiétudes. Pouvoir vivre l’instant présent et rien que l’instant présent ; mais il faut probablement une grâce particulière pour y parvenir, et cette grâce m’a été refusée.  

31 décembre. La Fundacão Calouste Gulbenkian présentera en 2018, du 3 février au 5 juin, une rétrospective de José de Almada Negreiros (1893-1970) qui vise à interroger cet artiste polyfacétique en regard du modernisme (ideia de modernismo total). L’hommage promet d’être massif, avec spectacles, conférences, tables-rondes, sans oublier un catalogue global (abrangente) qui espère rester une référence pour les générations futures. Comme Fernando Pessoa avec lequel il a collaboré (voir « Revista Orpheu »), ce Portugais de Lisbonne a passé son enfance sur un autre continent, en Afrique, à São Tomé e Príncipe où son père était officier de cavalerie. Son œuvre la plus reproduite, me semble-t-il, un portrait de Fernando Pessoa (huile sur toile) dont il existe deux versions, l’une de 1954, l’autre de 1964.

Feira da Ladra (Campo de Santa Clara). Des bouffées du passé devant certains objets exposés dans ce vaste marché aux puces. Chez un bouquiniste. J’en sors avec un superbe catalogue d’époque (1929-1930) sur la Exposición Iberoamericana de Sevilla pour la somme de… deux euros. De très belles publications Die Blauen Bücher années 1930 pour la même somme. Mais je possède ces titres. Par ailleurs il leur manque la jaquette, ce qui porte préjudice à leur qualité.

A certains endroits sur le pavé de Lisbonne sont déclinés (notamment aux abords de la gare de Santa Apolónia et sur la Praça do Município) les triangles noirs et blancs (triangles rectangles isocèles) sur lesquels s’inscrit le blason (brasão) de la ville. C’est probablement sur la Praça do Município que les compositions à partir de ce motif simple sont les plus amples et les plus élaborées.

 

Vue aérienne de la Praça do Município em Lisboa. Au fond à droite, la Praça do Comércio.

 

Il y a un véritable génie portugais (lisboète tout au moins) du recyclage. Il y aurait un catalogue considérable — et en constante expansion — à dresser au sujet de cette production. Il y a bien sûr Arturo Bordalo, une œuvre que j’ai découverte dans les Armazéns do Chidao mais il y en a bien d’autres. La société Garbags (contraction de garbage et bags) propose une production de qualité élaborée à partir de sacs genre sacs de chips ou paquets de café. Voir leur magasin rua de São Vicente 17. Leur slogan : Think Global, Act Local, Go Garbags ! Leur site : www.garbags.eu

Le soir, devant l’estuaire du Tejo, à la station fluviale Cais do Sodré, avec une bouteille d’un vin de l’Alentejo, plein de caractère, accompagné d’olives de la même région. Feux d’artifice du côté de la Praça do Comércio et de l’autre côté de l’estuaire, à Almada. Dans la foule portugaise, les Espagnols constituent des groupes bruyants et agités. Suivant la coutume espagnole, je mange douze grains de raisin (uvas de la suerte) aux douze coups de minuit.

 

Olivier Ypsilantis

 

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