Pierre Lurçat et moi partageons une même préoccupation envers ces Juifs — ces clercs — qui trahissent Israël. Je l’ai compris en lisant un article sur son blog, « Vu de Jérusalem », un article publié en 2009 sous le titre : « Soixante ans après son Indépendance, l’État juif contesté par ses propres élites », une recension du livre de Yoram Hazony, intitulé « L’État juif » et sous-titré « Sionisme, post-sionisme et destins d’Israël ». Il y est notamment question de Martin Buber… comme il va en être question dans le présent article :
A gauche de l’image, Pierre Lurçat, à la Knesset, en compagnie du député Likoud Yariv Levin.
Ci-joint, une présentation sur Radio J, en podcast, le 2 novembre 2011, de « La trahison des clercs d’Israël », par l’auteur qu’interroge Michel Zerbib. Cette présentation tiendra lieu de préambule au livre en question :
J’ai découvert tardivement l’article intitulé « Soixante ans après son Indépendance, l’État juif contesté par ses propres élites ». Entre-temps, j’avais écrit un petit article sur Martin Buber, « Martin Buber et le principe dialogique – 3/3 », dans lequel j’évoquais le sionisme très particulier de Martin Buber, un sionisme qui pourrait être qualifié d’anti-sioniste… :
http://zakhor-online.com/?p=8947
Et j’avais laissé percer mon humeur dans « Martin Buber – ‟Fragments autobiographiques” », en fin d’article où j’écris notamment : « Dois-je ajouter une note d’humeur ? Mon admiration pour Martin Buber est grande. Il porte les valeurs de l’Aufklärung et du judaïsme. Je me sens proche de cet homme qui se disait sans doctrine. Je m’incline devant cet homme que Louis Massignon voyait comme le continuateur de Judah Magnes. Pourtant, quelque chose me gêne chez lui, m’irrite même — mais quoi ? Probablement cette hypertrophie de l’éthique et cette atrophie du politique, et plus encore. Israël a besoin de Martin Buber ; mais Israël ne peut se limiter à Martin Buber » :
http://zakhor-online.com/?p=2539
Je regrette de me citer ainsi, mais je veux simplement souligner auprès du lecteur combien les préoccupations de Pierre Lurçat en la matière sont aussi les miennes.
Le livre de Pierre Lurçat est structuré en cinq parties flanquées d’un préambule et d’une conclusion. Cette étude m’aura permis de mettre de l’ordre dans mes connaissances, de les préciser et de les compléter. Je tiens donc à remercier l’auteur. Dans la recension qui suit, je me permettrai de placer quelques réflexions personnelles suscitées par cette lecture. Je les placerai [entre crochets] afin d’interférer le moins possible avec le livre même. Je signale par ailleurs qu’une riche bibliographie vient appuyer cette belle synthèse militante mais aussi didactique qui s’appuie sur une somme considérable de lectures, en hébreu, en anglais et en français.
Première partie : Brith Chalom et la naissance du pacifisme israélien
Martin Buber et le piège d’une éthique sans politique
[Je lis toujours Martin Buber avec entrain ; mais lorsqu’il en vient aux rapports éthique/politique en regard du sionisme, je ne puis réprimer une sourde irritation envers un philosophe que j’admire par ailleurs. Martin Buber ne perçut pas l’imminence de la Shoah et ne quitta l’Allemagne pour Jérusalem qu’en 1938 et sous la pression d’amis. J’ai souvent évoqué cet aveuglement politique d’un certains nombre de penseurs juifs de culture allemande, un sujet d’étude des plus passionnants. Car, enfin, qu’est-ce qui a produit cet aveuglement particulier ? L’assimilation à l’allemande ? Je le crois, avec cet idéalisme qui a fait dire à Martin Buber (propos rapporté par Pierre Lurçat : « Hitler incarne le refus de la réalisation de l’esprit ». Que c’est bien dit ! C’est ronflant ! Ce genre de réflexion me fait penser, en symétrie, à cette réflexion assez répandue lorsqu’il est question de la Shoah, réflexion selon laquelle c’est l’homme (ou l’humanité) qui a été atteint. On peut tout de même signaler, et à tout hasard, que l’homme ainsi atteint était juif — et qu’il a été ainsi atteint parce que juif.]
L’auteur évoque la rencontre de l’idéalisme allemand et du judaïsme. Et il en vient à ces Juifs allemands qui « se perçoivent comme les meilleurs représentants (de la culture allemande) au point de faire de l’éthique kantienne un mode de vie ». En bas de page 31, Pierre Lurçat place près finement une note qui nous signale que dans « Irrational Man » de Woody Allen, le professeur de philosophie explique qu’à suivre les préceptes de Kant on aurait été conduit à devoir dénoncer Anne Franck…
[J’insiste. N’est-ce pas aussi cet idéalisme kantien qui l’air de rien fait dire aux uns et aux autres que c’est l’humanité (l’homme) qui fut attaquée par la Shoah, en oubliant de préciser (ou en ne voulant pas préciser) que cette attaque était spécifiquement dirigée contre les Juifs ? Il y a bien dans le monde et chez certains Juifs un refus de reconnaître le politique chez les Juifs, comme si ces derniers ne devaient sous aucun prétexte quitter l’éther éthique et se compromettre avec le politique — le sionisme politique.]
Martin Buber et le sionisme : histoire d’une trahison
[Pierre Lurçat évoque cette légende tenace selon laquelle Theodor Herzl fut « un Juif totalement assimilé et ignorant de la Tradition ». Je profite de cette remarque pour en glisser une autre, et en parfaite symétrie : on oublie — on veut oublier — que Moses Mendelssohn, le Juif de l’Aufklärung, fut un Juif croyant et observant, strictement observant. D’une manière générale, la volonté simplificatrice est toujours active, et selon elle on ne peut être un Juif « éclairé » tout en restant attaché à la tradition juive et ses préceptes.]
Pierre Lurçat en revient à ce livre qu’il juge « essentiel à la compréhension de l’histoire de l’État d’Israël » : « L’État juif », sous-titré « Sionisme, post-sionisme et destins d’Israël », de Yoram Hazony, un livre que je me suis promis de lire pour en faire une recension. On y apprend que Martin Buber recruté par Theodor Herzl ne tarda pas à poser des problèmes. Il finira par prendre la tête de ce qui allait devenir l’opposition la plus déterminée à Theodor Herzl au Congrès sioniste. Après la mort de ce dernier, Martin Buber lui reprocha de ne pas être assez juif (!?), reproche à partir duquel il élabora une doctrine du « sionisme authentique », avec réalisation plutôt individualiste ne tenant compte d’aucun projet social et politique.
Yoram Hazony avec, ci-joint, une présentation intitulée « About Me » http://www.yoramhazony.org/about/
L’utopisme de Martin Buber lui vaudra une renommée internationale. Mais était-il pour autant plus juif que celui qu’il accusait de « n’être pas suffisamment juif » ? Les conceptions juives de Martin Buber en matière de judaïsme sont une décoction élaborée à partir du hassidisme mais aussi du socialise utopique de Gustav Landauer, de la mystique allemande et des doctrines ésotériques orientales, ces dernières très en vogue chez les Juifs allemands désireux d’insister sur le caractère « oriental » du judaïsme.
Martin Buber commença par influencer l’intelligentsia juive allemande puis l’université du Mont Scopus, à Jérusalem (où il enseigna de 1925 à 1965), une influence dont on subit encore les conséquences…
Le combat contre le sionisme a bien commencé dans des milieux juifs, et avant même la création de l’État d’Israël, principalement au Brith Chalom, première organisation juive pacifiste en Israël, organisation à laquelle adhérèrent des membres éminents de l’intelligentsia juive. La question que pose Pierre Lurçat et la réponse qu’il esquisse pourraient faire l’objet d’une étude à part. Il écrit : « Comment ces grand esprits juifs de l’époque, en principe favorables à l’idée sioniste, furent-ils amenés à soutenir des conceptions qui allaient finir par heurter les fondements même du sionisme politique ? Cette question dépasse largement le cadre de notre livre. Disons simplement que les facteurs culturels allemands, et notamment la propension à l’idéalisme et l’influence des concepts inspirés de la philosophie allemande, jouèrent un rôle important à cet égard. »
Redisons-le, l’idéologie du Brith Chalom fut d’abord soutenue par un petit cercle d’intellectuels juifs allemands. Son credo : « Favoriser à tout prix la coexistence judéo-arabe en Palestine, érigée en principe fondamental (une sorte d’impératif catégorique kantien), quitte à renoncer pour cela à l’objectif essentiel du sionisme, celui d’un État juif, à la place duquel on pouvait se contenter d’un simple « ‟foyer culturel juif”. »
Les violences arabes de l’été 1929 ne calmèrent pas les fièvres utopistes du Brith Chalom — une coexistence judéo-arabe. Ses membres s’empressèrent même de dénoncer les responsables sionistes et leur entêtement coupable comme cause de ces violences. Le plus virulent de ces utopistes : Martin Buber. Sur cette question, la gauche pacifiste est bien l’héritière du Brith Chalom et de Martin Buber.
Les clercs d’Israël et la morale sacrificielle contemporaine
Généalogie de la « morale sacrificielle » : Hermann Cohen, fondateur de l’école néo-kantienne de Marburg, Franz Rosenzweig et même Emmanuel Levinas, avec le chaînon parfois oublié, Martin Buber. Hermann Cohen valorise la souffrance historique du peuple juif [un schéma de pensée récurrent dans le monde chrétien, avec la figure expiatoire du Juif errant, condamné à errer pour avoir tué Jésus-Christ (!?)]. L’influence de Hermann Cohen avec cette exaltation de la « morale sacrificielle » est patente chez Stefan Zweig, en particulier dans sa pièce de théâtre intitulée « Jérémie », écrite en 1917.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis