Au Centre Georges Pompidou, une exposition style supermarché (de la culture) : j’y trouve mille richesses qui m’enchantent, j’y retrouve nombre d’artistes aimés et j’en découvre quelques-uns dont j’ignorais jusqu’au nom. Je suis tout d’abord pris par l’ambiance des artistes du Precisionism, ce mouvement américain d’une grande cohérence malgré sa diversité et qui connut son apogée dans les années 1920. Bien que cohérent, ce mouvement ne s’est jamais constitué en école, n’a jamais participé à une exposition de groupe, n’a publié aucun manifeste et n’a fait aucune déclaration esthétique commune. Son origine, le cubisme machinique de Marcel Duchamp et de Francis Picabia. Cette peinture froide (ainsi que l’annonce sa dénomination même) célèbre l’ambiance (Stimmung, le mot qui ne cesse de revenir dans « Hebdomeros ») avec une détermination exemplaire, une détermination comparable à celle de Giorgio de Chirico et de Mario Sironi avec ses paesaggi urbani. L’air de famille entre le Precisionism et le purisme français est plus prononcé qu’il ne l’est entre le Precisionism et la Neue Sachlichkeit. Étudier l’œuvre de Morton Schamberg (1881-1918) dont j’ai une connaissance très parcellaire. Ce nom m’évoque d’emblée le ready-made (ou quasi ready-made), « God » (1917).
Charles Sheeler (1883-1936), « City Interior » (1936).
A quel point Morton Schamberg a-t-il influencé son ami Charles Sheeler, le plus pur représentant du precisionism ? Charles Demuth et les autres artistes de ce mouvement sont porteurs de l’enseignement du cubisme. Mais plutôt que de se perdre dans des recherches théoriques (avec le monde confiné de la nature morte et des scènes d’intérieur), ils affrontent l’espace, un espace démesuré, l’espace américain, tant dans ses réalisations architecturales qu’urbanistiques. La pureté de Charles Sheeler doit probablement plus à ses recherches formelles en photographie qu’il mena avec Paul Strand. Il ne commença à s’intéresser aux formes machiniques qu’après le tournage du film « Manhatta: New York the Magnificent », présenté en 1921 :
https://www.youtube.com/watch?v=_e_L_Q9sBDA
Dans les années 1930, Charles Sheeler évolua vers une interprétation plus littérale de la photographie, une évolution qui annonçait le photo-réalisme, l’hyper-réalisme, avec cette ample thématique qui témoigne du paysage (plutôt urbain) américain, des restaurants en bord de route de John Baeder aux fragmentations par reflets multiples (avec reflets dans les reflets) de Richard Estes, etc. L’hyper-réalisme s’est également exprimé par la sculpture, avec notamment Duane Hanson. Il me faudrait également évoquer le très médiatisé australien Ron Mueck (né en 1958) qui par ailleurs se joue des échelles et augmente considérablement ses modèles, comme l’avait fait avant lui le Suédois Claes Oldenburg (né en 1929) dont les sculptures urbaines sont autant de clins d’œil. Pensons à sa pince à linge…
Autre peintre célébrant de l’ambiance, Edward Hopper. Nombre de maisons d’édition ont choisi de reproduire ses œuvres en couverture car cet artiste raconte. Il est à sa manière un peintre littéraire, une désignation nullement péjorative à mon sens, contrairement à ce que m’assenait l’un de mes professeurs à l’École des Beaux-Arts, un Cévenol ascétique et fanatique. J’ai eu avec lui plusieurs discussions houleuses au sujet des peintres littéraires — une expression qu’il prononçait avec dédain —, suite à l’exposition qui s’était tenue au Musée de l’Orangerie : « La peinture allemande à l’époque du Romantisme ». Je pris la défense de Caspar David Friedrich et autres représentants moins connus du romantisme allemand ; il me servit « peinture littéraire » sur un ton qui n’admettait aucune réplique.
Edward Hopper… Certaines de ses compositions m’évoquent des séquences de « Summer of ’42 » et inversement.
Edward Hopper nous parle aussi de l’ennui ; mais l’ennui dont il nous parle n’est pas vraiment celui d’Alberto Moravia — voir son roman « L’Ennui « (« La Noia »).
« Double Nude Portrait » (1936) de Stanley Spencer, l’une des plus belles et peut-être la plus belle peinture de cette énorme exposition. C’est l’une des rares œuvres de Stanley Spencer peintes d’après nature, avec six autres qui lui font pendant. L’homme accroupi devant la femme n’est autre que l’artiste lui-même ; et la femme est sa deuxième femme, Patricia Preece qu’il épousa en 1936, après son divorce d’avec Hilda Carline dont on peut voir un portrait au crayon, un portrait digne de la Renaissance italienne. Sa femme est comme un autel — lieu de célébration de l’Amour — devant lequel il se tient. Voir son projet intitulé « Church House ». La dimension liturgique qu’il attribue à la sexualité. Voir ses écrits. Pertinence de la composition et splendeur de la palette — la richesse des tonalités de la chair.
Les tentatives de Giuseppe Sommaruga et le style floreale alors considéré en Italie comme le plus moderne des styles, un style qui à Milano rompt avec la dépendance de la ville envers le plan napoléonien néo-classique établi dès le début du XIXe siècle. La réorientation qu’imposent les propositions du futurisme et qui pousse de côté Giuseppe Sommaruga pourtant considéré par certains comme le précurseur du futurisme d’Antonio Sant’Elia dont l’œuvre peut être envisagée comme un compromis entre le répertoire de la Wiener Secession, le floreale (version milanaise de l’Art Nouveau) et le manifeste de Marinetti. Voir le projet futuriste de la Città Nova réalisé en collaboration avec Mario Chiattone (qui après la Première Guerre mondiale et la mort d’Antonio Sant’Elia adhèrera au courant néo-classique). Parmi les nouveautés introduites par ce projet, le procédé neo-technique de la circulation sur plusieurs niveaux présenté à Milano en 1914.
A noter. Si le futurisme a marqué les arts plastiques d’une forte empreinte et a préparé le Novecento, ses propositions architecturales (et urbanistiques), les plus novatrices de leur temps, ont été vite rangées au rang des curiosités et n’ont (malheureusement) pas suscité autant de débat que « Ornement et crime » d’Adolf Loos.
Cagnaccio di San Pietro (1897-1946), « Dopo l’orgia » (1928).
Détaillé « Dopo l’orgia » (« Après l’orgie ») de Cagnaccio di San Pietro (de son vrai nom, Natalino Bentivoglio Scarpa). Puissante ambiance (froide), très littéraire à sa manière. Cette peinture raconte. Je la lis comme je lirais un texte. Je repense à l’irritation de mon premier professeur lorsqu’il disait peinture littéraire (dénonciation sans appel), irritation qui m’irrita et dont je finis par m’amuser. Cagnaccio di San Pietro, où il est une fois encore question de « réalisme magique ». La froideur de l’hyperréalisme, déjà — je rappelle que cette toile a été peinte en 1928. Il n’y a pas d’homme, rien que trois femmes. Mais l’homme a laissé des traces de son passage, comme cette manchette et ce chapeau melon sous lequel est placée une paire de gants blancs. Définir la charge symbolique de ces choses éparses.
L’entreprise taxinomique d’August Sander le photographe (1876-1964), avec sa galerie de portraits d’hommes du XXe siècle (« Menschen des 20. Jahrhunderts »). Ci-joint, un lien d’une grande richesse :
http://www.espritsnomades.com/artsplastiques/sander/sander.html
Cet ensemble devait comprendre sept strates de la société d’alors, la République de Weimar (1918-1933), et se développer suivant quarante-cinq livraisons de douze photographies chacune, soit un total de quatre cent cinquante photographies. Seul paraîtra le volume initial, « Antlitz der Zeit », un choix de soixante images. August Sander part de l’identité professionnelle qu’il juge être la marque la plus importante de l’homme de son temps. Par le truchement de ses modèles, ce photographe veut donner à voir des types à circonscrire et classifier, des types représentatifs de cette société.
Les photographies d’August Sander sont dénuées de tout artifice, de tout effet technique. Elles ne recherchent en rien l’effet ; elles ne cherchent pas à séduire ; elles se veulent documents, archives ; elles sont froides. Cette idée de faire œuvre d’archiviste en se livrant à une entreprise taxinomique aussi exhaustive que possible lui a été suggérée par le membre le plus influent des « Progressistes de Cologne », Franz Wilhelm Seiwert, un mouvement qui chercha à concilier les avant-gardes et à faire fusionner les aspirations à un changement politique. Cette relation renforça August Sander dans son projet d’archives photographiques sur l’ordre social d’alors : « Menschen des 20. Jahrhunderts », son grand œuvre.
August Sander évite les cadrages serrés et les éclairages intenses. Il s’abstient de fouiller le grain de la peau comme y invite la mode (voir l’album de Helmar Lerski, « Köpfe des Alltags ») des années 1920. August Sander choisit de se tenir à une distance moyenne de ses modèles, de les montrer en pied, dans leur cadre quotidien et à la lumière naturelle. Tout dans la photographie (la physionomie, l’attitude, l’expression, la tenue vestimentaire, les objets que tient le modèle ou ceux qui l’entourent, l’arrière-plan), tout doit témoigner de son activité sociale et de sa place dans la hiérarchie des classes sociales. August Sander se veut témoin, simple témoin ; il ne veut en aucun cas interférer afin que ses modèles témoignent pleinement de la société d’alors auprès de ses contemporains et des générations à venir. August Sander et son éthique de documentaliste. Dans la préface à « Antlitz der Zeit », l’auteur de « Berlin Alexanderplatz », Alfred Döblin, écrit que ce recueil constitue « une sociologie en images », et il poursuit : « Tout comme il existe une anatomie comparative qui, seule, permet de saisir la nature et l’histoire des organes, ce photographe a pratiqué une photographie comparative qui confère à sa démarche un caractère scientifique bien supérieur à ceux des photographes du détail ». Aucun document ne permet de mieux appréhender la physionomie sociale de la République de Weimar. Et ce n’est pas un hasard s’il fut jugé suspect par les nazis qui retirèrent ce livre du commerce vers le milieu de l’année 1934 et qui détruisirent les exemplaires restants ainsi que les clichés.
Ci-joint, un riche lien intitulé « August Sander’s Portraits of Persecuted Jews » par Rose-Carol Washton Long :
Erna Lendvai-Dircksen (1883-1962) a également travaillé à un recueil de portraits d’époque. Il est intitulé « Das deutsche Volksgesicht », avec portraits au cadrage resserré montrant des paysans classés selon leur région d’origine. Ce pathétisme explicite (pathétisme des rides, des marques du temps) a pour effet de nous éloigner d’eux dans un mouvement de recul instinctif. Ces photographies sont d’une grande qualité technique. Elles pourraient être de somptueuses eaux-fortes. Leur qualité esthétique est indéniable. Mais elles ne nous conduisent pas à la connaissance comme nous y conduisent les photographies d’August Sander.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis