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Notes sur l’art – Le Cahier gris – IV / X

 

En header, une composition de 1930 de Max Radler. 

 

Lu « Vers une architecture » de Le Corbusier, un livre d’une belle densité, bourré de croquis et de photographies avec réflexions surprenantes à chaque page. Le Corbusier, un immense producteur d’idées et un observateur infatigable — des idées nées de l’observation, les meilleures des idées. Et c’est d’abord pour cette raison qu’il intéresse encore. Il a cette remarque simple à laquelle le profane mais aussi nombre d’architectes patentés ne pensent pas : « Le plan procède du dedans au dehors ; l’extérieur est le résultat d’un intérieur ». Or, nombre d’architectes trop soucieux d’en imposer et de vouloir séduire les pouvoirs et les passants semblent procéder à l’inverse. Et je pense en particulier à cet immense ensemble de Ricardo Bofill, Antigone, à Montpellier. Ce n’est rien qu’un immense écran derrière lequel les habitants doivent se débrouiller. J’ai pensé au Palais du Parlement de Bucarest devant cet ensemble lui aussi néo-classique. Mais Ricardo Bofill ne travaillait pas pour une dictature à ce que je sache…

Le Corbusier (dans « Vers une architecture ») : « Ce qui distingue un beau visage, c’est la qualité des traits et une valeur toute particulière des rapports qui les unissent. Le type du visage appartient à tout individu : nez, bouche, front, etc., ainsi qu’une proportion moyenne entre ces éléments. Il y a des millions de visages construits sur ces types essentiels ; pourtant tous sont différents : variation de qualité des traits et variation des rapports qui les unissent. On dit qu’un visage est beau lorsque la précision du modelage et la disposition des traits révèlent des proportions qu’on sent harmonieuses parce qu’elles provoquent au fond de nous, par delà nos sens, une résonance, sorte de table d’harmonie qui se met à vibrer. Trace d’absolu indéfinissable préexistant au fond de notre être ». Remplaçons millions par milliards et la remarque augmente en pertinence. A partir d’un modèle simple basé sur une proportion moyenne entre des éléments peu nombreux on parvient — mais qui est ce on ? Dieu ? — à engendrer des milliards de variations nettement différenciées malgré quelques airs de famille et la gémellité. J’ai souvent fait part de mon étonnement — de mon émerveillement — à ce sujet. Et je ne cesserai d’en faire part.

Avec l’iconographie qui accompagne « Vers une architecture », le lecteur voyage dans l’espace et plus encore dans le temps — à ce propos, le vrai voyage (le dépaysement) s’effectue plus dans le temps que dans l’espace. Le Corbusier va du Parthénon aux transbordeurs à charbon sur le Rhin, de la Rome antique aux usines Fiat à Turin, de Paestum et du Parthénon à la Delage Grand-Sport 1921 et autres automobiles d’alors. Le Corbusier : « Le Parthénon est un produit de sélection appliquée à un standard établi ». Mais qu’est-ce qu’établir un standard ? « Établir un standard, c’est épuiser toutes les possibilités pratiques et raisonnables, déduire un type reconnu conforme aux fonctions, à rendement maximum, à emploi minimum de moyens, main-d’œuvre et matière, mots, formes, couleurs, sons ». Et l’automobile qui « est un objet à fonction simple (rouler) et à fins complexes (confort, résistance, aspect) » (et je pourrais poursuivre l’énumération de ces fins complexes), l’automobile donc « a mis la grande industrie dans la nécessité impérieuse de standardiser ». Le Corbusier glorifie les silos et les élévateurs à blé d’Amérique du Nord, une architecture faite de « grandes formes primaires que la lumière révèle bien ; l’image nous en est nette et tangible, sans ambiguïté. C’est pour cela que ce sont de belles formes, les plus belles formes ». L’architecture égyptienne, grecque et romaine répondent à ces critères de beauté, contrairement à l’architecture gothique qui « n’est pas très belle » puisqu’elle ne procède pas de grandes formes primaires. Les célébrations de Le Corbusier sont aussi celles du Precisionism, un mouvement des années 1920, aux États-Unis, et de ses principaux représentants, Charles Demuth et Charles Sheeler. En opposition à ce que dit Le Corbusier au sujet des cathédrales, ces mots de Sir Walter Armstrong (il fut directeur de la National Gallery of Ireland) : « La cathédrale est comme un arbre où tout se subdivise harmonieusement, depuis le tronc et les racines jusqu’à la dernière feuille du plus petit rameau. »

 

Charles Sheeler

Une peinture de Charles Sheeler (1883-1965) réalisée en 1931

 

Le Corbusier. Ses magnifiques réflexions au sujet des avions, des paquebots, des automobiles… En légende d’une photographie qui montre la poupe du paquebot  transatlantique RMS Aquitania, il note : « A MM. les Architectes : Une villa sur les dunes de Normandie, conçue comme ces navires, serait plus seyante que les grands ‟toits normands” si vieux, si vieux ! Mais on pourrait prétendre que ceci n’est point du style maritime ! » Et ces villas de style normand, avec simili-colombages (en ciment) encombrent le littoral français. Pire, la France est restée adepte du style néo-rustique qui vérole ses paysages. J’ai pu prendre la mesure de cette vérole au cours de marches dans le Bordelais, dans ces espaces qui évoquent l’Ombrie par la douceur de la lumière et les courbes du relief. Le Parthénon, « la machine à émouvoir ». La machine, il n’y a pas de plus bel éloge sous la plume de Le Corbusier. L’état d’esprit dorique et l’état d’esprit corinthien (les corbeilles d’acanthes) : « Un fait moral crée un gouffre entre eux. »

 

Visite de la chapelle royale de Dreux. Une curiosité, avec cette petite construction installée dans l’angle rentrant formé par le déambulatoire et la chapelle de la Vierge, une construction extérieure donc à l’ensemble. Mais pourquoi ? En 1876 fut inhumée Hélène de Mecklembourg-Schwerin, princesse de Mecklembourg-Schwerin puis, par son mariage, duchesse d’Orléans et princesse royale, une protestante luthérienne. Il s’agit donc d’un arrangement destiné à contourner un obstacle canonique. Une baie ouverte dans le mur permet à la défunte (un magnifique gisant) de tendre une main à son époux, le prince royal Ferdinand-Philippe d’Orléans. Le gisant de l’épouse est de Henri Chapu ; celui de l’époux est de Pierre Loison.

 

On dit que les Anglais ne sont que des hommes d’affaires — la City — et des commerçants, ce qui est déjà bien. Mais ils ne manquent pas de scientifiques, de romanciers, de poètes et d’artistes en tous genres. On oublie que l’Angleterre n’a pas fait que subir des influences et qu’après les avoir absorbées elle a influencé à son tour le Continent. Par exemple, l’impressionnisme, cette école réputée comme spécifiquement française, et connue dans le monde entier, est inexplicable sans l’influence anglaise.

En Angleterre, le passage du cintre à l’ogive n’a pas été aussi rapide et logique qu’en France. Il n’empêche que c’est l’Angleterre (avec la cathédrale de Durham) qui possède la plus vieille construction de style ogival. Durham ou l’apogée de l’architecture anglo-normande. En une génération (entre la fin du XIe siècle et le début du XIIe siècle) le pays se couvre de cathédrales et d’églises, avant la France donc où l’effort est plus tardif pour cause de guerres incessantes et jusqu’à Philippe-Auguste. Ainsi le clergé français trouva-t-il ses modèles dans les chefs-d’œuvres de l’architecture ogivale disséminés en Angleterre. Les cathédrales de France doivent beaucoup à l’Angleterre, un fait trop souvent oublié voire simplement méconnu. Ce que dit Viollet-le-Duc de la cathédrale de Lincoln, l’exemple le plus imposant de la forme anglaise de la première période gothique ogivale. Certes, les formes de l’art (dont les principes de l’architecture gothique) ont été généralement suivies avec plus de rigueur en France qu’en Angleterre ; la France n’a pas pour autant toujours eu le mérite de la spontanéité ; elle a reçu des influences extérieures, anglaises plus précisément.

Angleterre. Architecture gothique primitive (ou premier style ogival) / Architecture gothique ornée (ou second style ogival) / Architecture perpendiculaire (ou troisième style gothique). Style perpendiculaire : les lignes verticales se mêlent aux courbes du décors et s’imposent toujours plus. Autres caractéristiques de ce style : les larmiers carrés au-dessus des portes, l’arche à quatre centres, les nervures qui s’affinent jusqu’à ressembler à des roseaux, l’allongement des bases de colonnes et de piliers, l’abandon presque complet des motifs végétaux dans la sculpture des chapiteaux. C’est un style essentiellement anglais. L’une des plus belles productions de ce style, la plus belle même, la chapelle de King’s College, à Cambridge. Autre caractéristique de ce style, encore : son refus des surfaces planes, ce qui amène volontiers les architectes à aplatir l’arc de la voûte afin de diminuer l’espace entre lui et les verticales (spandrel) entre lesquelles il se déploie. La voûte dite « en éventail » (fan vault) répond à cette même préoccupation, avec ces cônes inversés recouverts d’un fin réseau de nervures qui métamorphosent les tas de charges pyramidaux des XIIIe et XIVe siècles. Ce principe n’est pas seulement appliqué aux cathédrales (voir la nef de la cathédrale de Winchester) mais aussi à des constructions moins imposantes comme le merveilleux cloître de la cathédrale de Gloucester, la chapelle Beauchamp à Warwick ou l’école de théologie à Oxford.

 

King's College ChapelKing’s College Chapel, Cambridge (1446-1515)

 

En détaillant « Bahnunterführung » (« Le pont de chemin de fer »), une peinture à l’huile sur bois (1932) de Max Radler, j’éprouve un bien-être comparable à celui que j’éprouve devant nombre de compositions de Louis Vivin, avec cette quiétude que rien, vraiment rien, ne semble pouvoir entamer.

 

Les admirables dessins de Rudolf Dischinger. Il a très peu peint. Sa peinture la plus connue, « Grammophon » (1930), une huile sur aggloméré. Sa froideur, son détachement. Contemplation pure. Pas de critique sociale. Marre de cette critique ! Apolitisme radical. Marre de la politisation ! Je pense aux peintures de l’Américain Richard Estes, pareillement froides, pareillement détachées.

 

Christian Schad, une froideur digne de Raphaël qu’il admirait, une froideur qui se retrouve dans « Selbstbildnis mit Modell » (1927), l’un des tableaux les plus reproduits de la Neue Sachlichkeit. Pas de critique sociale chez Christian Schad (assez rare pour mériter d’être signalé). Il ne peint pas les membres d’une classe sociale, les exploiteurs ou les exploités mais des individus perdus en eux-mêmes et ne se souciant en rien — mais vraiment en rien — du regard de l’autre. C’est aussi pour cette raison — outre ses magnifiques qualités de peintre — que je l’apprécie. Rêverie devant « Sonja », une huile sur toile de 1928.

 

Passé cette journée de l’hiver 1983 à retourner cette pensée de Hermann Ungar qui aveugle comme du métal au sortir du cubilot : « La mort de ceux qui n’ont pas réussi rayonne parfois de l’éclat de la victoire », une remarque qui m’a mis les larmes aux yeux, probablement pour éviter l’aveuglement. Souvenez-vous de Michel Strogoff (Deuxième partie. Chapitre XV).

 

Le petit livre de souvenirs de Georges Papazoff sur Pascin : « Pascin !… Pascin !… C’est moi… » Le suicide de Pascin est décrit avec une précision qui se retrouve dans le compte-rendu que Georges Papazoff fait de la mort accidentelle de Derain dans « Derain mon copain ».

 

Le futurisme a été probablement trop conscient, et dès le départ, de sa force et de ses possibilités, d’où son rapide essoufflement. C’est en architecture qu’il a donné le meilleur de lui-même, qu’il a été véritablement novateur. Et je pense en particulier aux puissantes esquisses d’Antonio Sant’Elia.

 

Sant'Elia

Des esquisses d’Antonio Sant’Elia (1888-1916)

 

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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