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3 février 2019, une visite au Cemitério dos Prazeres, Lisbonne.

 

Campo de Ourique. En contrebas la Basílica da Estrela, une silhouette dans le jour naissant, froid et argenté puis progressivement doré, une silhouette qui m’évoque Notre-Dame du Týn, à Prague, avec ces excroissances nombreuses – dans ce cas des pots à feu typiques du Baroque. Lisbonne me fait à l’occasion revenir à Prague, une silhouette mais aussi un vieux mur ou une odeur d’humidité. Mercado Campo de Ourique et, à côté, la Igreja do Santo Contestável. Rua Saraiva de Carvalho avec, au bout, l’entrée du Cemitério dos Prazeres, soit le Cimetière des Plaisirs, ce qui fera sourire. Et si à notre insu les morts s’étreignaient aussi diversement que les vivants !

 

 

C’est un cimetière de style romantique dont l’aménagement commence en 1833, à l’occasion de l’épidémie de choléra morbus, une épidémie arrivée au Portugal à bord du navire « London Merchant » qui transporte à son bord le général Jean-Baptiste Solignac, commandant des forces libérales engagées dans la guerre civile portugaise de 1828-1834 et un contingent de quelque deux cents soldats débarqués à Porto. Des cas de choléra ne tardent pas à être signalés à Lisbonne où les premiers morts sont enregistrés à l’hôpital São José. Entre juin et juillet 1833, l’épidémie fait un grand nombre de victimes. Cinq cimetières provisoires sont aménagés : Campo de Ourique, Prazeres, Almeirões, Alto de São João et Graça. Nouveau pic au cours des années 1850 au cours desquelles la maladie, à Lisbonne, se fait quasiment endémique. Début novembre 1856, l’épidémie s’éteint. En 1840, le Cemitério dos Prazeres passe à l’administration municipale en 1840, suite au décret-loi de Rodrigo da Fonseca Magalhães (publié en 1835) qui oblige à inhumer en des lieux spécialement prévus à cet effet. Ce cimetière est en grande partie constitué de chapelles (jazigos) familiales aux styles très variés, néo-gothique, néo-manuélin, néo-classique, etc. Les allées sont bordées de cyprès dont on dit qu’ils constituent la plus ancienne concentration de cet arbre de la péninsule ibérique.

L’entrée du cimetière est précédée d’un vaste rond-point autour duquel tournent des tramways, ces tramways qui sont à Lisbonne ce que la tour Eiffel est à Paris, emblématiques. Au centre de ce rond-point, un imposant groupe en bronze. Sur le pourtour de son large piédestal, agrafées dans la pierre des lettres capitales en bronze bien espacées : HOMENAGEM DA FAMILIA SALESIANA E DA CIDADE DE LISBOA A S. JOÃO BOSCO NO PRIMEIRO CENTENÁRIO DA SUA MORTE – 31. 1. 1988.

L’entrée du cimetière, une porte sobre et trapue flanquée en symétrie d’un bâtiment de plain-pied pour l’administration et les sanitaires. Cet ensemble d’une belle rigueur s’orne d’imposants acrotères aux angles, des sabliers ailés (avec ailes de chauves-souris). Sur les portes en bronze ajourées, encore des sabliers ailés (mais avec ailes d’anges), des torches ailées avec des ailes d’anges, ainsi que des torches avec ailes de chauves-souris et des faux. Dans l’axe de l’entrée, une chapelle aux belles proportions qui fut salle d’autopsie. Des chats partout. Ils prennent le soleil. Je note qu’ils sont tous noirs. Je ne suis pas superstitieux, mais tout de même !

Partout ces mots : jazigo, sépulture, et : Aqui jaz, ci-gît. Un monument commémoratif au trentième anniversaire de l’Operação  Vagó, 10 – 11 – 1961 / 10 – 11 – 1991, avec cette sentence : Quando a ditadura é um fato, a revolução é um direito.  Intégrée à ce monument, la sépulture du capitaine Henrique Galvão (1895-1970).

Quelques mots à propos de cette opération. Le 10 novembre 1961, un Super-Constellation décolle de Casablanca pour Lisbonne. Un peu moins d’une heure plus tard, un certain Palma Inácio entre dans le poste de pilotage, place un pistolet sur la tête du commandant. Sa demande : lancer quelque cent mille tracts sur Faro, Beja, Setúbal, Barreiro et Lisboa, dénonçant la fraude électorale pour les élections législatives qui doivent avoir lieu deux jours plus tard. Le commandant finit par obtempérer. L’avion survole la capitale à environ cent mètres d’altitude et des milliers de tracts descendent vers le centre de la ville. L’avion revient au Maroc. Les rebelles, l’équipage et les passagers fraternisent. Malgré la pression du Gouvernement portugais, le Maroc n’extradera pas les responsables de ce détournement.

Et quelques mots au sujet du capitaine Henrique Galvão. Dans ce cas, il s’agit du détournement d’un paquebot (Operação Dulcineia), le « Santa Maria », rempli de passagers, détournement dirigé par cet officier lié au général Humberto Delgado, tous deux extrêmement populaires dans les milieux non-communistes de l’opposition au régime de Salazar. Ce détournement est coordonné avec Humberto Delgado, alors exilé au Brésil. Henrique Galvão embarque à Curaçao alors qu’à bord du paquebot se trouvent déjà une vingtaine de complices, membres de la Direcção Revolucionária Ibérica de Libertação. Je passe sur les détails de cette opération au cours de laquelle un officier de l’équipage qui s’oppose à ce détournement est tué. Simplement, après bien des péripéties, le paquebot arrive à Recife où Henrique Galvão se rend aux autorités brésiliennes et demande l’asile politique qui lui est accordé. Et j’en reviens au cimetière : il est amusant de constater que ce monument par ailleurs assez discret réunit l’auteur d’un détournement d’avion et celui d’un détournement de paquebot afin de protester contre l’Estado Novo. L’officier de l’équipage du « Santa Maria » tué au cours de ce détournement, João José de Nascimento Costa, repose à quelques mètres de Henrique Galvão.

 

 

Je poursuis ma visite tout en prenant des notes. Une chapelle néo-classique (avec triglyphes et pilastres cannelés) que surmonte une croix : Familia Eduardo Cohen. Le mot saudade, le plus portugais des mots et de ce fait difficilement traduisible, est partout, saudade et dérivés. Des têtes d’anges. Des pots à feu (emblématiques du Baroque, il y en a beaucoup à Lisbonne). Des armoiries, beaucoup d’armoiries, certaines surmontées de couronnes diverses. Des couronnes de chêne maintenues par des rubans qui s’étirent gracieusement et en symétrie dans les angles inférieurs des frontons. Des cippes. Des têtes de morts avec tibias entrecroisés. Une chapelle avec PAX gravé dans la pierre, au fronton ; et ajourés dans une porte en bronze, A et Ω. Des urnes, certaines partiellement recouvertes d’une draperie. Des croix en ciment imitation bois, soit deux morceaux plus ou moins ajustés et non dégrossis avec départs de branches sur toute la longueur de ces morceaux. Sacred to the memory of Charles O’Neill esquire of the city who died on the 24th day of June 1835 aged 75 years and 13 days. His loss will be long deplored by his numerous relatives and friends. Et tandis que je déambule dans ces allées bordées de hauts cyprès, passent des avions à l’approche. Un fronton avec un bras en haut-relief qui fait pencher un sablier vers une petite chouette aux ailes ouvertes. Je ne sais comment interpréter avec exactitude ce symbole en la circonstance, ce qui m’irrite d’autant plus que la chouette d’Athéna frappée sur les drachmes est mon Globally Recognized Avatar, soit mon Gravatar. Un chardon inscrit dans un cercle, un cercle constitué d’un serpent qui se mord la queue, le chardon qui, avec ses épines, évoque les affres de la vie auxquelles la mort met fin. Des torches renversées, inversées. Des croix avec, à chaque angle, un éventail de rayons de lumière. Jazigo da família de … Plus loin, Á saudosa memoria de seu muito querido e chorado filho… Plus loin encore, Carlos O’Connor Shirley e família á sua querida Lilita.

 

 

Tout en parcourant les allées de ce cimetière, je pense à ces variations d’Arnold Böcklin sur l’Île des Morts, avec ces cyprès… Des voiles argentés tombent dans cet ensemble à la fraîcheur de cave et ils en creusent la perspective. Les avions à l’approche ne cessent de survoler la cité des morts. Eterna saudade. Á sempre saudosa memoria… Aqui jaz com lagrimas de verdadeira e eterna saudade… Aqui jazem os restos mortais de… Infinita saudade de sua esposa… Á memoria de sua chorada mãe… Sur la tombe d’une enfant morte à quatre ans, on peut lire : Seus paes saudosos, e inconsoláveis, um dia se lhe juntarão neste-seu jazigo. Un bas-relief montre une chouette aux ailes ouvertes qui tient dans ses serres un parchemin avec le nom d’une jeune défunte née le 17 . 3 . 1832, décédée le 9 . 7 . 1843.

Ce cimetière est aussi un balcon qui offre sur deux de ses côtés une vue splendide sur l’estuaire du Tejo et la structure du Ponte 25 de Abril. Sur un monument, cet euphémisme pour : « Mort le… » : « Passa à une vie meilleure le… » (Passou a melhor vida em…). Tua inconsolável e saudosa mãe. Sur une sépulture, gravé dans la pierre : A 1845 – Ω 1910. Au fronton d’une chapelle : Aqui começa a verdadeira vida (« Ici commence la vraie vie »). Je m’interroge : quelle a donc été la vie de ce défunt – ou défunte ?

Un carré à la rigueur militaire, avec vue panoramique sur l’estuaire du Tejo, le carré des sapeurs-pompiers (sapadores bombeiros) de Lisbonne. Étrange. Pourquoi sont-ils inhumés ainsi, à part ? Beaucoup sont morts à un âge respectable et très peu sont morts en service. Pourquoi ne reposent-ils pas à côté de leurs proches ? Me renseigner ; car si j’ai vu de nombreux carrés militaires, je n’avais jamais vu un carré réservé aux pompiers. Sur chaque stèle, toutes identiques, agrafé à la pierre, le symbole des sapadores bombeiros, soit une torche allumée avec deux haches joliment nouées en symétrie à cette torche.

Un monument au croisement de deux allées, une sculpture en pierre claire montrant une femme voilée grandeur nature qui tient un masque mortuaire en bronze, celui de Francisco Marques de Sousa Viterbo (1845-1910), un médecin qui finit par abandonner sa profession pour se consacrer à l’archéologie et qui reste connu pour son étude intitulée « Archeologia Industrial Portuguesa : Os moinhos » et ses articles en faveur de la République. Le monument est signé Francisco de Santos, l’un des principaux sculpteurs du monument colossal au Marquês de Pombal, à Lisbonne.

Je remarque que plusieurs sépultures portent cette inscription : Um dos 7500 bravos do Mindelo, en rapport avec les Guerras Liberais et à ces forces qui débarquèrent au nord de Porto le 8 juillet 1832.

La crypte du régiment des sapeurs-pompiers de Lisbonne (architecte, António José Dias da Silva), inaugurée en 1878, un amoncellement d’éléments de charpente, symbole de la destruction par le feu, le tout taillé dans la pierre et surmonté d’une croix avec, devant elle, une échelle de pompiers repliée et formant un V, une hache et le casque des pompiers d’alors.

 

La sépulture de la famille du duc de Palmela.

 

La plus imposante sépulture de ce cimetière, une pyramide précédée d’un fronton sur lequel on peut lire : Jazigo da família do Duque de Palmela – Anno de MDCCCXLIX, avec armes de la famille. Brève histoire. En 1845, la Câmera Municipal de Lisboa accepte l’offre de D. Pedro de Sousa Holstein (1781-1850), 1er duc de Palmela (qui avait fait don du terrain sur lequel avait commencé à être aménagé le Cemitério dos Prazeres), d’y adjoindre une parcelle rectangulaire d’environ cinq cents mètres carrés afin d’y édifier un tumulus pour sa famille. Cette construction qui s’élève à la limite nord de ce cimetière est la plus grande sépulture privée (jazigo privado) d’Europe. Sa construction dura de 1846 à 1849, sous la direction de l’architecte italien Giuseppe Luigi Cinatti et suivant les instructions de D. Pedro de Sousa Holstein. L’ensemble a la forme d’une imposante pyramide inachevée, répondant ainsi à cette mode néo-égyptienne qui influença certaines constructions funéraires au cours du XIXe siècle. C’est aussi un symbole maçonnique : à l’instar du Temple de Salomon qui resta inachevé suite à l’assassinat de son architecte, Hiram Abif. Ainsi cette construction est-elle légèrement tronquée ; son sommet se termine en une petite plate-forme sur laquelle s’élève une imposante figure féminine qui pourrait être l’une des Sept Vertus, la Foi en l’occurrence. Les symboles et allusions maçonniques sont nombreux dans cet ensemble ; je me contenterai de rapporter que les marches qui conduisent à cette pyramide sont au nombre de sept, l’un des chiffres les plus importants pour la maçonnerie. De chaque côté de l’allée qui mène à cette construction, des tombes très modestes, de simples levées de terre, avec une petite croix (elles sont toutes identiques) sur laquelle ne figure qu’une date, celle de la mort : il s’agit des employés (criados ou servos) de la famille. Je relève deux noms de ces humbles : João Cardoso (5 . 7 . 1921) et Francisco Antonio Pereira (16 . 12 . 1910) ; et pas de date de naissance ! Un fronton que supportent quatre colonnes doriques trapues marque l’entrée de la pyramide. A l’intérieur, le cénotaphe du 1er duc de Palmela (il est inhumé à Rome), en marbre de Carrare, une œuvre de… Canova ! Je m’étonne, interroge la gardienne afin de m’assurer qu’il ne s’agit pas d’une imitation. Un Canova ici, dans un coin de cimetière ! Il s’agit bien d’un vrai Canova ; et elle me signale que ce bas-relief néo-classique a été estimé à deux-trois millions d’euros. Je lui dis qu’en France, avec le pillage des cimetières, cette œuvre aurait été volée par une équipe entraînée et équipée. De fait, la sépulture est fermée en semaine et n’ouvre que le samedi-dimanche, avec elle comme gardienne. Dans le groupe sculpté par António Teixera Lopes (sépulture de D. Eugénia Francisca Xavier Teles da Gama, 1ère duchesse de Palmela), je remarque des mains de femme grossières, inachevées, un étrange contraste considérant la délicatesse de l’ensemble. Les interprétations varient à ce sujet. Selon certains, le sculpteur les aurait laissées ainsi intentionnellement ; selon d’autres, la mort du sculpteur expliquerait l’état de la chose. A noter, une belle figure féminine éplorée, gardienne d’une fausse porte, un haut-relief qui tend vers la ronde-bosse, œuvre du sculpteur français Célestin Anatole Calmels (1822-1906) qui s’installa définitivement au Portugal vers 1860. Il est très présent à Lisbonne, avec de nombreuses réalisations pour le Palácio de São Bento (Assembleia da República) et, la plus représentée de ses sculptures, « A Glória coroando o Génio e o Valor », un groupe qui domine l’arc de triomphe, entre Rua Augusta et Praça do Comércio. Parmi ses œuvres les plus importantes, mentionnons également la statue équestre de D. Pedro IV, à Porto.

Retour par Campo de Ourique. Arrêt au café A Tentadora où je termine un article sur Ernst Jünger ; puis arrêt chez Crisálida Filipe, une amie à présent. Conversation à bâtons rompus. Mon plaisir à parler le portugais à présent que je parviens mieux à de dépêtrer de l’espagnol. Mais de retour en Espagne, je crains d’avoir à m’efforcer en sens inverse. Je lui achète les deux volumes de Gilbert Badia, « Histoire de l’Allemagne contemporaine » (tome I, 1917-1933 et tome II, 1933-1962, aux Éditions Sociales) ainsi que « Portugal visto pela Espanha », sous-titré « Correspondência diplomática 1939-1960). Je l’ouvre au hasard et tombe sur un passage (page 143) où il est rappelé que les discours de Salazar, invariablement considérés comme de magnifiques discours, sont essentiels pour l’étude de l’idéologie de l’Estado Novo. De fait, j’ai acheté un certain nombre de ses discours, imprimés séparément, car leur rigoureuse construction et la précision de leur syntaxe sont très utiles non seulement pour l’historien mais aussi pour celui qui s’efforce d’améliorer son portugais et lui donner plus de rigueur. Les discours de Marcello Caetano ont une même qualité et j’en accumule aussi.

Olivier Ypsilantis

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