Skip to content

17 et 18 juin 2019, entre Lisbonne et Murcia via Madrid

 

17 juin. Tôt le matin. Pensé à Karl Kraus dans le métro de Lisbonne, à ses coups portés contre l’opinion publique et la salle des machines d’où elle est contrôlée. Ses coups portés frontalement mais aussi latéralement, à la manière d’un Bruce Lee. Notre époque devrait relire Karl Kraus le démolisseur et le constructeur – car comment construire sans par ailleurs démolir ? Relire l’éditorial du premier numéro de sa revue, « Die Fackel » (1889). Nous ne sommes plus dans la Vienne fin XIXe siècle, mais ce à quoi nous assistons en Europe, et plus particulièrement en France, en ce début XXIe siècle semble être au moins en partie décrit dans ces pages. Si l’esprit démolisseur de Karl Kraus me ravit, je n’oublie pas qu’il a été antidreyfusard ; et je n’approuve pas sa volonté assimilationniste et son antisionisme. Karl Kraus porte toujours ses attaques ad hominem, ce que je fais à l’occasion dans des fils de discussion. Passée une certaine limite, j’en viens à l’attaque ad hominem, en moulinant l’intervenant dans ses propres interventions, en lui demandant par exemple et imperturbablement de préciser ce qu’il vient de dire, de le préciser encore et encore. Il se perd alors en explications, étire sa ligne de front, disperse ses forces, ce qui me permet à un moment donné de l’enfoncer ou le contourner. Je ne me prive pas de l’attaque ad personam, contre le pseudonyme de l’intervenant par exemple, ce qui a généralement pour effet de le déstabiliser, voire le rendre furieux ; il va alors frapper à la porte de la modération, comme si son pseudonyme était une marque intime de sa personnalité. J’ai pu récemment le vérifier avec un intervenant un peu lourdaud, très stable dans son radotage. Lorsque je me suis moqué de diverses manières de son pseudonyme, il a perdu son sang-froid et s’est plaint comme s’il avait été victime d’un vol avec effraction ou/et d’un viol.

 

Une vue de la Estação do Oriente de Santiago Calatrava, Lisboa.

 

Gare routière (rodoviária) de Lisbonne, élément d’un vaste ensemble conçu par Santiago Calatrava pour l’Expo’ 98. Il est d’une grande élégance, comme tout ce qui porte la marque de cet architecte espagnol. Mais ses structures inspirées de formes naturelles, toutes en nervures, sont particulièrement difficiles à entretenir ; elles s’encrassent et se détériorent vite, comme j’ai pu le constater partout où j’ai détaillé ses réalisations. Ainsi, à Lisbonne, le béton et le métal de la Estação do Oriente nécessiteraient un sérieux (et coûteux) nettoyage. De nombreuses surfaces vitrées portent la marque de coups et sont parcourues de brisures. Des points et des coulures de rouille se notent un peu partout. Et je suppose que ses réalisations sont particulièrement coûteuses : chaque pièce semble avoir été conçue sur mesure. La Ciutat de les Arts i les Ciències de Valencia, une réalisation pharaonique, n’est qu’une coquille vide. Ce projet a coûté près de mille trois cent millions d’euros, soit sept cent millions de plus que le budget initial. A l’intérieur, quelques pauvres installations. L’entretien en est considérable et j’ai noté un peu partout des signes de vieillissement alors que cet ensemble avait à peine une dizaine d’années. La Comunidat Valenciana s’est durablement endettée avec la Ciutat de les Arts i les Ciències qui n’est qu’un des immenses chantiers ouverts dans cette Comunidad autónoma, des chantiers dévastateurs destinés au tourisme de masse, ce fléau infiniment plus néfaste que les dix plaies d’Égypte.

Pont Vasco de Gama. Des ponctuations sur les eaux lisses de l’estuaire du Tejo, des petites embarcations et des pêcheurs. Une fois encore, je pense à la peinture chinoise, à l’homme, simple signe dans le silence lisse et moiré. Les berges incertaines de Montijo. Des pêcheurs fouillent la vase à la recherche de je ne sais quoi. Alentejo. Des chênes-lièges (sobreiros), l’un des arbres emblématiques du Portugal avec l’eucalyptus. Des nids de cigognes en haut de pylônes électriques. Badajoz. Le Guadiana. Les lauriers en fleurs le long de l’autoroute. Des étendues de maïs laissent supposer des possibilités d’irrigation considérables : le Guadiana et sa dizaine d’affluents. Le passage du Portugal à l’Espagne se laisse remarquer de diverses manières, et d’abord par une plus grande vivacité du geste et de la parole côté espagnol. Des nids de cigognes en haut de pylônes électriques, encore. Des alignements de vigne et d’oliviers. La campagne espagnole est plus soignée que la portugaise. Le taureau Osborne. Mérida.

Les espaces de services sont amples et parfaitement fonctionnels, contrairement à ceux du Portugal, généralement vieillots, exigus et peu fonctionnels. Du maïs encore, d’un vert tendre, jeune. J’ai connu l’Extremadura jaune et râpée comme un vieux paillasson. Des acequias légèrement surélevées faites d’éléments préfabriqués. Des hauteurs lointaines et bleutées. La présence du Guadiana, un fleuve qui n’a pas le prestige du Guadalquivir, et pourtant ! Cette province d’Extremadura, loin des grands centres urbains, des grands axes de communication et des côtes est quelque peu ignorée. A présent, je me réfugie dans cette Espagne enclavée et dans des îles de l’Atlantique. Mais elles aussi voient arriver des avions low cost qui débardent du touriste.

 

Rizières en Extremadura, Espagne.

 

Olonso de Ojeda, Madrid 297 km. Autovia del Suroeste. En Espagne, la route est accueillante, avec ces quatre voies presque toutes gratuites (autovias) qui traversent en tous sens d’amples paysages où la marque de l’homme reste discrète – sitôt qu’on s’éloigne des côtes. Madrid 287 km. Température extérieure 30° C. Des figuiers et des figuiers de Barbarie (chumbos). Des chênes méditerranéens (encinas) sur des étendues d’herbe jaunissante. Ces images me font revenir des souvenirs de l’École des Beaux-Arts et de l’île de Samothrace.  Dans l’atelier d’Abraham Hadad, au fond à gauche du Palais des Études, je me revois donc penché sur une pierre lithographique, craie lithographique en main, soucieux de reproduire des impressions d’un voyage sur cette île de Thrace. Peu après mon arrivée, le soir, alors que je montais vers les hauteurs de l’île après avoir retenu une chambre chez l’habitant, à quelques pas du débarcadère, un orage immense éclata, avec pluie diluvienne. Tout en marchant, j’observais les taches sombres des oliviers dispersées sur des champs jaunes que cet éclairage d’orage rendait particulièrement lumineux. Ainsi, tout en observant ces étendues espagnoles, je me revois dans cet atelier qui fleurait la gomme arabique, revoyageant en Grèce, dans cette île, un soir d’orage, trempé et bientôt séché par une nuit tiède. Cette vision dont j’ai tiré une lithographie d’assez grand format me reste d’autant plus précise que je n’avais pas goûté au moins un peu de fraîcheur depuis des semaines, que j’étais assoiffé et brûlé par des marches sous un soleil estival, sur la pierraille de chemins et de champs archéologiques. J’aurais aimé ne jamais quitter cette nuit à Samothrace. Mais elle me revient souvent, parfois à l’improviste, et me saisit dans sa fraîcheur, son humidité, son odeur d’herbe chaude distillée par l’averse…

Madrid 250 km. Tout en détaillant les espaces traversés, mon regard s’arrête sur des détails de l’autocar au design élaboré, des accoudoirs aux rétroviseurs, des porte-bagages au tableau de bord, sans oublier les couleurs et les matériaux. Parmi les professions que j’aurais aimé exercer, outre celle d’architecte, celle de designer, un designer touche-à-tout, comme Philippe Starck devenu mon voisin au Portugal.

17h 30, arrivée à Madrid. Madrid, une ville qui ne cesse de s’embellir ; et ses habitants gardent une forte présence, contrairement à Lisbonne. L’énergie espagnole s’impose à moi d’autant plus que je viens du Portugal. Dîner dans une taverne proche de Gran Vía, calle Fuencarral, le Madrid-Madriz, un nom amusant quand on connaît cette tendance espagnole à faire du d final un z. L’énergie du camarero, rien à voir avec l’air ennuyé du garçom. Je le félicite pour la qualité du gazpacho – et un bon gazpacho suffit à vous rendre amoureux de l’Espagne. Il me gratifie d’un large sourire et d’un « ¡Gracias hombre! » Au Portugal, il n’est pas rare que le client ait l’impression de déranger lorsqu’il franchit le seuil d’un commerce. Le Portugais du Portugal a la réputation d’être plutôt mauvais commerçant et je dois dire, avec toute la sympathie que j’ai pour lui, qu’il n’est pas vraiment bon commerçant, ce qui n’est un défaut que d’un certain point de vue. Je pourrais à ce sujet écrire des pages et des pages. Je pourrais en écrire au moins autant, et même plus, sur les commerçants grecs. Mais je ne vais pas m’égarer car le peuple grec est d’une extrême complexité, pris dans un flux où l’histoire et la mythologie ne cessent de mêler leurs eaux, pris entre Agamemnon et Clytemnestre, entre Alexandre le Grand et Olympias, entre tel empereur de Byzance et tel héros de la Guerre d’Indépendance, entre les klephtes et les vendeurs de tsarouchi, ces chaussures que portent les evzones et qui amusent les touristes avec leurs gros pompons. Ce que les touristes ne savent pas c’est qu’elles étaient spécialement conçues pour le corps à corps et que ces gros pompons servaient à cacher une lame qui permettait aux soldats désarmés de continuer à se battre en frappant l’ennemi à coups de pieds.

 

Estación de Atocha, Madrid.

 

18 juin. Départ en train Madrid Atocha – Murcia. L’énergie de la foule espagnole, partout. Les employés souriants. Beaucoup de belles femmes par ailleurs soucieuses de leur tenue, ce qui change des Portugaises qui trop souvent donnent l’impression de s’habiller avec ce qui leur tombe sous la main et, souvent, sans même prendre soin de se coiffer, ce qui donne des chevelures embroussaillées ; tandis qu’ici, elles sont souples et accompagnent les mouvements de la marche. Les Portugaises semblent être sorties de leurs lits en catastrophe et, dans les transports en commun, le matin, elles sont nombreuses à bailler, ce qui n’est pas le cas en Espagne. J’insiste de la sorte car le voyageur a plaisir à prendre note des différences entre pays, voire entre provinces, surtout lorsque ces pays sont voisins, aussi voisins que le sont l’Espagne et le Portugal.

Au fil des décennies, Madrid s’est faite plus ouverte que Barcelone, une ville que j’ai bien connue dans les années 1980 et dont le caractère était probablement le plus libre d’Europe. Mais à présent…

Les environs de Madrid sont désertiques. Je suis du regard les ondulations du terrain. Très peu de surfaces cultivées. Ciel pommelé. Quelques alignements d’oliviers. Sur les hauteurs (à peine des collines), des éoliennes. Quelques plans de vigne. Palette jaune paille et vert qui tend vers le jaune paille ; puis de l’ocre rouge, un ocre pas aussi intense que dans le sud de l’Aragon, aux abords de Teruel. Premier arrêt : Alcázar de San Juan, une gare ocre in the middle of nowhere, une expression qui me revient volontiers au cours de mes voyages en Espagne. De la vigne, de plus en plus de vigne. Cultivos de secano. Le relief tend à se faire plaine. Blé et vigne puis blé et labours, soit ocre jaune (lumineux) et ocre rouge. Très peu d’arbres, d’où l’importance du moindre arbre dans de tels espaces. Albacete Los Llanos. Le relief commence à se réaffirmer. Des éoliennes. De plus en plus d’arbres, isolés ou en bosquets. Les caténaires et leur graphisme et l’envie d’en prendre note par la gravure, eau-forte et/ou pointe-sèche. A ce propos, rien n’est plus éloquent qu’une marque de l’homme dans un espace par ailleurs vide de sa présence et de ses marques – et je pense à l’attention de Wim Wenders photographe dans l’espace américain, à l’exposition « Written in the West », des photographies prises avec un 6 x 7 medium format camera, des esquisses pour son film « Paris-Texas » sorti en 1984.

 

Une vue de Castilla-La Mancha

 

Les collines tendent à se faire montagnes. Toujours plus d’arbres. Des pins, des bois de pins, avec de l’un à l’autre des alignements d’amandiers et d’oliviers. Des genets en fleurs et des lauriers en fleurs, des touffes de sparte (esparto) sur les hauteurs non cultivées. Hellín. Relief montagneux. Les marques de l’homme se multiplient dans les vallées. Des serres (invernaderos). Des orangers et des citronniers, des pêchers et des abricotiers, des vignes pour uva de mesa et leurs installations particulièrement complexes. A mesure qu’on approche du rivage méditerranéen, les arbres fruitiers multiplient leurs alignements. Une nombreuse main-d’œuvre est nécessaire à leur entretien et à la récolte, ce qui explique la présence d’une forte immigration.

Arrêt en gare d’Archena-Fortuna. Archena et Fortuna, deux villes d’eaux sur lesquelles il y aurait beaucoup à dire. La jolie petite gare de plain-pied et ses neuf portes avec arc en plein-cintre. Ici et là, on devine le río Segura, ce cours d’eau sans lequel Murcia n’aurait pas été ; on le devine à cette ligne de roseaux (cañas) qui serpente dans la vallée. La silhouette bleutée de la Sierra de Carrascoy m’annonce Murcia, capitale de la province de même nom.

Olivier Ypsilantis

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*