Début septembre 2007. Vers l’Andalousie. Nous faisons halte sur le chemin du retour, en Aragon, à vingt-cinq kilomètres au nord de Teruel, dans un village, Alfambra, où nous trouvons une avenante pension : La Casa de Óscar. Un couple, la cinquantaine, nous accueille, souriant, Jesús et Maribel. Ils nous font visiter leur pension. Propreté, volumes spacieux, sobriété, lumière, murs blancs et carrelage en terre cuite, tout ce que nous recherchons.
Jesús et Maribel (en Espagne on s’appelle sans tarder par son prénom avec tutoiement) nous invitent au salon pour un café. Je leur pose des questions sur ce village que je n’ai vu qu’à la lumière de quelques réverbères mais dont je connais le nom par la Guerre Civile puisque qu’une bataille d’envergure s’y déroula.
La bataille d’Alfambra (du 5 au 8 février 1938) s’inscrit dans la bataille de Teruel, ville reprise par les troupes républicaines le 7 janvier 1938, des troupes qui ce faisant s’étaient épuisées et devaient sans cesse repousser des contre-attaques. Le froid était terrible en cet hiver 1937-1938 et lorsque l’historien Vicente Aupí choisit d’intituler l’un de ses livres « El General Invierno – El impacto de los crudos temporales de frío y nieve de 1937-38 en el episodio central de la Guerra Civil Española », il ne cherche pas le sensationnel. Les troupes nationalistes ne tardèrent pas à lancer une contre-attaque au nord de Teruel, vers des hauteurs qui dominent la vallée du río Alfambra. Le 17 janvier, elles percèrent les lignes républicaines et menacèrent de couper la route conduisant à Alcañiz. Elles furent toutefois contenues. Ce même jour, le commandement nationaliste planifia une attaque dans le bassin (cuenca) du río Alfama afin d’encercler Teruel par le nord.
Dans cette confortable maison, j’écoute cet homme et interroge la mémoire des lieux, en me répétant qu’ils n’en ont décidément pas, que leur mémoire est en nous et nulle part ailleurs, en nous et dans des documents qui attendent un regard. Pourtant, en m’approchant d’Alfambra, les phares de la voiture avaient balayé la façade d’une gare abandonnée, avec des impacts de balles, une gare années 1920, probablement édifiée sous Miguel Primo de Rivera, dictateur de 1923 à 1930.
Mon hôte poursuit. Les Nationalistes alignent environ cent mille hommes (dont le très redouté Cuerpo de Ejército Marroquí) soutenus par des centaines de pièces d’artillerie de différents calibres et des dizaines d’avions parmi lesquels des Junkers Ju-87 (les Stukas) de la Légion Condor. La disproportion des forces en présence est considérable. Le 8 février, la bataille d’Alfama est terminée. Les Républicains ont eu quinze mille tués et blessés, sept mille prisonniers, ils ont perdu une grande quantité d’armes, plus de mille kilomètres carrés de territoire, tandis que leur ennemi n’est qu’égratigné, un ennemi qui va préparer la reprise de Teruel.
Tandis qu’il m’évoque cette bataille (en apportant quelques précisions à l’aide de documents), sur la table basse, devant moi, un fascicule attire mon regard : « El Léxico de Alfambra ». Il en est l’auteur : Jesús Abril Escusa. Je l’interroge. Il me répond.
« Les mots que j’ai relevés dans ce document sont issus de l’aragonais, une langue dialectale qui s’est formée vers les VIIème – VIIIème siècles pour se constituer pleinement vers le XIIIème siècle avant de commencer à décliner au début du XVème siècle, avec la poussée du castillan activée par l’union des couronnes de Castille et d’Aragon, suite au mariage des Rois catholiques, Fernando et Isabel. Ce lexique relève des traces de cette langue dialectale, à Alfama (il me faudra le compléter, c’est pourquoi je fais appel à toutes les mémoires) et quelques villages des environs. On y trouve des intonations, des mots et des expressions, ainsi que des dichos populares (des dictons). Dans ce lexique, de l’aragonais mais aussi de l’aragonais castillanisé (aragonés castellanizado), sans oublier ces mots castillans qui en aragonais changent de sens. Le nom de ce village dérive de al-hambra (la rouge), un nom approprié. En vous levant demain vous verrez comme nos terres sont rouges. La plupart des mots de ce lexique ne sont plus employés et ceux qui le sont encore disparaîtront probablement avec ma génération. Rien de grave, les générations à venir élaboreront d’autres mots et c’est bien ainsi. Après tout, le nom d’un outil qui n’est plus utilisé finit par être oublié. Pourquoi s’encombrer la tête de noms de choses qui ne servent plus. Mais il faut en garder la trace quelque part pour les faire revivre de temps à autre, par le regard et la voix. J’ai donc réalisé un travail modeste et qui demande à être amplifié – j’insiste ! – et, j’ose l’espérer, utile. De fait, c’est un travail collectif : des parents et des amis m’ont aidé, sans oublier la Escuela de Adultos. »
La Rambla de Barrachina dans la province de Teruel.
Je feuillette le document qu’il vient de nous dédicacer. Mon fils David, trois ans, s’est emparé d’une petite maison-jouet en tissu placée sur le manteau de la cheminée, dans un coin du salon. Je veux la remettre à sa place de peur qu’il ne l’abîme. La mère me rassure : « C’est la maison d’Oscar ! Il peut jouer avec ! ». La maison d’Oscar, La Casa de Óscar, le nom de l’auberge où nous nous trouvons. Je regarde la mère ; elle a prononcé La Casa de Óscar sur un ton qui m’intrigue, m’inquiète même, et je lui demande qui est Óscar. « Notre fils, tué dans l’attentat d’Atocha, le 11 mars 2004, dans le train 17305, à 7h39 précisément, à la hauteur de la Calle Téllez, dans Madrid ». Je les regarde, incapable de comprendre leur calme, leur contenance. Je ne dis pas un mot. C’est à eux de parler.
Le père : « Il avait dix-neuf ans et vivait à Coslada (dans les envions de Madrid, à l’est, près de l’aéroport de Madrid-Barajas) où faisait des études à l’I.N.E.F. (Facultad de Ciencias de la Actividad Física y del Deporte). Il vivait là avec nous et sa sœur Beatriz. Sa fiancée, Jana, dix-huit ans, faisait les mêmes études. Elle était à côté de lui au moment de l’explosion, dans le wagon. Elle est en vie. Elle a été blessée mais pas trop gravement ; enfin elle est entière, comment dire ? » Et il me montre les portraits de ses deux enfants placés en regard au début du livre. « Santa Beatriz et Santo Simplicio sont les saints-patrons d’Alfambra, d’où le prénom de notre fille. Il faudra que vous veniez ; nous les célébrons au début du mois de juillet et ce sont les principales fêtes du village. »
Après un silence durant lequel nous regardons David retourner en tous sens La Casa de Óscar, le père reprend : « Nous avons acquis cette maison des années avant la mort de notre fils, avec l’intention de l’arranger petit à petit pour venir y passer les vacances. Après le 11-M, nous avons décidé de faire vivre cette maison sans tarder, d’y faire vivre notre fils en y accueillant des hôtes qui repartiraient avec le souvenir de notre fils, Óscar. En à peine plus d’un an, et avec l’aide d’amis, La Casa de Óscar était prête à recevoir. Dans le salon où nous sommes, et que nous avons baptisé Monte Gaudio, nous aimons parler, prendre un verre ou manger avec ceux qui passent ici. Voilà, cette maison est celle de notre fils, c’est aussi lui qui vous reçoit. Et accueillir nous aide ». Je ne dis rien et leur adresse un sourire.
Óscar Abril Alegre, au fond et au centre, un verre à la main. Sa fiancée est devant lui.
Le lendemain, marche dans ce village d’à peine six cents habitants qui est adossé à des hauteurs d’un ocre ardemment rouge, des argiles du Miocène, avec ici et là des dénivelés verticaux, nombreux dans les environs de Teruel. Au pied d’Alfambra, dans cette cuenca qui vit les combats de février 1938, une vaste étendue de verts presque fluorescents, insolents, la vega d’Alfambra.
Olivier Ypsilantis