Il y a peu une amie m’a signalé un livre et une entrevue. Le livre, « Les penchants criminels de l’Europe démocratique » ; l’entrevue conduite par Alain Finkielkraut se déroule entre Jean-Claude Milner et Élizabeth de Fontenay. Ce que dit et ce qu’écrit Jean-Claude Milner me retiennent d’autant plus qu’un certain nombre de ses propositions (de temps d’une démonstration) rejoignent ce que j’éprouve depuis des années, des impressions qui ne cessent de gagner en intensité. Il est certain que le systématisme de Jean-Claude Milner ne m’entraîne pas nécessairement tout entier avec lui. De ce point de vue, je me rapproche d’Élizabeth de Fontenay, question de tempérament probablement. Je reconnais la richesse de ses propositions, je suis sensible à leur caractère hautement stimulant mais je ne puis lui emboîter le pas sans partir à des moments donnés, et assez volontiers, sur les côtés. Il n’empêche, des impressions se trouvent précisées et confirmées.
Jean-Claude Milner (né en 1941)
Comment situer ce vote de la France (pour ne citer que ce pays) en faveur d’une résolution du Conseil exécutif de l’UNESCO ? On se souvient qu’il y a quelques années, Alain Juppé s’était déclaré choqué par la désignation « État juif », sous le prétexte qu’il n’y avait pas que des Juifs en Israël… Dans cette même « logique », on en est venu à ce vote encouragé par un certain ministre, Jean-Marc Ayrault. L’extraordinaire aplomb de ces fonctionnaires est porté par une ambiance générale, a priori hostile à Israël. Ils vont dans le sens du courant car c’est là qu’ils pêchent leurs voix ; et cette hostilité aussi insidieuse que massive (l’hostilité des masses) est flattée par les appareils d’État pour des raisons que j’ai exposées dans divers articles. Ainsi la boucle est-elle bouclée et ça tourne sur des flonflons.
Les Juifs ont été un « problème » ; et ils ont été nombreux ceux qui ont préconisé leurs solutions pour le « résoudre ». Parmi eux, les nazis (voir la Endlösung der Judenfrage) et, sur un tout autre registre, Stanislas de Clermont-Tonnerre. La « question juive » ? Étrange et terrible dénomination sur laquelle Jean-Claude Milner apporte un éclaircissement original en définissant ce schéma central : couple [problème / solution] avec, en symétrie, [question / réponse], un schéma qui a servi de cadre au dispositif social et politique européen du XVIIIe siècle à nos jours. La société pose des « problèmes », la politique apporte des « solutions ». Pour les sociétés européennes, les Juifs sont l’un de ces problèmes, central et récurrent à bien y penser. Car tout en étant porteurs d’universalité, les Juifs sont également porteurs d’un noyau qui se veut irréductible et spécifique. Mais a-t-on pensé que c’est précisément cette irréductibilité et cette spécificité qui les font porteurs d’universalité ? Quelques-uns le savent. Beaucoup l’ignorent ou ne veulent pas le savoir.
Cette irréductibilité juive s’est transposée à Israël, pays universel et extraordinairement singulier. C’est le village gaulois face à l’immense Empire romain, aux légions romaines, aux camps retranchés d’Aquarium, de Babaorum, de Laudanum et de Petibonum. Les Juifs comme problème — qui en conséquence appelle une solution. Israël comme problème — qui en conséquence appelle une solution. Le monde ne tournerait-il pas en rond et assez furieusement ?
Faut-il donc en conclure que cette volonté d’effacement de la limite, que ce « fantasme européen », avec effacement des frontières, conduit à l’avènement d’une nouvelle religion : l’antijudaïsme ? Il est vrai que cette nouvelle religion qui s’affirme de plus en plus était annoncée par les religions à vocation universelle (le christianisme et l’islam) qui au cours des siècles se sont heurtées à la particularité d’un judaïsme non-prosélyte.
Je ne bois pas d’un trait tout ce que dit l’ex-maoïste Jean-Claude Milner. Par ailleurs, sa référence constante à Jacques Lacan et à ses structures m’agace a priori, d’abord parce que je connais mal ce psychanalyste mais aussi parce que l’application de la psychanalyse à l’étude de l’histoire et des sociétés ne me satisfait pas pour des raisons que je n’exposerai pas ici afin de garder à cet article un minimum de cohérence. Simplement, il me semble que l’appel aux structures psychanalytiques (et peu m’importe l’école et son maître) pour ce type d’étude relève d’un systématisme qui rassure probablement celui qui en fait usage — les œillères rassurent — mais qui fait hausser les épaules à d’autres. On peut apprécier la beauté formelle de certaines constructions sans pour autant la brandir et l’assener à tout propos.
La démocratie est un mode de gestion sociale auquel rien ne doit échapper. Le fou lui-même ne doit pas être exclu ; il doit être inclus dans la société, géré par elle. Pour Jean-Claude Milner, cette modalité universaliste (qui ne connaît que la règle générale) de la politique procède de l’héritage de la politique d’Aristote par l’Église qui étend le syllogisme à tout individu sans exception. Voir en particulier le message de saint Paul : tous les hommes ont pêché en un seul, tous les hommes seront sauvés en un seul, d’Adam à Jésus.
La démocratie qui est supposée être le règne de tous n’est que le règne de la majorité. Afin de justifier ce fait, les théoriciens ne cessent de théoriser, avec contrat social et autres usines à gaz. Il s’agit par le biais de manœuvres diverses de ligoter et d’empaqueter tous sans exception dans la majorité. C’est ainsi, il faut respecter ce bricolage, ses modalités, ses rites, ses institutions, etc., en un mot ses contraintes. La majorité, c’est tout le monde sans exception. Et je passe sur les considérations lacaniennes de Jean-Louis Milner qui, en la circonstance, me semblent infatuées d’elles-mêmes. A ce propos, je dois dire que je perçois la psychanalyse appliquée à l’histoire comme un soliloque, un emplâtre sur jambe de bois.
Les Juifs, ces irréductibles, posent problème. Le Siècle dit des Lumières (car ce siècle eut sa part d’ombre), promoteur de la démocratie moderne, avec la Révolution française en pointe, sépara culture et religion, cette dernière étant reléguée à la sphère privée. On en vint à la très célèbre — trop célèbre — déclaration de Stanislas de Clermont-Tonnerre : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus ». La Révolution française a voulu régler « le problème juif » et lui apporter « une solution définitive » qui n’a bien sûr rien à voir avec la Endlösung der Judenfrage. L’Aufklärung eut une approche du « problème » quelque peu différente puisqu’il intégra le religieux au culturel, une particularité qui explique que l’Allemagne, aujourd’hui encore, produise les plus remarquables théologiens chrétiens. Voir notamment Joseph Ratzinger (Benoît XVI).
La modernité exige l’effacement des particularités et des particularismes. Pour Jean-Claude Milner, le nazisme marque d’une certaine manière le triomphe de la modernité, une modernité préparée par la Première Guerre mondiale et la mobilisation totale au mépris de tous les droits individuels. L’individu est broyé, au sens propre comme au sens figuré ; il ne subsiste que les masses, malléables et mobilisables. Cette toute-puissance des masses va de pair avec celle de la technique. Le nazisme et la modernité se présentent comme un rejet radical des limites. Ernst Jünger ne s’y est pas trompé. Il faut relire « Sur les falaises de marbre » (« Auf den Marmorklippen ») avec le Grand Forestier comme personnage principal (Adolf Hitler) qui ne cesse de déraciner.
Les nazis ont mis au service de la « question juive » un système de mort (industriel) où la productivité devait primer. Tuer un maximum dans un minimum de temps. Les hommes des Einsatzgruppen flanchaient à l’occasion, alcoolisme et même suicide étaient assez fréquents. Il s’agissait de ménager les nerfs des bourreaux afin de ne pas porter préjudice au rendement.
Mais relisez l’intégralité du discours du Reichsfürher SS Heninrich Himmler à Posen, prononcé le 4 octobre 1943 devant des officiers supérieurs de la SS, et dont je rapporte le passage suivant : « La plupart d’entre vous savent ce que c’est que de voir un monceau de cent cadavres, ou de cinq cents, ou de mille. Être passés par là, et en même temps, sous réserve des exceptions dues à la faiblesse humaine, être restés corrects, voilà ce qui nous a endurcis. C’est là une page de gloire de notre histoire, une page non écrite et qui ne sera jamais écrite ». Il faut lire l’intégralité de ce discours pour affronter dans toute son ampleur la mentalité nazie. Cette déclaration est terrifiante entre toutes. On commence par éluder la question centrale, l’ampleur de la tâche et l’efficacité exigée, car enfin liquider l’ensemble des Juifs d’Europe suppose une organisation gigantesque que Raul Hilberg détaille dans « La Destruction des Juifs d’Europe ». Pensons simplement aux convois ferroviaires. On élude donc la volonté radicale d’efficacité pour en venir à la correction : exterminer correctement (les nazis prisent le langage allusif, la discrétion encore, le secret…), soit exterminer efficacement. Korrekt soit Effizient et inversement. On met en avant sa Korrektheit dans une entreprise particulièrement éprouvante pour… les bourreaux qui espèrent être respectés voire admirés. A propos de cette discrétion — le secret exigé —, on se souvient que les membres des Sonderkommandos étaient des Geheimnisträger, des porteurs de secret isolés du reste des déportés et régulièrement liquidés afin de mieux protéger le secret.
Jean-Claude Milner écrit dans son livre « Les penchants criminels de l’Europe démocratique » : « Il est opportun que le contretemps cesse. Le premier devoir des Juifs ce n’est pas comme l’imaginait Theodor Herzl de délivrer l’Europe des Juifs. Le premier devoir des Juifs, c’est de se délivrer de l’Europe », l’Europe qui apprécie ce genre de propagande (voir le dessin ci-dessus) dans la mesure où elle la soulage de la Shoah puisque Shoah = Nakba et Auschwitz = Gaza. Et ne parlons pas des négationnistes.
Nous sommes entrés dans l’ère des masses toujours plus massives. La modernité exige l’effacement des particularités et des particularismes, dont le judaïsme et Israël, ces noyaux irréductibles. Il est « normal » qu’Alain Juppé se soit dit choqué par la désignation « État juif », il est lui aussi la voix des masses toujours plus massives.
L’Europe se veut illimitée par son message dit de paix — l’Europe, à commencer par la France qui se veut institutrice du monde — et par une extension quasi-illimitée : pourquoi ne pas accueillir la Turquie et les pays de l’autre rive de la Méditerranée ? Or, et je cite Jean-Claude Milner, « aujourd’hui, l’Europe, globalement, considère que l’État d’Israël en particulier, que l’affirmation juive de façon plus large, est une figure de limite et que par voie de conséquence elle est structurellement en position d’obstacle à l’égard de ce mouvement d’illimitation qui est maintenant celui où l’Europe s’est engagée ». La société moderne (dont l’Europe se veut le parangon) est de par sa structure illimitée, elle peut et doit tout accueillir, et personne ne doit et n’a le droit de lui échapper. Or, le Juif est ce noyau qui en tant que tel impose des limites, énonce une irréductibilité, le Juif et Israël.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis