Je poursuis avec le n° 191 des «Monuments historiques». Page 45 à page 52, un inventaire des synagogues françaises du Moyen Âge à 1939, avec suite iconographique en couleur qui montre notamment l’intérieur de la synagogue de Carpentras, délicieusement baroque, et celui de la synagogue de la rue Pavée et de la rue Notre-Dame-de-Nazareth, à Paris.
Cimetières et monuments commémoratifs
Les cimetières font partie intégrante du patrimoine d’un peuple. Les cimetières juifs sont au moins aussi importants pour le patrimoine juif, français en l’occurrence, que les synagogues et les écrits, manuscrits ou imprimés. On trouve en Alsace des nécropoles comme celle de Rozenwiller, une nécropole attestée dès 1366, où les survivants du massacre de 1349 et les expulsés de Strasbourg et autres villes d’Alsace, dispersés dans les villages qui les avaient acceptés, enterrèrent leurs morts dans un terrain qui leur avait été concédé. Les nécropoles de Sélestat et de Jungholtz sont plus tardives, respectivement 1622 et 1655.
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Un bref rappel historique. Depuis l’expulsion de 1394, sous Charles VI, le judaïsme n’a plus d’existence légale dans le royaume de France. En 1492, les Juifs sont expulsés d’Espagne, puis en 1496 du Portugal. Ces expulsions et l’Inquisition vont provoquer une immigration des Juifs de la péninsule ibérique. Henri II et ses successeurs les admettent en tant que «nouveaux chrétiens» ou «marchands portugais». Du XVIe au XVIIIe siècle, les «nations portugaises» perdurent à la faveur d’un catholicisme de façade. Les cimetières «portugais» se concentrent dans le Sud-Ouest de la France, à Bayonne, Bidache, Bordeaux, Labastide-Clairence et Peyrehorade. Il en est un autre, dans le XIXe arrondissement de Paris, au n° 44 rue de Flandre. Ces cimetières ne sont plus utilisés, à l’exception de ceux de Bayonne et Bordeaux.
J’ai une tendresse particulière pour le cimetière de poche (35 m x 10 m) de la rue de Flandre appelé aussi «Cimetière israélite de La Villette» — il fut ouvert à la fin du XVIIIe siècle sur ce qui était la commune de La Villette. En 1966, il fut inscrit à l’Inventaire des Monuments Historiques. Il est propriété du Consistoire israélite de Paris. Les Juifs qui décédaient à Paris y étaient inhumés à côté d’une auberge, «L’Étoile», tenue par un certain François Matard. En 1780, Jacob Rodrigues Pereira (l’un des précurseurs de l’éducation des sourds-muets) fit l’acquisition du terrain jouxtant celui de l’auberge, «un petit jardin clos de murs, situé au même lieu de La Villette, qu’il destine à l’inhumation desdits Juifs qui dorénavant décèderont à Paris ; que ledit emplacement, qui ne servira plus à d’autre usage, remplira beaucoup mieux les vues de décence et de respect que les lois civiles veulent, en tous pays, être portées aux cendres des défunts». Jacob Rodrigues Pereira, grand-père des frères Péreire (Émile et Isaac), éducateur des sourds-muets et syndic des Juifs du Sud-Ouest, mourut l’année de l’acquisition de ladite parcelle où il fut inhumé. Son fils y reposait déjà, depuis le 6 mai de la même année. Le «Cimetière des Juifs de la nation portugaise» (autre nom donné au cimetière et qui figure sur l’acte de décès de Jacob Rodrigues Pereira dressé le vendredi 15 septembre 1780) ferma en 1810, après que l’administration eut ouvert un carré israélite au Père Lachaise.
Ci-joint, un compte-rendu particulièrement intéressant sur l’Inquisition portugaise et les «nouveaux chrétiens». Il est signé Antonio José Saraiva :
www.persee.fr/web/…/ahess_0395-2649_1967_num_22_3_421552C
Une vue du cimetière de poche au 44 rue de Flandre, à Paris.
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L’art funéraire juif va connaître une profonde évolution au XIXe siècle, une rupture avec la tradition juive qui depuis le désert du Sinaï se méfie de tout ce qui pourrait favoriser l’idolâtrie. En effet, chez les Juifs on honore les morts tout en évitant le culte des morts. Et de même qu’on doit réfréner l’expression excessive du chagrin, on doit éviter de s’adresser aux morts. Au XIXe siècle pourtant, le judaïsme va subir diverses influences tant internes qu’externes. Nombre de communautés ne disposent plus d’un cimetière à part mais de carrés dans des cimetières municipaux. L’art funéraire juif de ces cimetières va donc subir certaines influences et s’éloigner d’une tradition multi-séculaire à laquelle s’étaient conformés les cimetières du Sud-Ouest avec leurs dalles simples, dépourvues de toute figuration. La différenciation va se faire plus entre pauvres et riches qu’entre Juifs et Chrétiens. Les séfarades du Sud-Ouest vont à l’occasion s’opposer à cette tendance ostentatoire. Ainsi, en 1873-1875, le Consistoire de Bordeaux s’opposa à un financier d’origine bordelaise, Daniel Iffla, qui voulait élever son mausolée. L’affaire remonta jusqu’au Conseil d’État. Le financier ne pouvant obtenir gain de cause fit construire à Paris, au cimetière Montmartre, une sépulture qui s’orne d’une réplique du «Moïse» de Michel-Ange par Antonin Mercié. La communauté juive de Bordeaux ne put toutefois empêcher cette tendance et des chapelles se mirent à pousser dans un cimetière jusqu’alors d’une parfaite sobriété. Les carrés juifs à Paris se firent eux aussi musées de sculpture. Des interdits millénaires furent transgressés. Ainsi, la tragédienne Rachel se fit-elle inhumée dans un temple néo-grec avec palmettes et acrotères. Les communautés lancèrent des souscriptions pour honorer rabbins et administrateurs. Au cimetière de Besançon, le mausolée de la famille Veil-Picard s’inspire du style «alhambra» de la synagogue de cette même ville. Les projets de tombeaux d’Edmond Uhry, à Bordeaux, furent présentés comme des modèles du genre. Cet architecte proposa pour la famille Alexandre un monument avec colonne empruntée à une restitution du temple de Salomon par Charles Chipiez.
En lien, une intéressante notice biographique concernant Daniel Iffla :
La sépulture de Daniel Iffla, dit «Osiris» (1825-1907)
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Dans son article sur les «Monuments du souvenir», Annette Wieviorka choisit d’en présenter deux, parisiens et emblématiques : le Mémorial de la synagogue de la rue de la Victoire (inauguré en 1949) et le Mémorial de la rue Geoffroy-l’Asnier où se trouve, dans la crypte, le Tombeau du martyr juif inconnu (inauguré en 1953).
Scellé au pied du Mémorial de la rue de la Victoire, un coffret en bronze destiné à recevoir le livre où devait être inscrits les noms des disparus entre 1939 et 1945, à la manière d’un Memorbuch (voir celui établi par René Gutman, sous-titré : «Mémorial de la Déportation et de la Résistance des Juifs du Bas-Rhin»).
Le Mémorial de la rue Geoffroy-l’Asnier est né d’une initiative d’Isaac Schneersohn, fondateur du Centre de documentation juive contemporaine (C.D.J.C.). Depuis la Libération, le C.D.J.C. s’était lancé dans une intense activité éditoriale mais Isaac Schneersohn pressentait que la mémoire collective était plus activement transmise par les rites que par les chroniques, ainsi que l’avait remarqué Josef Hayim Yerushalmi. Isaac Schneersohn estimait que le C.D.J.C. avait élevé par ses publications «un monument spirituel aux communautés juives victimes du nazisme.» Il écrit : «Mais elles ne touchent que les milieux compétents, ceux des spécialistes de la politique, de l’histoire, de la justice, de la sociologie. Aussi importants que soient ces milieux, le C.D.J.C. estime que sa tâche, résumée par la devise «N’oublie pas», ne saurait être accomplie sans une action directe et puissante sur l’imagination des masses». D’où la création du Mémorial de la rue Geoffroy-l’Asnier. Le Tombeau du martyr juif inconnu, devenu en 1974 le Mémorial, incita l’État d’Israël à fonder Yad Vashem.
Ci-joint, en lien, une notice biographique concernant Isaac Schneersohn :
www.ajpn.org/personne-Isaac–Schneersohn-6178.html
Et une brève présentation du Mémorial de la Shoah : memorialsoah‑3.jpg
Un détail du Mur des Noms (il y en a 76 000), au Mémorial de la rue Geoffroy-l’Asnier.
Musées et collections
Le patrimoine hébraïque manuscrit conservé en France (collections publiques et privées) s’élève à près de deux mille deux cents volumes dont quelque mille cinq cents constituent le fonds de la BN. Ces manuscrits proviennent de lieux fort divers : Moyen-Orient, Turquie, Maghreb, Grèce, Italie, Espagne et Portugal, Angleterre, Pays-Bas, Allemagne, Europe centrale et orientale, etc.
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La première collection d’art juif en France remonte au XVIIIe siècle. A sa mort, en 1765, un certain Alexandre David légua à la synagogue de Brunswick des objets de culte destinés à être exposés. Transformer ainsi de tels objets en objets de vitrine supposait un profond changement : émancipation et, parallèlement, acculturation. Isaac Strauss (1806-1888), chef d’orchestre et compositeur, arrière-grand-père de Claude Lévi-Strauss, fut l’un des premiers collectionneurs d’art juif. A sa mort, sa collection comptait cent quarante-neuf pièces. Quatre-vingt-deux d’entre elles furent présentées, en 1878, à l’Exposition universelle du Trocadéro. Le secrétaire de l’Alliance israélite universelle, Georges Stenne, en établit un catalogue descriptif avec croquis. C’est le premier catalogue d’art juif jamais publié, si on exclut l’Antiquité de cette rubrique. Parmi les plus belles pièces de cette collection présentée à l’Exposition universelle, un tronc à aumônes avec inscription en judéo-espagnol, une arche sainte italienne de 1472, un ensemble de bagues de mariage. Presque toute la typologie du culte juif y était représentée. Cette exposition eut un retentissement considérable et la collection fut présentée à Londres, en 1882, au Royal Albert Hall, dans le cadre de l’Anglo-Jewish Exhibition, avec d’autres manuscrits et objets conservés en Angleterre. Cette collection s’était beaucoup enrichie depuis 1878, lorsqu’elle entra dans les collections nationales, en 1890. La collection d’Isaac Strauss a été indéniablement à l’origine d’autres collections d’art juif en Europe, en particulier celle de René Wiener, léguée au Musée historique lorrain, à Nancy, et celle de la Société d’histoire des Israélites d’Alsace et de Lorraine qui est à l’origine de la Section juive du Musée alsacien de Strasbourg.
Autres collections publiques, plus modestes : le Musée juif comtadin attenant à la synagogue (désaffectée) de Cavaillon et le Musée basque de Bayonne. On trouve des objets juifs (du Maghreb) au Musée des Arts africains et océaniens, au Musée de l’Homme et au Musée des Arts et Traditions populaires. Lorsque ce numéro des «Monuments historiques» fut publié en février 1994, le Musée d’Art et d’Histoire du judaïsme (installé dans l’Hôtel de Saint-Aignan) n’avait pas encore ouvert ses portes.
Ci-joint, en lien, des informations pratiques sur le Musée d’Art juif de Montmartre :
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Deux synagogues converties en musées, Cavaillon et Bouxwiller :
www.avignon-et-provence.com/histoire-des…/synagogue-cavaillon/