En complément à mon précédent article, “Les Espagnols antisémites ?”, je rapporte ce qui suit en prenant appui sur un compte-rendu inséré dans un dossier publié sous la direction de Manfred Gerstenfeld & Shmuel Trigano, aux Éditions Café Noir, 2004. Ce compte-rendu, consacré à l’Espagne (p. 133 à 153), est signé Gustavo D. Perednik. Je vous le rapporte donc tout en ajoutant ici et là des remarques personnelles, des nuances suggérées par une observation prolongée sur le terrain, des nuances qui jamais ne remettent en cause le sérieux de cette enquête mais la prolongent, modestement.
Inauguration à Madrid de la Casa Sefarad-Israel, le 22 février 2011
Tout d’abord, redisons-le, l’Espagne reste le pays le plus juif d’Europe ‒ malgré l’expulsion ‒ par le substrat. Ancienneté, prestige et densité, tels sont les mots qui me viennent pour caractériser l’histoire juive en Sefarad, la péninsule ibérique de fait, une histoire des plus embrouillées, avec les conversos (ou cristianos nuevos) et cette affreuse affaire de limpieza de sangre qui s’en suivit et occupa la société, à un point qui provoque encore une sensation d’étouffement et de l’angoisse.
La judéophobie espagnole s’est montrée virulente y compris chez les plus grands écrivains du Siglo de Oro (XVIIème siècle), parmi lesquels Francisco de Quevedo, notamment lorsqu’il fulmine contre son rival en littérature : Luis de Góngora. Le peuple quant à lui fut régulièrement excité, notamment par le biais de l’accusation de crimes rituels, ce qui contribua pour une bonne part au bannissement des Juifs d’Espagne. Rappelons que le premier procès pour crime rituel eut lieu à Zaragoza, en 1182. Cervantes fut l’un des rares grands écrivains d’alors qui jamais n’eut un mot déplaisant à l’égard des Juifs. Était-il d’origine juive, descendant de conversos ? Le mystère demeure. Parmi les très nombreux chercheurs qui se sont penchés sur le mystère Cervantes, l’un d’eux me paraît tout à fait remarquable : César Brandariz, auteur de trois livres sur le sujet. Une hypothèse : Don Quijote (disons Cervantes) ne serait pas originaire de La Mancha (Sud-Est de la Castille, Castilla – La Mancha) mais de Castilla y León, non loin de la frontière portugaise. Je vous épargne les détails phonétiques, morphologiques et syntaxiques qui pointent que l’auteur du plus célèbre livre de la littérature évolua dans un milieu galicien et asturien-léonais. Alors pourquoi Don Quijote de La Mancha ? “Mancha” signifie aussi “tache” en espagnol… Tache, le stigmate, les origines juives que portait le converso, le manchado… Don Quijote – Cervantes ne serait-il pas un manchado ? Mais où en étais-je ?
Après l’Édit d’expulsion (1492) : “il n’y eut officiellement plus de Juifs jusqu’en 1869, date à laquelle une nouvelle Constitution révoqua implicitement l’Édit en instaurant la liberté religieuse. La tentative d’obtenir une révocation explicite échoua” peut-on lire dans l’article de Gustavo D. Perednik. Par une loi du 17 août 1811, Las Cortes de Cádiz abolirent les attestations de limpieza de sangre. En 1812, cette assemblée proclama une Constitution qui allait servir de modèle absolu, tout au long du XIXème siècle, aux Constitutions libérales d’Amérique latine. Cette Constitution de 1812 fut abrogée par Fernando VII, un souverain néfaste entre tous, sitôt qu’il revint sur le trône d’Espagne, en 1823, avec, rappelons-le, l’aide décisive de la France (voir la Croisade des Cent Mille Fils de Saint Louis).
La limpieza de sangre fut bien une obsession espagnole qui créa une authentique psychose collective ; je n’exagère rien. Les conversos inquiétèrent le pouvoir et les cristianos viejos autrement plus que ne les avaient inquiétés les Juifs. Et ce sont eux, les conversos ou cristianos nuevos, que l’Inquisition, cette énorme machine, s’employa principalement à traquer et tourmenter. L’obsession de limpieza de sangre s’étendit aussi aux convertis ou descendants de convertis musulmans, les moriscos. Un exemple : les marquis de Campotéjar (descendants d’un sultan de Granada) ne pouvant cacher leur ascendance s’employèrent à faire admettre que leurs ancêtres musulmans étaient en fait des wisigoths, des chrétiens donc, qui s’étaient convertis à l’islam. Et je pourrais fournir à la tonne des exemples tous plus tortueux les uns que les autres.
Mais j’en reviens à l’article de Gustavo D. Perednik. En 1837, Juan Álvarez Mendizábal (né Juan Álvarez Méndez) fut accusé d’avoir des ancêtres juifs, après qu’il eut sécularisé une partie des biens du clergé (voir la desamortización de Mendizábal, 1836). Il avait probablement des origines juives par sa mère (d’où Méndez transformé en Mendizábal afin d’effacer le soupçon) mais, comme le signale l’auteur, les Juifs avaient été expulsés du pays des siècles auparavant.
L’Espagne moderne est toute en ambiguïté envers les Juifs. Les Sépharades sont pour elle ceux qui ont conservé la langue de la patrie, le ladino (cet espagnol de la Renaissance), qui, suite à l’exil massif, se répandit notamment en Turquie et dans les Balkans. Il y a le ladino, il y a aussi le judéo-espagnol. Ambiguïté ? Un exemple avec Ernesto Giménez Caballero (1899-1988), intellectuel et diplomate de sensibilité fasciste qui participa activement à la création des JONS et de la Phalange aux côtés de José Antonio Primo de Rivera. Cet homme d’extrême-droite fut l’un des plus fervents avocats du retour des Sépharades en Espagne. Il publia en 1939 une série d’articles signés Pío Baroja où le communisme était présenté comme une entreprise juive (ashkénaze) contre l’Europe, tandis que les Sépharades étaient parés des plus belles qualités.
Je rappelle en passant que les Juifs furent nombreux du côté républicain, au cours de la Guerre Civile d’Espagne. Ils constituèrent plus de 40 % des effectifs de certaines unités des Brigades Internationales, organisées par l’Internationale communiste. A ce sujet, je recommande l’étude de Danielle Rozenberg : “L’Espagne contemporaine et la question juive” (aux Presses Universitaires du Mirail, 2006), un livre partiellement consultable en ligne et d’une grande richesse. Le nombre de volontaires étrangers ayant combattu dans les Brigades Internationales aurait été de 32 000, parmi lesquels 4 000 à 6 000 brigadistes juifs, et peut-être plus ; on parle même de 8 000. L’engagement juif dans les Brigades Internationales est symbolisé par la Compagnie juive Botwin, créée en décembre 1937, au sein du Bataillon Palafox (du nom d’un général espagnol, José de Palafox y Melzi, qui avait combattu les troupes napoléoniennes) de la XIIIème Brigade Dombrowski. Cette compagnie faisait usage du yiddish, avec son hymne, ses commandements et son bulletin d’information. L’idée de créer une unité spécifiquement juive fut avancée dès septembre 1936 et reprise en 1937. Je cite Danielle Rozenberg :
“Après un an de combat, la direction communiste juive de France avait acquis la conviction que l’héroïsme des engagés juifs méritait d’être concrétisé sous la forme d’une unité indépendante. Le projet fut relayé par différents responsables de la base d’Albacete, avec le soutien des dirigeants polonais de la Brigade Dombrowski qui souhaitaient donner une visibilité accrue ‒ via deux unités subalternes ‒ aux deux grandes minorités de Pologne : l’ukrainienne et la juive”.
La création de la Compagnie juive fut officiellement proclamée en yiddish, sur le front, dans une tranchée, le 12 septembre 1937. On peut notamment lire dans l’ordre du jour qu’afin de mettre l’accent sur le nombre de volontaires juifs dans la Brigade Dombrowski et honorer la mémoire des combattants juifs morts pour la Liberté, la Deuxième Compagnie du Bataillon polonais Palafox devenait une Compagnie juive sous le nom “Naftali Botwin” ; Naftali Botwin, un jeune juif polonais exécuté en 1925 pour l’assassinat d’un indicateur de police.
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(à suivre)
Olivier Ypsilantis