« Entrée de Shabbat » de Moritz-Daniel Oppenheim (1800-1882)
5 Shabbat et le Sanctuaire.
Le respect du Shabbat est prioritaire. Même l’édification du Sanctuaire doit s’y conformer. Voir ce que dit la Torah à propos de la primauté du temps sur l’espace. Le peuple juif pouvait se perpétuer sans l’existence du Temple, il ne le pouvait sans l’observance du Shabbat. Les Juifs comme « Bâtisseurs du Temps » (voir le titre d’une œuvre magistrale d’Abraham Heschel). Dans « L’Étoile de la Rédemption » Franz Rosenzweig poursuit cette idée et la radicalise en quelque sorte. Pour lui, la spécificité du peuple juif tiendrait au fait que sa pérennité lui est assurée par une rupture avec l’espace : la terre dure tandis que le peuple qui l’a habitée disparaît.
Mais il y a plus. Le temps et l’espace sont un même sujet (voir le Maharal de Prague auquel Benjamin Gross a consacré de nombreuses pages). Il ne s’agit plus d’expulser l’un au profit de l’autre, ni même d’établir une hiérarchie. La Torah insiste sur ce point. Albert Einstein a élaboré une théorie d’unification de l’espace et du temps, avec dimensions spécifiques d’une même réalité.
Le Shabbat convie l’homme à sacraliser tout ce qui constitue l’homme (le temps et l’espace), car sacraliser c’est donner une signification précise à des éléments qui a priori n’en ont pas en tant que tels. Cette signification est conférée par le sacré de l’origine. Elle désigne la sainteté comme aspiration au sacré et parachèvement du monde.
La Torah invite l’homme à observer le Shabbat et à édifier le Sanctuaire, le Sanctuaire destiné à perpétuer le souvenir de la Révélation (du Sinaï). Sanctifier : invitation à dépasser l’apparence des choses (de l’espace et du temps) et de l’homme, l’homme appelé à devenir véhicule de la présence divine. Le Sanctuaire est le symbole de la maîtrise de l’homme sur la nature ; et le Shabbat invite l’homme à renoncer temporairement à cette maîtrise. « Ce n’est pas le caractère contraignant, pénible, de l’effort physique qui est en cause, mais la perturbation d’un état donné par une intervention humaine. »
Le traité talmudique Shabbat s’ouvre sur une règle essentielle : l’interdiction de transférer un objet, aussi modeste soit-il, du domaine privé vers le domaine public et inversement. Cette prescription, entre autres prescriptions relatives au respect du Shabbat, est une invitation à freiner l’invasion du domaine privé par le domaine public, invasion activée par le développement des nouvelles technologies. Le Shabbat est bien un témoignage « de la vocation métaphysique de l’entité sociale qui a pour nom Israël. »
6 Shabbat et Fêtes.
Le Shabbat est le signe d’une alliance avec l’Absolu par la sanctification du temps. Par l’intermédiaire du Sanhédrin, la sainteté du Shabbat se propage sur les jours de fêtes dont la date dépend de la fixation de la néoménie, avec rappel des différentes étapes de la réalisation de l’Alliance dans l’histoire, le tout porté par la nostalgie et l’espérance qui désignent le projet divin.
a) Shabbat et néoménie.
Un point de néoménie : « Il appartient à l’assemblée d’Israël et, fort de son exemple, à l’ensemble de l’humanité de réparer ce que Dieu a laissé inachevé dans son œuvre, afin de permettre à l’homme de mériter par lui-même son existence ». Pour le judaïsme, la vérité est à la fois éternelle et historique, ce que traduit l’Alliance (avec le respect absolu de l’Écriture mais aussi l’interprétation ouverte de la Loi orale), le Shabbat (fixe et sanctifié par Dieu) et des Fêtes (témoignages humains et fluctuants de la néoménie). Un calendrier fondé sur des années solaires et des mois lunaires, sur l’histoire d’Israël et l’histoire des Nations, autant de binômes dotés d’un puissant dynamisme qui désigne la mémoire et l’espérance.
b) Shabbat, Pessah : « au lendemain du Shabbat ».
Création du monde et naissance du peuple hébreu, libération des déterministes naturels et délivrance de l’esclavage égyptien — soit l’irruption d’une transcendance dans la nature puis dans l’histoire —, le Shabbat s’en veut le témoignage. La sortie d’Égypte parachève la Création, elle fait participer l’homme à l’œuvre de Dieu en appelant les Hébreux à accomplir leur mission historique.
7 Shabbat et le don de la manne.
Le don de la manne est directement lié à l’institution du Shabbat. Manger est le premier besoin de l’homme ; aussi le premier commandement de la Torah concerne-t-il la nourriture et règle-t-il le rapport de l’homme au monde en commençant par mettre des limites à ses instincts. La manne (un don gracieux) est la marque de la présence de Dieu sur terre — comme l’est le Shabbat.
L’espace-temps des Hébreux est ouvert sur un monde à venir. Il rompt avec le monde clos égyptien où le peuple était retenu en esclavage. Lorsque les enfants d’Israël reçoivent la manne, Moïse « leur enseigne le sens de l’universel mystère de l’alimentation des êtres comme signe de la providence divine, et de la juste répartition du partage des vivres comme signe d’une solidarité inter-humaine ». Le spirituel et le social sont des aires de lutte pour l’homme qui aspire à la sainteté (ordre surnaturel) et à la justice (ordre naturel), deux aires qui tiennent l’une à l’autre comme fil de trame et fil de chaîne. A chacun ses besoins du jour, un précepte visant à éviter l’accumulation, la thésaurisation. Le Shabbat rend donc compte de la question de l’alimentation et l’entoure de prescriptions afin d’élever l’activité humaine la plus prosaïque au niveau de la sainteté. L’histoire de la manne est intégralement liée au commandement du Shabbat. Relisez le livre de l’Exode (notamment Ex. 16 : 17-18 et 16 : 22).
Le Shabbat envisage l’intégralité de l’homme avec ses trois prières et ses trois repas. Trois prières sont à la base de cette institution : rappel de la Création, rappel de la sortie d’Égypte puis révélation au Sinaï et, enfin, anticipation du jour messianique qui sera « tout entier Shabbat » et pour toute l’humanité. Le don de la manne est toutefois un don lourd d’exigence ; il est aussi apprentissage de la réalité et de la valeur du Shabbat. Le don de la manne est une leçon et ce n’est pas un hasard si elle s’impose à partir du besoin impétueux de l’alimentation, symbole de l’assimilation du monde extérieur par l’homme et de la manière qu’il a de s’engager dans l’altérité. Le don de la manne prépare le don de la Torah, la Révélation au Sinaï.
8 Le chiffre sept.
Le chiffre 6 se rapporte au monde physique, le chiffre 7 au monde métaphysique. Le chiffre 7 désigne une totalité puisqu’il contient l’intégralité du monde physique et le dépasse. Le septième jour — le Shabbat — relie la Sortie d’Égypte à la réception de la Torah. Le chiffre 7 est omniprésent dans le judaïsme ; pensons à la Menorah. On pourrait également évoquer l’année sabbatique et l’année jubilaire qui elles aussi procèdent du chiffre 7. Elles prévoyaient la redistribution des terres et la remise des dettes, un outil de contrôle destiné à inciter la collectivité à la justice et à l’équité, à la quête de sainteté. Shabbat de la terre aussi, la terre comme le peuple participant aux mêmes exigences. L’un et l’autre s’inscrivent dans un processus marqué par ce chiffre.
Le Shabbat invite au souvenir pour mieux ouvrir à l’avenir, à la positivité de la vie dont le peuple juif est le dépositaire. Le Shabbat se souvient d’Amaleq afin de s’y opposer et de le dépasser.
9 L’horizon messianique du Shabbat.
Benjamin Gross ouvre ce chapitre sur ces mots : « Grâce à l’institution du Shabbat, le Juif vit métaphysiquement dans le monde physique, à l’intérieur même de l’Histoire ». L’idée de s’ouvrir ainsi sur l’infini n’est pas une idée abstraite, produit de la spéculation ou suggérée par l’imagination, « mais une expérience effective dont le texte fondateur du judaïsme relate l’événement. »
Le Shabbat, ce vecteur essentiel, est porteur d’une dualité — la dualité procédant de l’Un, dualité dont l’homme doit accepter avec une même ferveur chaque proposition, sans vouloir en réduire aucune, afin de s’efforcer vers la perfectibilité. Rappel de cette dualité : nature / histoire ; travail / repos ; don / réception ; temps de la semaine / temps sacré (du Shabbat) ; ce septième jour comme fiancée et comme reine ; zakhor / shamor.
Le Shabbat conduit à une réflexion sur le rôle d’Israël. Il ouvre à une vision messianique de l’histoire (avec processus d’unification) à laquelle le peuple juif convie l’humanité. Le Shabbat et son principe, Dieu ; le Shabbat et son application, l’homme — avec projection vers l’avenir —, l’homme convié à élargir la trace de l’infini dans l’Univers, marque d’un Dieu transcendant, antérieur à toute pensée humaine. Le Shabbat se veut marque de la rencontre entre Dieu, le Monde et l’Homme, l’Homme qui accueille le Monde — la Création — pour y laisser sa marque. Le peuple juif est porteur de cette vocation. Le Shabbat est à la fois cosmique, national et universel. Il se souvient et désigne l’avenir, un avenir universel et résolument chargé de forces positives pour le parachèvement du projet divin et la liberté de l’homme.
Shabbat, Shemitah et Yovel, septième jour, septième année et année jubilaire. La liberté, valeur fondamentale du judaïsme (une liberté qui se garde de toute démesure par ouverture sur le monde, sur l’autre) : Dieu lui-même reste libre vis-à-vis de son œuvre qu’Il confie à l’homme, l’homme qu’Il invite à rester libre (par l’observance du Shabbat), à ne pas se laisser capturer par la société et les obligations qu’elle impose. Ces mots de Benjamin Gross résument son étude sur la valeur du Shabbat : « Nous sommes en présence d’une conception absolument originale et unique dans l’histoire des civilisations, du divin et de l’humain et de leur relation. Elle fonde l’autonomie de la créativité humaine pour réaliser le parachèvement du projet de la création. »
« Sortie de Shabbat » de Moritz-Daniel Oppenheim (1800-1882)
Ci-joint, un lien Akadem répertorie toutes les interventions de Benjamin Gross sur ce site, avec une notice biographique et sa bibliographie complète :
http://www.akadem.org/conferencier/Gross-Benjamin-615.php
Olivier Ypsilantis