« Quand fut achevée l’œuvre de la création, le septième jour se présenta devant Dieu : Maître de l’Univers, tu as tout créé par couples. A chacun des autres jours tu as accordé une compagne ; au dimanche, le lundi ; au mardi, le mercredi ; au jeudi, le vendredi. Moi, je reste solitaire. Et Dieu répondit : l’assemblée d’Israël sera ta compagne. » (Gen. Rabba II : 8)
Je ne rendrai compte dans cet article que de la première partie de cette étude, « Temporalité du Shabbat ». Je laisse le soin aux curieux d’en lire la seconde partie, « Les rythmes de la liturgie du Shabbat ». Je recommande ce livre aux Éditions de l’éclat pour la qualité et l’élégance de la présentation, une maison d’édition qui a publié d’autres ouvrages de Benjamin Gross.
L’étude de Benjamin Gross s’ouvre sur ces mots : « L’institution du shabbat est la contribution la plus importante du judaïsme à l’humanité ». Le shabbat a été et reste un sujet d’étude, de questionnement, tant dans sa signification cosmique que religieuse et morale — outre son rôle utilitaire. Tout d’abord, notons que la division de la semaine en sept jours ne correspond pas à des cycles astraux, contrairement aux autres divisions du temps. L’acceptation universelle de la semaine de sept jours « peut être considérée comme un consentement tacite à une division du temps suivant un critère biblique ». Tous les jours de la semaine tendent vers le Shabbat qui leur donne sens. Il marque une rupture, un saut hors de l’écoulement du temps.
Le Shabbat est à la fois mémorial de la Création et mémorial de la sortie d’Égypte. C’est la clef de voûte d’une architecture où nature et histoire vont de pair, l’histoire étant envisagée comme le complément humain de la nature. Cette structuration juive du temps place au sein de l’activité humaine une dimension de liberté destinée à l’ôter à l’aliénation sociale et économique, à placer l’homme devant la Présence à l’aide de règles et de gestes symboliques.
Insistons : le Shabbat fait se rejoindre nature et histoire ; il place le cosmologique dans l’humain et l’action humaine au centre de l’Histoire. L’observance du Shabbat correspond à deux exigences fondamentales destinées à soutenir l’aventure humaine : s’opposer à l’oubli de l’origine et assurer la liberté de l’homme. En effet, seule la dimension métaphysique (et le Shabbat veut en être la marque) protège les libertés : « Le refus d’avoir d’autre origine que soi et la revendication d’une immanence absolue conduisent à un total dérèglement, voire une dissolution de la personne. »
Shabbat Shalom – שַׁבָּת שָׁלוֹם
Lorsque le sens de la limite saute, le nihilisme se profile et la démesure généralisée « développe une indifférence et une irresponsabilité envers le fait social qui perd de sa consistance et tend à se dissoudre ». Le Shabbat se veut avant tout rappel de la limite. Il est ouverture et garde-fou. Positivité de cette notion, prélude à l’entrée dans la temporalité et aspiration vers un dépassement, ce qui suppose conscience, responsabilité et constance dans l’effort. Il ne s’agit pas de s’affaler dans sa liberté, de s’y complaire et de s’en repaître, mais de tendre l’oreille dans l’espoir de capter une voix venue d’ailleurs, de l’écouter et d’engager le dialogue. Être juif, c’est se sentir dépositaire de l’origine, c’est résister à l’oubli qui menace la source de l’être. Le Shabbat est destiné à soutenir la mémoire primordiale, hebdomadairement, et à éclairer sa destinée. Le Shabbat interroge prioritairement le peuple juif : qu’est-ce qui fait l’humanité de l’homme et quelle est sa vocation dans l’Histoire ? L’oubli des évidences originelles ne peut que conduire l’humanité à une catastrophe. Le Shabbat se veut souffle de vie, opposé à un naufrage dans la matérialité mais aussi, et avec une même fermenté, à l’évasion dans l’idéalisme abstrait. Le Shabbat et son rituel interrogent les rapports entre le temps et le travail, entre l’individu et la collectivité, entre les générations. Il interroge Dieu qui ‟achève” la création en se retirant, et l’homme appelé à prendre le relais, en créant une société dans laquelle Sa présence demeure.
Ci-joint une présentation de « Temporalité du Shabbat », de ses neuf parties :
1) Shabbat, souvenir de la Création. Le Shabbat dans la Nature.
Le Shabbat est le signe le plus manifeste du rythme du temps dans le calendrier hébraïque. Institué par Dieu lors de la Création, il marque l’achèvement de la Création (Gen. 2 : I,2). En effet, les six jours constituent un achèvement et un parachèvement. Cette réalité partielle et changeante se fait totalité stable ; elle ne doit pas occulter son commencement, son Créateur qui avant de se retirer y introduisit un signe de Sa présence : le Shabbat, le septième jour qui vient parfaire ces six jours et leur conférer un dynamisme par une célébration hebdomadaire de l’élan qui est à l’origine de la Création — ces six jours.
Le Shabbat (qui est souvenir et célébration des origines) est tourné vers le monde à venir, l’éternité. Il est une dynamique, un éclat d’énergie infinie inséré dans la temporalité. Rappelons que si ce jour est destiné à orienter l’homme, c’est Dieu qui sanctifie et bénit ce jour.
Shavat : « Dieu se retire » ou « Dieu se reposa de son œuvre ». Shabbat, de la racine שׁוּב : retourner à la source de son origine. Mais le repos, c’est aussi la liberté ; et le Shabbat est la marque suprême de la liberté ; il s’oppose au rythme de la nature ou, plus exactement, il supplée à un manque, il complète.
Mais qu’entend-on par le « repos » de Dieu ? Il s’agit de Sa volonté explicite de mettre une limite à Son œuvre et, ainsi, de marquer Sa transcendance dans Sa relation au monde créé, une transcendance qui laisse une trace dans l’immanence de l’Univers. Le Shabbat est le signe de cette transcendance et de cette immanence, de la séparation (l’altérité absolue du Créateur) et du rapprochement, de la bénédiction (qui apparaît au cours du processus de la Création) et de la sanctification (qui n’intervient qu’à son achèvement).
2) Shabbat, souvenir de l’exode. Le Shabbat dans l’Histoire.
Le Shabbat est cet instant de liberté et de repos au cours duquel l’homme est invité à interroger la Création et à y lire la trace cachée de la présence divine. Cette expérience est vécue collectivement par les enfants d’Israël à leur sortie d’Égypte : c’est l’irruption de la transcendance dans l’Histoire. « La naissance de la société hébraïque, lors de l’Exode d’Égypte, représente sur le plan de l’Histoire ce que le Shabbat représente sur le plan de la Nature : une trace de la transcendance insérée dans l’univers pour témoigner de l’Origine. »
L’Exode élargit et prolonge la Création. Israël recueille le Shabbat afin de ce pas céder à l’oubli — oubli de l’Origine et oubli de la sortie d’Égypte — et proclamer la positivité de la vie et son lien avec l’Un.
Le Shabbat, signe d’alliance, « rencontre » entre le peuple juif et le Créateur, un signe à perpétuer de génération en génération. Il est la marque d’Israël parmi les nations, d’Israël témoin de la présence divine dans le monde. Israël et le Shabbat ne sauraient être l’un sans l’autre. Ensemble ils témoignent de l’existence du sacré et de l’exigence de sainteté. Le Shabbat inscrit dans la nature et dans l’histoire, injonction divine adressée au peuple juif, au peuple témoin pour l’humanité. Le Shabbat, temps d’un amour conjugal entre Dieu et Israël. Le Shabbat tourné vers le passé (souvenir de l’Alliance) et tension vers l’avenir, vers un temps messianique qui verrait la réalisation du projet divin pour l’humanité. Le Shabbat : souvenir de la Création, signe de la Révélation, anticipation de la Rédemption — l’Unité.
3) Les Dix Paroles et le Shabbat de l’Unité.
Parmi les Dix Paroles promulguées dans le Sinaï, la quatrième porte sur l’observance du repos shabbatique. Le double aspect du septième jour (Shabbat dans la Nature et dans l’Histoire) se retrouve dans la double version des Dix Paroles, l’une dans le livre de l’Exode, l’autre dans le Deutéronome. Le premier prescrit zakhor (souvenir), le second shamor (préserver). Zakhor : souvenir de l’œuvre du Commencement ; shamor : délivrance de l’esclavage et souvenir de la sortie d’Égypte. Mais pourquoi deux versions d’une même Parole proférée par une voix unique ? D’abord pour des raisons contingentes. Dans le livre de l’Exode, on s’adresse à un peuple nomade, donc non soumis aux obligations de travaux réguliers ; on met l’accent sur la Création et le Dieu créateur. Dans le Deutéronome, on s’adresse à un peuple sédentarisé ; on met l’accent sur le repos. Les prescriptions de la Torah quant au respect du Shabbat rendent ces deux approches résolument complémentaires. Zakhor et Shamor — Création et Histoire. Se souvenir de la volonté divine et poursuivre la création du monde : Zakhor ; l’obligation pour la société hébraïque de préserver ce monde : Shamor. Se souvenir, soit la pensée ; préserver, soit les actes. Zakhor, principe actif ; Shamor, principe passif (avec abstention de tout travail), soit deux injonctions qui correspondent à deux types de mitsvot, avec commandement positif (ce qu’il convient de faire) et précepte négatif (ce qu’il convient de ne pas faire). Dieu, infiniment lointain de l’homme mais aussi résolument proche de lui, d’où ces temps de proximité et ces temps de retrait que règle la Torah, ces commandements et ces préceptes qui tous conduisent vers l’Un. Il s’agit bien d’une complémentarité engagée dans une relation dialectique. Dans le Talmud, on peut lire : « Zakhor et Shamor furent prononcés en une seule parole ». Le Shabbat est l’union la plus intime de ces deux vecteurs.
L’institution du Shabbat procède aussi de la libération d’Égypte. Le Shabbat a trait à cette parole où Dieu se révèle non pas Créateur de l’Univers mais Libérateur. Ainsi le Shabbat est-il principe et exigence de sainteté et, dans un même temps, principe et exigence de justice sociale et de sainteté. Benjamin Gross écrit : « Le social et le métaphysique se compénètrent pour ‟faire” de ce jour une anticipation d’une ère de justice et de paix ». Le Shabbat comme outil d’intégration sociale : il rappelle que tous les hommes, du plus riche au plus pauvre, sont égaux devant Dieu, que tous sont inscrits dans son projet, que tous ont vocation à la liberté (que symbolise le Shabbat) et que la situation des plus défavorisés n’est pas irrémédiable. Par le Shabbat, les hommes se reconnaissent mutuellement et se sentent responsables les uns des autres. Benjamin Gross : « Selon la Mishna, le monde a été créé par Dix Paroles et, d’autre part, la Torah a été révélée par Dix Paroles. Ces dernières viennent compléter les premières et expliquer le sens et le but de la Création. »
Double aspect du Shabbat (où la pensée et les actes s’unissent dans la sanctification) :
Souviens-toi (Zakhor) – Garde (Shamor) / Souvenir de l’Exode d’Égypte – Souvenir de la Création / Nature – Histoire / Préservation par les actes – Souvenir par la pensée / Attitude passive – Engagement actif / (Crainte de Dieu) – (Amour de Dieu) / Justice sociale – Dépendance métaphysique.
4) Shabbat et parentalité.
Observance du Shabbat et respect dû aux parents, un respect qui est vecteur de transmission de génération en génération. Le Shabbat marque une rupture dans la fuite du temps et il désigne ce qui relie le temps à son origine. Idem dans la relation filiale ; car dans la tradition juive, les parents sont pour l’enfant ce que le Shabbat est pour le monde. C’est par le respect des parents que l’enfant s’ouvre à l’altérité, qu’il s’inscrit dans un passé et tend vers un avenir construit sur l’individualité. Le Shabbat donc met l’accent sur l’importance de la filiation pour la réalisation individuelle. Dans le judaïsme, le lien parental est une réalité ontologique, il est essentiel au développement de l’individu, il est une transcendance dans l’immanence, un socle sur lequel (se) bâtir et imprimer sa marque dans la réalité et le dynamisme de la vie. Benjamin Gross : « Ce qui fait le Juif, ce n’est pas l’adhésion à un dogme, mais l’appartenance à cette famille particulière parmi les famille de la terre ». L’observance du Shabbat est l’une des explications essentielles de la persistance du peuple juif. Respect du Shabbat et respect dû aux parents, pour la réalisation d’un projet tourné vers l’humanité, contre l’idolâtrie de la divinisation du monde (un monde sans Shabbat) et de la divinisation de l’homme (un homme sans parents).
(à suivre)
Olivier Ypsilantis
magnifique, merci… Le grand Benno Gross me manque beaucoup, son bon sourire, ses yeux bleus qui souriaient, sa voix et ses cours, le Shabbat après-midi…