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En lisant « Les deux révolutions françaises » de Guglielmo Ferrero 

 

En quatrième de couverture du livre de Guglielmo Ferrero, « Les deux révolutions françaises », on peut lire ces mots définitifs : « Il n’y a pas eu une, mais deux Révolutions françaises. La première, directement inspirée des Lumières, aura été de type démocratique et libéral. La seconde, plus politique, se révèle désormais à la racine des régimes totalitaires ». Je vais rendre compte de la première partie d’une lecture qui m’a encore donné plus à réfléchir que « Reflections on the Revolution in France » d’Edmund Burke. En espérant que mes lecteurs éprouveront l’envie de lire l’intégralité de cette étude essentielle qui se place loin des images convenues et simplistes qui ont eu cours et ont encore cours tant parmi les partisans que les contempteurs de cet événement décisif.

Guglielmo Ferrero

Guglielmo Ferrero (1871-1942)

 

Guglielmo Ferrero est mort avant d’avoir achevé « Les deux révolutions françaises », un véritable traité de réflexion politique qui a été présenté sous la forme que nous lui connaissons par Luc Monnier qui écrit dans sa présentation : « Le présent volume n’est donc pas l’histoire de la Révolution française que nous aurait donnée Guglielmo Ferrero s’il avait vécu. Il n’en est que le canevas. Il a été composé d’après les notes des derniers cours qu’il fit, en pleine guerre, à l’Université de Genève, pendant quatre semestres consécutifs, de 1940 à 1942, et d’après les résumés dactylographiés de ses leçons dont les derniers ont été annotés de sa main. »

L’une des idées centrales de Guglielmo Ferrero (voir Pouvoir, New York 1942, Préface, page 11) : « Dans presque toute l’Europe à partir de 1919, comme en France après 1789, la difficulté d’organiser une république dans un pays saturé de traditions monarchiques a provoqué toutes sortes de désordres, qui ont abouti à la création de gouvernements révolutionnaires. Ce sont ces gouvernements révolutionnaires qui ont fini par déchaîner la guerre générale, pour les mêmes raisons et par des procédés analogues à ceux de la Révolution française ».

 

La première révolution  

Chapitre premier – L’effondrement de la légalité monarchique.

La Révolution française, soit les événements qui ont bouleversé l’Europe de 1789 jusqu’à la fin du Congrès de Vienne, en 1815. La droite considère cette révolution comme un accès de folie, une  « explication » qui n’explique rien. La version de la gauche quant à elle est bien trop simple : « Elle suppose l’asservissement de l’homme dès le commencement de l’histoire jusqu’en 1789 ». La question centrale est d’expliquer comment les principes de la révolution ont conduit à un résultat opposé au résultat espéré. Pourquoi ? Après tout, des mêmes principes ont été appliqués dans des États d’Europe et d’Amérique sans avoir produit d’effets néfastes.

Révolution est un mot à double sens. Il y a la révolution constructrice ; elle est lente, patiente. Il y a la révolution destructrice ; elle est brusque et amène la peur, la peur qu’engendre la rupture de la légalité — soit l’ensemble des lois qui fixent les rapports entre les membres d’une même collectivité, entre gouvernants et gouvernés. La légalité (aussi critiquable soit-elle) est une garantie de stabilité ; quand elle s’effondre, l’effroi se répand. Ces deux formes de révolutions peuvent coexister indépendamment l’une de l’autre. La révolution « lente » peut changer radicalement l’orientation de l’histoire sans que la légalité ne se désagrège. La révolution « rapide » (soir la destruction de la légalité existante) ne conduit pas automatiquement au bonheur du genre humain. La Révolution française a fait coïncider ces deux révolutions : « La Révolution française est l’exemple le plus grandiose d’une révolution équivoque du commencement à la fin parce qu’elle est double dès l’origine. La vieille légalité monarchique s’est effondrée juste au moment où la France tentait de transformer l’État et la société par une orientation nouvelle de l’esprit. Deux révolutions de nature différente, l’une créatrice, l’autre destructrice, se sont accomplies en même temps, et la destructrice a troublé, dévoyé les forces créatrices qu’elle a fini par paralyser et anéantir. Là est le secret de la Révolution française, la clef de toutes ses contradictions », écrit Guglielmo Ferrero.

Pour comprendre ce double processus, il faut évoquer la convocation des États Généraux qui désignés pour transformer la France se figent dans l’inaction du 5 mai au 10 juin 1789. La question du vote par tête et par ordre est laissée en suspend par le roi lui-même qui ne s’oppose pas à ce que les délibérations aient lieu en commun, et non séparément et par tête. Rappelons que le Tiers État à lui seul a autant de députés que la Noblesse et le Clergé réunis. La situation financière s’aggrave et la question du pouvoir législatif se pose avec urgence. Les États Généraux ne peuvent donner force de loi aux Cahiers, soit trente-six volumes in-folio de propositions de réformes. Quant au roi et son conseil (soit cinq à six personnes), détenteurs du pouvoir législatif et exécutif, ils n’ont ni la force ni le prestige pour concevoir et mettre en œuvre les réformes.

Face à la paralysie du pouvoir, les députés envoyés à Versailles ne peuvent que réclamer le pouvoir législatif. Les États Généraux hésitent. Le Tiers État n’est en rien l’assemblée révolutionnaire tel que le représente encore une certaine imagerie. Durant plus de quatre semaines (du 5 mai au 10 juin) les États Généraux et la Cour sont gagnés par la paralysie tandis que la France court à l’abîme. Un homme prend alors une décision qui va débloquer la situation : l’abbé Sieyès. Il propose aux Communes (au Tiers État) de se constituer en assemblée active et de sommer les membres de la Noblesse et du Clergé de le rejoindre pour assister, concourir et se soumettre à la vérification des pouvoirs — et non plus de délibérer séparément. Le Tiers État hésite à se proclamer seul représentant de la nation française. Le 15 juin 1789, Mirabeau, dans un discours, appelle à une régénération de la France mais en prenant garde d’ébranler le moins possible la légalité monarchique : il appartient au roi de déléguer de son plein gré le pouvoir législatif. Ce geste de bonne volonté aurait pour effet, toujours selon Mirabeau, de confirmer l’autorité monarchique. Dans ce même discours, Mirabeau propose au Tiers État de remplacer son titre de représentant de la nation (titre donné par l’abbé Sieyès) par représentant du peuple afin de ne pas exclure les ordres privilégiés. Redisons-le, l’idée centrale de Mirabeau est bien d’éviter toute rupture avec la légalité préexistante et, ainsi, empêcher la révolution destructrice.  Mais Louis XVI ne réagit pas et, confronté à une telle indécision, le Tiers État se proclame Assemblée Nationale le 17 juin, en faisant savoir aux ordres privilégiés qu’il va se constituer avec ou sans leur concours. 20 juin, Serment du Jeu de Paume. 23 juin, au cours d’une séance plénière, Louis XVI déclare que les décisions prises le 17 juin sont inconstitutionnelles. C’est dans ce contexte que Mirabeau prononce des mots devenus célèbres entre tous : « Nous sommes ici par la volonté du peuple, nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes ». La Cour hésite. 28 juin, le roi donne l’ordre aux députés du clergé et de la noblesse de rejoindre ceux du Tiers État ; ainsi, le pouvoir législatif passe-t-il du roi à l’Assemblée Nationale. La légalité se trouve rompue. Au lieu de l’enthousiasme escompté, l’inquiétude gagne tout le monde : la population, l’Assemblée Nationale et la Cour. L’Assemblée Nationale chargée de régénérer l’État n’a pas l’expérience du pouvoir (législatif) : « Assemblée novice, sans pouvoirs ni droits bien définis, elle était privée de l’autorité et des moyens nécessaires pour légiférer ».

 

David Jacques Louis (1748-1825). Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon. MV8409;INVDessins736;RF1914.
David Jacques Louis (1748-1825). Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon. MV8409;INVDessins736;RF1914.

« Le Serment du Jeu de Paume » (20 juin 1789), esquisse de David. Dimensions 66 cm x 101,2 cm 

 

14 juillet, prise de la Bastille. Sitôt que l’événement est connu en province, la vieille légalité monarchie s’effondre et tous les organes du pouvoir se paralysent. Cette révolution destructrice survient « en pleine période de paix, sans secousse du dehors, uniquement par défaillance intérieure ». Comment expliquer ce phénomène ? On ne peut établir un rapport de cause à effet entre le conflit qui oppose la Cour et les États Généraux pour le pouvoir législatif et la prise de la Bastille. Un tel effondrement de l’autorité royale vient de plus loin, de la monarchie elle-même, de Richelieu et Louis XIII. La monarchie française avait certes accompli de très grandes choses, mais elle manquait de sens politique, la politique étant l’art de proportionner les buts qu’on poursuit aux moyens dont on dispose. Cette disproportion entre buts et moyens conduisit à des extravagances notamment dans le domaine financier. La monarchie se lança dans une politique fiscale, « véritable défi à la raison et au sens moral. Elle vendit tout : le droit au travail, les titres de noblesse, les charges militaires et judiciaires ». Louis XIV finit même par vendre le droit d’administrer les municipalités. Ce faisant le pouvoir royal (le roi et son conseil) perdit graduellement tout contact avec les forces vives du pays. L’augmentation des dépenses (pensons aux guerres) ne fit que confirmer l’isolement et la faiblesse du gouvernement. La révolution n’a pas été ce que nous en dit la droite  (un coup de folie) ou ce que nous en dit la gauche (la libération de l’humanité), elle a été « un effort désespéré pour créer une nouvelle légalité et remplacer celle qui s’était écroulée dans les quatre semaines qui suivirent la prise de la Bastille ». On connaît la suite : vingt-cinq ans de torrents de sang et de destructions pour rebâtir une légalité détruite en quatre semaines. Nous l’avons vu, l’effondrement de la légalité amène la Peur avec un grand P, la Grande Peur. Ce qui fait suite à la prise de la Bastille est l’histoire d’une psychose qui n’épargne personne, de haut en bas et de bas en haut de l’échelle sociale. Avec la peur, la vie devient impossible et « l’homme le plus raisonnable finit par faire les choses les plus absurdes. »

 

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Je laisse au lecteur le soin de lire ce livre essentiel dont la suite (à La première révolution / Chapitre premier – L’effondrement de la légalité monarchique) s’articule de la manière suivante : Chapitre II – L’Assemblée constituante / Chapitre III – La Révolution et l’Europe / Chapitre IV – La Convention / Chapitre V – Le coup de force du 2 juin 1793 / La seconde révolution / Chapitre premier – Le Gouvernement révolutionnaire / Chapitre II – Robespierre / Chapitre III – La Réaction thermidorienne

Ci-joint, deux liens respectivement intitulés : « La ruine de la civilisation antique » et « Le choc profond des armes » permettent de mieux saisir la pensée de Guglielmo Ferrero :

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bec_0373-6237_1922_num_83_1_460674_t1_0383_0000_002

http://www.theatrum-belli.com/archive/2008/04/01/le-choc-profond-des-armes.html

 

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Afin de rendre sensible l’extraordinaire intérêt de ce livre, j’en rapporte quelques passages. Je rappelle que Guglielmo Ferrero a travaillé à cet essai au cours des années 1940 :

« Ce fut un événement d’une portée incalculable que ce coup de force du 2 juin 1793. Il marqua l’échec définitif de la première révolution française : celle de 1789, celle du Serment du Jeu de Paume et de la Déclaration des droits de l’homme, celle de Mirabeau et de Talleyrand qui avaient essayé de donner à la France un gouvernement représentatif fondé sur un régime de liberté politique.

La seconde révolution allait commencer. Elle sera la négation de la première. Ce fut celle de 1799 et du 18 Brumaire, de la Constitution de l’an VIII et du Consulat, celle d’où est sorti le premier gouvernement totalitaire de l’Europe. La première révolution est née du mouvement intellectuel du XVIIIe siècle ; la seconde est fille de la Grande Peur. Ce dualisme des révolutions déchire aujourd’hui encore le monde après cent cinquante ans. La lutte actuelle n’en est que le prolongement. Les Anglo-Saxons se battent pour la révolution de 89, les régimes totalitaires pour celle de 99. »

(…)

« Avec la journée du 2 juin, une partie de la France révolutionnaire se trouva violemment privée de ce droit d’opposition. Ce fut le début d’une nouvelle guerre civile. Jusqu’alors il y avait eu une guerre entre la France révolutionnaire et l’Ancien Régime, maintenant s’en ajoutait une autre au sein même de la Révolution.

La majorité modérée de la Convention était anéantie. Décapitée de ses chefs girondins, elle quitta Paris, se dispersa. Pendant presque deux ans il ne siégea plus que 200 députés sur 750. C’était la fin de toute discussion. La petite minorité montagnarde qui disposait des bandes armées organisées dans la plèbe de Paris devenait maîtresse de la République. Le droit d’opposition se limitait toujours plus. Il n’existait plus maintenant que pour la Montagne, minorité de la Convention qui ne représentait à son tour qu’une minorité de la France.

Ainsi, par un enchaînement fatal, le gouvernement devenait de plus en plus l’usurpation d’une minorité toujours plus restreinte. Il devenait toujours plus illégitime. Quelle chute en trois ans, depuis les États Généraux, expression libre et véritable de la France ! »

 

 Olivier Ypsilantis

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