par Olivier » Juin 27th, 2012, 5:28 pm
Lorsqu’on évoque l’idée d’une intervention en Syrie, on ne peut que se reporter à la récente intervention en Libye, une bien curieuse affaire quelque peu oubliée déjà. Le prétexte invoqué (notamment par le pouvoir politique en France) afin de justifier cette intervention était qu’il fallait protéger les Libyens contre les Libyens afin d’éviter un bain de sang. C’est autrement plus habile — et autrement plus cynique — que cette histoire d’armes de destruction massive assenée sur les opinions publiques afin de les préparer à la guerre d’Irak (2003) ou troisième guerre du Golfe. Ce qu’on a oublié de dire, c’est que pour protéger les Libyens contre les Libyens après la destruction du régime de Kadhafi, il aurait fallu envoyer d’importants contingents pour continuer à protéger nos protégés : dans un pays de tribus et de clans, les règlements de comptes sont particulièrement atroces et s’enchaînent à l’infini. On oublie par ailleurs que la Libye de Kadhafi avait l’un des PIB les plus élevés de tout le continent africain, un point curieusement poussé de côté, tandis qu’on insiste à l’envi sur la richesse et les malversations (réelles) de celui qui dirigea le pays durant plusieurs décennies.
L’intervention en Libye m’est apparue comme odieuse et dès le début. Cet interventionnisme ‟moral”, ces ‟bons sentiments” agrafés sur les poitrines, ce sentimentalisme médiatique font fi de l’extrême complexité des pays considérés, hier la Libye, demain la Syrie peut-être. Les bonnes âmes d’Occident connaissent-elles les opposants aux régimes si vertement dénoncés ? Des régimes peu sympathiques, certes (et je fais usage de la litote) ; mais les opposants, les connaissons-nous ? Ces ‟bons sentiments” sont frelatés, manipulés à loisir par ‟la communauté internationale”.
Shmuel Trigano évoque ‟la communauté internationale” en commençant par faire remarquer que cette chose aux contours mal définis, c’est d’abord un appareil bureaucratique commandité par les États (les plus puissants étant ceux qui payent le plus), ce qui ne constitue pas vraiment une communauté au sens moral du mot. Le fameux Conseil de sécurité n’est en rien le représentant du nec plus ultra de la morale, il ne fait qu’imposer la volonté des États les plus puissants aux États les moins puissants. Par ailleurs ces institutions ne sont pas composées d’individus qui jugent en leur âme et conscience mais de blocs d’États ; et le plus puissant de ces blocs a pour nom : Organisation de la conférence islamique (OCI), soit une soixantaine d’États environ. La morale n’y a pas plus cours qu’ailleurs ; et, chez eux comme chez nous, le plus fort s’efforce de représenter ‟la morale” et de l’imposer.
A qu’elle est belle l’intervention en Libye ! La chute de Kadhafi (dont je ne suis en rien un partisan) a rendu le monde meilleur, plus moral. On aura compris que je plaisante. Mais à ce petit jeu des interventions, on s’expose à de très graves conséquences. A ce petit jeu, un régime islamiste pourra activer en Europe, et au nom de la morale, des forces destinées à mettre fin à des régimes immoraux — comprenez, non-islamistes. Nous jouons avec le feu et très dangereusement. Et je n’ai pas fini. Car pour qui parle avec l’Arabe de la rue, en Espagne dans mon cas, quelque chose semble échapper aux donneurs de leçons, aux activateurs des ‟bons sentiments”, aux extravertis de l’humanitarisme. Et je vais y venir.
De récentes conversations avec des Arabes, Marocains pour la plupart, m’ont confirmé dans ce que je pressentais. Nombre d’entre eux se sont déclarés plutôt ou franchement satisfaits de la chute de Saddam Hussein et de Mouammar Kadhafi ; mais le bémol n’a pas tardé. Le bémol, à savoir que ‟l’Occident (volontiers décliné en ‟les Américains” et ‟les Juifs”) avait présenté ces hommes courageux, morts les armes à la main, comme des lâches, comme des rats réfugiés dans des trous” — je reprends leurs mots. Bref, le sentiment d’humiliation était sous-jacent, dans presque tous les cas ; et nous savons tous que ce sentiment est responsable du pire dans l’histoire. Le sentiment d’humiliation est une charge explosive qui attend d’être activée.
Je me suis moqué dès le début de l’expression ‟Printemps arabe”, non parce que j’ai plaisir à me moquer des Arabes mais, plus simplement, parce que les sociétés arabes m’inquiètent. L’emprise du groupe sur l’individu y est particulièrement affirmée, diffuse, envahissante : c’est l’ochlocratie. Sans être un spécialiste du monde arabe, je savais qu’une fois ces hommes autoritaires (style Moubarak) et ces dictateurs (style Kadhafi) balayés, il ne resterait que l’Islam comme structure capable de remplir ces vides ; l’Islam, cette idéologie où le politique et le religieux s’activent mutuellement et contribuent à la formation d’un maelström.
Que va-t-il se passer en Syrie ? Bachar el-Assad va tomber, tôt ou tard. Les combats ont gagné les faubourgs de la capitale et les unités de la Garde républicaine sont engagées. Le nettoyage ethnique et religieux (et religieux plus qu’ethnique) ne va pas tarder à s’organiser. Je ne défends pas ce régime, en rien, mais je sais que la suite sera atroce. La Syrie, ce pays riche de ses minorités (parmi lesquelles les Chrétiens de diverses confessions, les Alaouites et les Druzes), va être refondu par l’exil et la terreur dans le moule du sunnisme, le sunnisme qui représente environ 80 % de la population. Idem avec l’Égypte où les Coptes vont peu à peu prendre le chemin de l’exil. Ils étaient plus de 20 % il y a peu ; ils ne sont plus que 10 %. Les Juifs de l’aire arabo-musulmane ont été priés de faire leurs valises il y a quelques décennies, soit près d’un million d’individus.
Et je pourrais en revenir à Israël, une fois encore. Je parle trop d’Israël et des Juifs, je le sais ; mais voilà, c’est ainsi. Israël et ‟les Juifs” vont être dénoncés par une Égypte dominée par les Frères musulmans et par une Syrie bientôt islamiste. Et l’Europe plongée dans une crise économique tenace sera prête — est déjà prête — à toutes les concessions pour prolonger un peu, rien qu’un peu, une très relative tranquillité qui ressemble à une agonie. L’esprit munichois n’épargne presque plus personne.