Pour situer la sensibilité de Léon Trotsky sur [la question juive], ces passages extraits du tome XII de ses «Œuvres». Nous sommes le 18 janvier 1937.
Tout d’abord, il y a ce passage-clé d’où se découvre toute une perspective mentale : «Lorsque j’étais jeune, j’avais plutôt tendance à pronostiquer que les Juifs des différents pays seraient assimilés et que la question juive disparaîtrait ainsi, presque automatiquement. Le développement historique du dernier quart de siècle n’a malheureusement pas confirmé cette perspective. Le capitalisme en déclin a déchaîné partout un nationalisme exacerbé dont l’antisémitisme est un aspect». Au fond, et arrêtez-moi si je fais fausse route, Trotsky, en accord avec son impeccable logique, conclut que le meilleur moyen d’en finir avec l’antisémitisme serait d’activer la disparition des Juifs — du peuple juif — par assimilation.
Le capitalisme ne tiendrait-il pas chez Trotsky (pour ne citer que lui) le rôle du chivo expiatorio, du scapegoat, du bouc-émissaire ? Le passage du capitalisme (responsable de tous les maux) au socialisme est, selon Trotsky, censé résoudre tous les problèmes... y compris celui du sionisme : «Quand le socialisme sera devenu maître de notre planète, ou au moins de ses parties les plus importantes, il disposera dans tous les domaines de ressources inimaginables». Et ce qui suit me laisse supposer que Trotsky ne connaissait rien, ou presque, au Moyen-Orient d’alors, une ignorance qu’il recouvre de grandiloquence. A sa décharge : il n’était pas dépourvu d’honnêteté intellectuelle ; ainsi ouvre-t-il cette réponse du 18 janvier 1937 en reconnaissant qu’il ne peut en la matière se prévaloir d’aucune espèce d’autorité considérant sa méconnaissance de l’hébreu et, en conséquence, son incapacité de lire l’essentiel de la presse juive.
Son analyse de la situation russe (qui fait suite à des à-peu-près) est, elle, impeccable. Lorsqu’il dénonce la bureaucratie (stalinienne) Trotsky est magistral, cette bureaucratie qui manie depuis 1925-26 une démagogie antisémite bien camouflée et inattaquable qui va de pair avec des procès symboliques contre des auteurs de pogroms avérés.
Trotsky termine cette réponse (l’une des réponses données au journal «Der Weg») en faisant fonctionner ses pots fumigènes, c’est tout au moins ce qu’il me semble : «Je le répète, la question juive est indissolublement liée à l’émancipation complète de l’humanité. Tout ce qui peut être fait d’autre en ce domaine ne peut constituer qu’un palliatif, voire souvent une lame à double tranchant, ainsi que le démontre l’exemple de la Palestine». Il est entendu que, pour lui, le sionisme est incapable de résoudre la question juive, comme le démontrent des faits quotidiens (?!), ainsi qu’il le précise. Une fois encore, nous sommes en 1937.
Je n’y peux rien, j’ai toujours eu un profond dégoût pour la vox populi qui n’est en rien la vox Dei, à moins que D.ieu ne soit qu’un vaurien, pas même un fumeur de havanes. Or, la vox populi ne cesse de sanctionner Israël, et c’est l’une des raisons — car il y en a d’autres, plus sérieuses — pour laquelle je me déclare irrémédiablement sioniste. Il y a dans l’antisionisme un je-ne-sais-quoi de plébéien. Je mérite probablement le camp de rééducation.
Avez-vous lu «L’antisionisme» de Georges-Élia Sarfati ? C’est un très beau livre, magistral, à lire à petites bouchées tant il est riche. Je ne sais quel passage vous citer pour vous donner l’envie de le lire — mais peut-être l’avez-vous lu. Tenez, celui-ci : «L’antisionisme sanctionne radicalement dans le sionisme ce qu’il veut percevoir de pire dans l’histoire de l’Europe conquérante : un écho de cette histoire. Mais la conscience qu’il a de Sion nous parle des raisons d’un remords (colonialisme), ainsi que d’un trouble plus récent (culpabilité). En somme, il nous parle moins du sionisme et de Sion que des antisionistes eux-mêmes».
Dans ce même livre, vous pourrez lire ce qui suit : «Et tous ces beaux esprits (ceux de la gauche anticolonialiste) se défendent de l’accusation d’antisémitisme. Le monde, dans sa majorité, a mis un siècle à se débarrasser tendanciellement de l’antisémitisme, au prix du massacre d’un tiers du peuple juif ; tendrait-il à se débarrasser de l’antisionisme en préconisant l’extermination d’Israël ? Allons plus loin : ce refus de voir dans l’antisionisme un nouvel enclenchement de l’antisémitisme veut simplement dire : «Nous n’avons rien contre les Juifs tant qu’ils se fondent dans nos paysages, mais nous les combattons par n’importe quel moyen dès qu’ils s’affirment». Or, le sionisme affirmait l’identité de la nation juive, et Israël la matérialise : «Guerre au sionisme, donc guerre à Israël». Ce léger déplacement d’accent veut seulement dire que les Juifs sont les protégés bien aimés des opinions quand ils ont renoncé à leur base nationale, culturelle, idéologique ou géographiques».
Un ex-ami trotskiste, un membre de la IVe Internationale donc, m’a offert un livre : «L’histoire cachée du sionisme» de Ralph Schoenman (édition française chez Selio, traduite de l’anglais avec l’autorisation de «Socialist Action»). Cet ex-ami me l’a offert en laissant entendre que ce livre était essentiel à la compréhension du problème israélo-palestinien. Je dois dire que ce «cadeau» et la discussion qu’il a suscitée ont singulièrement refroidi nos relations. Ce livre est un condensé de tous les préjugés de gauche et d’une certaine haine, doucereuse. Ce n’est pas la haine bottée : c’est la haine en gougounes, comme disent les Québécois.
J’en reviens à Trotsky, à quelque chose de central qui semble ne pas l’avoir effleuré. C’est au moment où les Juifs se sont assimilés qu’ils sont apparus comme dangereux, que la société dominante les a considérés avec un regard plus inquiet — et plus inquiétant. Lorsque Trotsky en vient à souhaiter la disparition du peuple juif, par assimilation, il oublie l’exemple espagnol et cette histoire de limpieza de sangre, avec assimilation par conversion forcée. Et le nazisme est né précisément dans le pays où les Juifs étaient les plus assimilés — et fiers de l’être —, par conversion et mariage avec des chrétiens et des chrétiennes. Trotsky aurait dû analyser l’exemple espagnol avant de pérorer de la sorte.
Les racines profondes de l’antisionisme sont aussi à rechercher dans la philosophie de l’Émancipation et des Lumières, cette philosophie qui contient d’étranges zones d’ombre, peu explorées. Car sitôt que vous vous intéressez à ces zones, les gardiens de la Liberté, de l’Égalité, de la Fraternité et autres beautés vous tombent dessus et vous traitent d’obscurantiste, de réactionnaire et j’en passe. Stanislas de Clermont-Tonnerre, massacré par la populace, et l’abbé Grégoire, si soucieux de «la régénérescence des Juifs» (?!), ne doivent pas constituer un horizon mental. Ils sont des curiosités sur les rayonnages de l’Histoire. Refuser de considérer les Juifs comme une nation, c’est paver le chemin de l’antisionisme. Où l’adage, l’enfer est pavé de bonnes intentions, prend toute sa valeur.