LES TERRITOIRES PERDUS A JAMAIS

LES TERRITOIRES PERDUS A JAMAIS

Messagepar Nina » Mars 26th, 2015, 8:54 am

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Treize ans après, l’historien Georges Bensoussan revient pour le magazine L’Arche sur le constat alarmant déjà posé lors de la parution de l’ouvrage collectif qu’il a dirigé, Les Territoires perdus de la République (Éditions Mille et une nuits).

L’Arche : Comment le livre a-t-il été accueilli au moment de sa sortie en 2002 ?

Georges Bensoussan : Les premiers temps, il n’y eut que peu de presse. La gauche a accueilli le livre avec hostilité. Les témoignages des « Territoires perdus de la République » dénonçaient un antisémitisme, un sexisme et un racisme d’origine arabo-musulmane et arabo-maghrébine. Ce constat les dérangeait dans la mesure où, pour eux, le danger ne pouvait venir que de l’extrême droite. Cela ne correspondait pas à leur schéma de pensée. De surcroît, ils avaient le sentiment que l’on stigmatisait des populations déjà exclues. Les contributeurs du livre étaient ancrés à gauche, et c’est pourquoi la réaction de cette partie de la classe politique fut pour tous une douche froide. Du côté des instances dirigeantes de la communauté juive, l’accueil fut plus contrasté. Les dirigeants du CRIF, l’équipe d’alors (Roger Cukierman) comme l’équipe suivante à partir de 2007 (Richard Prasquier) nous ont très tôt écoutés et entendus. Bien plus en contact que d’autres avec le terrain, ils étaient mieux au fait de la réalité. En revanche, l’ancienne direction de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah fut d’emblée réticente, sinon méfiante à l’égard de ce livre. Elle ne voulait pas entendre ces témoignages qui évoquaient la souffrance des Juifs de Sarcelles, Créteil, Villiers le Bel, Paris, etc… Pour les notables des beaux quartiers, c’était là un monde étranger. Mais pas seulement. Leur logiciel intellectuel s’était arrêté à la Seconde Guerre mondiale, à Vichy, et pour la France d’aujourd’hui au Front National. Ils avaient du mal à concevoir un autre antisémitisme que celui qu’ils connaissaient de toujours.

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Georges Bensoussan

Qu’est-ce qui vous a mené à pointer du doigt l’origine maghrébine et/ou musulmane des élèves tenant des propos antisémites ?

De 1995 à 2002, j’étais notamment chargé de la formation des professeurs au Mémorial de la Shoah. Certains d’entre eux venaient me voir discrètement à la fin des conférences pour me dire à quel point ils rencontraient des difficultés pour enseigner la Shoah dans leurs classes. Lorsque je leur demandais quels élèves posaient problème et quel était l’objet de leur contestation, ils finissaient par dire avec gêne qu’il s’agissait généralement de jeunes Français d’origine maghrébine.

Beaucoup n’osaient pas le dire ouvertement, parler en ces termes était pour eux synonyme de racisme. Avec ce paradoxe à la clé, tragi-comique, qu’il s’agissait justement de dénoncer des propos et des pratiques racistes… Peu à peu, les témoignages qui se sont accumulés allaient dans le même sens. Mon éditrice, directrice des éditions Mille et une nuits, me suggéra début 2002 d’écrire un livre à ce sujet. Après réflexion, je lui proposai de le faire sous la forme d’un ouvrage collectif. Il y avait sept contributeurs pour la première édition en octobre 2002, et treize pour la seconde au printemps 2004. L’antisémitisme était récurrent dans les témoignages de chacun des enseignants interrogés. Mais en tirant sur le fil de cet antijudaïsme massivement d’origine maghrébine, on finissait par découvrir autre chose, sexisme et machisme en particulier. Mais pas seulement. Également, une haine de la France, comme aussi de tout signe de réussite scolaire. Sans oublier un racisme plus général, en particulier anti-chinois et anti-noir. Mais l’antisémitisme, lui, apparaissait bien plus obsessionnel au point que le mot « juif » était devenu une insulte. Par exemple, un crayon qui ne fonctionnait pas était un « crayon feuj ».

“On peut s’illusionner autant qu’on le voudra et communier dans une vision irénique du monde, un jour ou l’autre le monde se rappelle à vous dans sa dureté. En France, c’était les 7, 8 et 9 janvier 2015.”


Comment expliquez-vous cet antisémitisme musulman ?

Les premiers facteurs, cruciaux, sans être loin de là exclusifs, ne sont pas sociaux mais culturels et anthropologiques. En écrivant Juifs en pays arabes. Le grand déracinement 1850-1975 (Éditions Tallandier, 2012), je comprenais mieux les racines de cette culture du mépris. Un mépris à l’endroit « du Juif » profondément enraciné en terre arabo-musulmane.

Qu’il s’agisse d’archives du Maghreb, de l’Irak ou de la Libye du XIXe siècle, le Juif y apparaissait comme un être de peu, un « être de la peur », un « enfant de la mort » (sic), celui sur lequel on s’essuie les pieds. Certes, le statut de dhimmi « protégeait » le Juif, mais c’était d’abord un statut de soumission.

Cet antijudaïsme culturel a été importé en France avec l’immigration. Sur lui s’est greffé le conflit israélo-arabe, jetant de l’huile sur le feu, mais aussi le ressentiment né d’une intégration parfois manquée, marquée par l’échec social et scolaire d’une partie de cette population.


Ce ressentiment va focaliser sur la figure de la réussite, « le Juif ». Une réussite d’autant plus insupportable que, comme le rapporte le rabbin Serfaty qui a fondé l’amitié judéo-musulmane de France, des mères originaires du Maghreb reconnaissent aujourd’hui, avec beaucoup d’honnêteté, qu’elles avaient élevé leurs enfants dans la haine « du Juif ».

C’est pourquoi il m’apparaît fragile de ne mettre en avant que des facteurs sociaux. D’autres immigrés ont été confrontés à la pauvreté, à commencer par nous, Juifs séfarades venus les mains vides du Maroc ou d’ailleurs, qui ne sont pas devenus pour autant les frères Kouachi ou Coulibaly. On peut nier la réalité nouvelle de la France, on peut s’illusionner autant qu’on le voudra et communier dans une vision irénique du monde, un jour ou l’autre le monde se rappelle à vous dans sa dureté. En France, c’était les 7, 8 et 9 janvier 2015.
Nina
 
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