Il m'arrive de regarder l'édition française de la nouvelle chaîne franco-israélienne 'i24', située à Tel Aviv, plus précisément dans le quartier de Jaffa. Quartier où une partie importante de la population est arabe, chrétienne et musulmane, en fait la descendante de toutes ces familles qui en 1948, refusant de céder à la panique décidèrent de ne pas suivre les incitations des dirigeants arabes à fuir leur ville pour, disaient-ils, mieux anéantir les Juifs.
Aussi cette chaîne associe-t-elle régulièrement des collaborateurs, permanents ou occasionnels, chrétiens ou musulmans, s'exprimant parfaitement en français, car ayant étudié dans les écoles chrétiennes de Yafo réputées pour leur excellence, notamment pour l'enseignement des langues.
L'obstacle de la langue levé, on est d'autant plus frappé par le contenu partisan de leurs discours. Aveuglément pro-arabe, imperméable au questionnement, incapable d'écouter le raisonnement de l'autre, quasiment autiste, méprisant toute chronologie, sans laquelle on le sait l'histoire semble n'être qu'une œuvre diabolique où les forts ont toujours torts et les faibles toujours raison. Le résultat est que lorsqu'ils sont confrontés à des compatriotes juifs israéliens, il n'y a pas de vrai dialogue, débat, mais des monologues parallèles.
Premier exemple
Une ex-députée arabo-chrétienne de la Knesset, appartenant au parti centre-gauche Avoda, ne cesse de parler de l'intervention de l'armée israélienne et de la ''colère arabe'', notamment en Israël. Pressée d'expliquer si cette ''colère'' était suscitée par les agressions du Hamas dont certains missiles pourraient fort bien tomber sur les Arabes de Yafo, de Haïfa, de Beersheva, ou même de Jérusalem, l'ex-députée évite de répondre, et reprend son antienne sur la ''colère arabe'', et sur la ''souffrance arabe''.
Deuxième exemple
Interrogé par un journaliste qui lui demande de désigner le responsable de cette guerre, un avocat arabe, toujours de Yafo, répond : ''Les deux !'' (Israël et Hamas). Et quand le journaliste a la cruauté de lui rappeler la chronologie des faits, l'avocat répond ainsi : ''On ne peut dire qui a commencé, c'est l'histoire de l'œuf et de la poule...''
Ni l'un ni l'autre ne diront même un mot des trois adolescents juifs assassinés et sur le fait que plus d'un mois après, les tueurs n'ont toujours pas été capturés. Mais l'un et l'autre diront d'une même voix que la véritable origine de la guerre est ''l'occupation''. ''L'occupation'' depuis 1967 ou depuis 1948 ? L'absence de précision des intervenants laisse planer le doute.
Ainsi ces Arabes israéliens, des intellectuels politiquement engagés, se refusent d'émettre la moindre critique vis-à-vis de la partie palestinienne de la confrontation. Du moins en public, c'est-à-dire là face à leurs confrères, Juifs israéliens. Ceux-ci, avec lesquels ils partagent pourtant quasiment tous les espaces : de travail, d'alimentation, de santé, d'enseignement, de politique, de repos, de sport, etc, restent malgré tout des... étrangers. Les compatriotes ne pouvant être que les ''Palestiniens''.
Les dialogues de sourds que j'évoquais révèlent donc une réalité: une césure profonde au sein de la population israélienne. Mis à part une minorité, plutôt silencieuse à quelques exceptions près, la majorité arabe qui s'exprime de diverses manières, soit par des émeutiers, soit par des intellectuels et des politiciens, soit par un ressentiment individuel refoulé mais qui peut affleurer à chaque instant, ne se considère lié par un destin historique qu'avec ceux qui depuis 1964 se désignent du terme de ''Palestiniens''.
Ceux qui, parmi les Juifs israéliens, pensent que la Paix entre Israéliens et Palestiniens découlerait automatiquement de la définition claire d'une frontière départageant deux pays et deux nations, ne tiennent donc pas compte d'une autre frontière entre Juifs et Arabes au sein même d'Israël: frontière fantasmatique d'autant plus vivace qu'elle s'inscrit dans un imaginaire ethno-religieux arabo-musulman, étrangement partagé par une majorité d'arabo-chrétiens, même si ces derniers ont dû fuir l'agressivité des musulmans, tant à Bethléem qu'à Nazareth, pourtant ville israélienne.
Dans cet imaginaire, disons-le franchement, il n'y a aucune place pour le Juif. Sinon comme ''dhimmi'
Quatorze siècles d'Islam ont profondément modelé cet imaginaire arabo-musulman. Et cet imaginaire résiste à l'histoire. Il ne veut même pas en tenir compte. Au travail de deuil qui permet d'avoir une prise sur la réalité, il préfère la dénégation et une nostalgie où se loge l'honneur bafoué, prêt cycliquement, quand la démangeaison devient trop insupportable, à reprendre les armes, sinon pour la victoire, du moins pour l'honneur (à peu près tous les dix ans, le temps que les petits atteignent l'âge de manier la kalachnikov, âge en baisse constante)...
La majorité du monde arabo-musulman, islamiste, nationaliste, progressiste, communiste, et aujourd'hui même démocrate (énumération par ordre d'importance), est gouvernée par cet imaginaire. Et l'univers mental arabo-musulman n'a pas encore voulu tenir compte (digérer serait plus juste) de multiples réalités dont deux essentielles.
D'abord, la fin du Califat
Après l'effondrement de l'Empire ottoman, les nationalismes arabes n'ont visé d'une certaine manière qu'à encaisser le coup. Si on les compare aux nationalismes européens et même au nationalisme sioniste, on peut les qualifier de faux nationalismes, leur raison principale d'exister n'étant pas la création d'un espace unifiant pour mobiliser les diverses forces locales en vue du progrès social et de la liberté, mais plutôt de poursuivre la lutte contre ''l'autre'', sous différents noms, ''le néocolonialisme'', ''l'impérialisme'', ''le sionisme''. La seule espérance laissée aux peuples arabo-musulmans étant de se retrouver, de s'unir, par le panarabisme puis par le panislamisme, tous deux succédanés de l'honneur califal perdu, auquel répondit très vite, dès 1927, la création de l'internationale des Frères Musulmans dont la centrale fut installée en Egypte, et que le nouvel-Etat-Califat islamiste en Irak voudrait aujourd'hui restaurer.
Ensuite, Israël
Israël est cette deuxième réalité inacceptée et inacceptable pour l'univers mental arabo-musulman, toutes différences politiques confondues, et elle est source d'indigestion chronique. Les plus réalistes (les démocrates, les progressistes, et les communistes) acceptent de reconnaitre l'existence d'Israël, comme un état de fait, mais absolument pas comme un droit à exister. Ce qui veut dire que si cet ''état de fait'' venait à disparaître, cela serait considéré comme une salutaire remise en place de l'ordre naturel des choses qui a été perturbé par la ''colonisation sioniste''. Mais dans le fond, il y a un front uni objectif de toutes les sensibilités politiques arabo-musulmanes, ce que j'ai appelé par ailleurs un unanimisme[3].
Les nouvelles autorités égyptiennes sont issues de leur victoire sur les Frères musulmans durement réprimés? Le ministre des Affaires étrangères n'en condamnera pas moins ''la barbarie'' israélienne. L'armée algérienne n'a pas fait dans la dentelle quand elle se décida à réprimer les islamistes dans les années 90, et sur les 200 000 personnes tuées, il y en a bien la moitié de son fait, n'empêche le gouvernement algérien vient d'exprimer la même position.
Cet unanimisme au demeurant est impuissant, car trop divisé, et surtout trop schizophrène, car les dirigeants sont d'autant plus agressifs en public, que sous cape, ils se réjouissent de la déconfiture du Hamas. Y compris, et d'abord même, l'Autorité Palestinienne qui trouve le moyen de condamner le kidnapping de trois adolescents juifs, mais qui n'a pas un mot pour condamner la pluie de missiles partant de Gaza et prenant en otage toute une population, et ce même avant le début de la riposte, extrêmement ciblée, d'Israël.
Cette réalité claire, confuse, et contradictoire tout à la fois, où agressivité et impuissance rivalisent, est celle d'un monde arabo-musulman qui n'a pas fini de s'entredévorer et dont Israël, ou les Juifs, représente le seul facteur d'unité. Ce qu'exprimait parfaitement Karim Mroué, un dirigeant du parti communiste libanais, dans ses Mémoires[4]: le combat contre Israël fut le seul moment où les différentes forces libanaises réussirent à s'unir; Israël reparti, les combats ''fratricides'' reprirent aussitôt.
Or, la seule manière pour que l'imaginaire arabo-musulman se transforme est qu'il tienne compte de la réalité, c'est-à-dire de l'histoire
Il lui faudra accepter que les Juifs sont une émanation de cette partie moyen-orientale du monde. Il lui faudra accepter que le sionisme a été un mouvement de libération nationale. Il lui faudra accepter qu'Israël n'est pas une pièce rapportée, mais bien un Etat qui a un enracinement local de plus de 30 siècles dont l'archéologie a déjà donné des centaines de milliers de preuves, et qui pour cette raison à réussi à s'imposer malgré un environnement arabo-musulman de la plus grande hostilité, hostilité d'autant plus dangereuse du fait de sa seule supériorité, celle du nombre.
Ce resurgissement d'un peuple et de son Etat a beau être un cas unique de l'histoire, ce que certains appellent ''un miracle'', il n'en est pas moins une réalité historique qui s'est imposée, non pas parce que ''l'impérialisme'' a soutenu le sionisme (c'est l'URSS qui a mobilisé ses troupes à l'ONU pour que la partition de la Palestine soit acceptée avec plus de deux tiers des voix en Novembre 1947, et ce malgré l'opposition de la Grande Bretagne et les réticences de la France et des USA), mais bien parce qu'il y eut suffisamment de Juifs convaincus pour mener à bout un projet qui avait été dans le cœur de tous les Juifs éparpillés de par le monde, depuis deux millénaires, et ce à partir de conditions favorables qui n'apparurent qu'après l'effondrement de l'Empire ottoman, favorisant ainsi la montée et la légitimité de tous les nationalismes, y compris donc juif.
Combien de temps faudra-t-il pour que le monde arabo-musulman abandonne sa nostalgie califale de toute puissance, prenne acte de ses innombrables carences, et se mettent dans l'histoire réelle, en transformant son agressivité anti-juive structurelle, en une force de coopération et d'émulation pacifique, pour le bien de tous les peuples de la région (et les Arabes, chrétiens et musulmans découvriront alors, si leur inconscient ne le leur a pas encore soufflé, que les Juifs sont bien leurs meilleurs et leurs plus proches amis ?
Combien de temps ?
Je n'en sais rien. Trois siècles ai-je écrit par ailleurs. Le propre frère du fondateur de l'internationale des Frères musulmans, Hassan El Banna, le théologue réformateur censuré par El Azhar, Gamel El Banna, lui est encore plus pessimiste: quatre siècles... L'unité de temps de la transformation des mentalités ne se mesure-t-elle pas en effet en siècles ? On pourrait miser sur Internet pour accélérer le processus, si internet était aux mains que des hommes de progrès. Ce qui est loin d'être le cas, puisqu'au contraire, dans le monde arabo-musulman, il a été depuis longtemps squatté par les forces les plus rétrogrades.
Pour revenir à Israël, un nouveau mouvement ou parti politique, apparaitra-t-il qui incarnerait la raison, la prise en compte de l'histoire, ancienne, et récente, qui ferait définitivement le deuil d'un empire califal qui a définitivement disparu depuis le début du dernier siècle, qui prendrait conscience du droit des Juifs à avoir un Etat, qui mettrait fin au rêve de le leur reprendre d'une manière ou d'une autre, par la force, par la ruse, par l'usure, par la démographie, ou par la séduction des Juifs eux-mêmes habilement culpabilisés, prédestinés même à cela, peut-être, par leur culture ou par des siècles de persécutions et de dhimmitude.
Un tel parti, ou même mouvement de citoyens arabes éclairés, prenant leurs responsabilités, voire d'intellectuels arrivant à se détacher des mythes de l'arabo-islamisme, fondateurs et fossoyeurs, pourrait donner une voix audible à tous ces individus éparpillés sur le territoire d'Israël, qui réclament ce retour à la réalité, pour qui Israël n'est pas un pays dont on rêve chaque nuit la disparition, et qui se revendiquent même fièrement citoyens israéliens, sans pour autant occulter leur différence religieuse et culturelle, leur identité n'étant plus alors vécue comme une expression irrédentiste.
Ces citoyens, sportifs, savants, juges, policiers, officiers supérieurs, ou simples individus, qui aujourd'hui stigmatisés par la majorité arabo-musulmane comme des traîtres et des collaborateurs, en Algérie on disait des ''harkis'' (lesquels furent sans doute la majorité!), seront peut-être demain les germes de la perestroïka arabe.
La société arabe d'Israël sera-t-elle capable de ce sursaut ?
Dans ce Moyen Orient en état de délabrement avancé, c'est elle en tous cas qui en est le plus à même. Parce qu'Israël est une démocratie, ou chacun peut dire ce qu'il pense sans craindre pour sa vie et celle de sa famille, même si cette liberté de pensée est encore largement théorique en milieu arabe ou règne encore les lois familiales, claniques et tribales, et la mort pour toute transgression (notamment pour les femmes ''coupables'' de ''crimes d'honneur'', fléau de toute la société palestinienne). Parce qu'en Israël, elle a accès à un enseignement de l'histoire où malgré tous les reproches que l'on pourrait lui faire, il y a, derrière les deux ''narratifs'' des protagonistes, tout simplement l'énoncé des faits, et de leur chronologie.
Des Juifs israéliens peuvent-ils, sans s'immiscer, encourager, voire soutenir un tel mouvement s'il venait à émerger?
Oui, sans aucun doute.
Mais certainement pas des gens comme le journaliste du Haaretz Guidon Lévy, ou comme le gendre de Shimon Péres, le Pr de chirurgie Rafi Walden (que j'ai aussi récemment entendu sur I 24), ou comme tous ces intellectuels dits ''post-sionistes'' qui se désignent ainsi par manque de courage de s'annoncer franchement ''antisionistes''.
Ces derniers en faisant de la figure de l'arabe israélien et palestinien, l'icône de la victime par excellence, ne font que renforcer la mentalité dominante du monde arabo-musulman que j'ai décrite précédemment. Leur agressivité tout azimut vis-à-vis de leur propre pays, à la limite du pathologique, est un comportement qui freine ce mouvement de la minorité des Arabes israéliens qui veulent s'émanciper des dogmes islamo-nationalistes du ''narratif'' palestinien, faisant rimer ''naqba'' et ''shoah'' par exemple.
L'engagement aveugle de cette soi-disant ''gauche'' israélienne, au côté du mouvement palestinien dominé par des potentats nourris à la haine du Juif pour des raisons autant religieuses que politiques, sinon plus, depuis le nazi Amin El Husseini au négationniste Mahmoud Abbas, en passant par Arafat qui seul détenait les clés du coffre-fort de son mouvement, ne fait que ralentir la prise de conscience nécessaire des Arabes palestiniens.
Sous couvert d'empathie pour le malheur et la souffrance arabe, ce qui en soit serait louable, elle renforce toutes les tares du monde arabo-musulman, notamment son refus de l'histoire et de la volonté irrépressible des Juifs à reconstituer une souveraineté nationale. Alors que ces deux refus, comme le recours au terrorisme (par définition contre les civils) sont en train de pervertir en profondeur la société palestinienne, laquelle comme la société algérienne déstructurée par le terrorisme ethnico-religieux du FLN durant ''la guerre d'Algérie'', ne pourra déboucher que sur la dictature et le sang.
Cette gauche israélienne-là, mais s'en aperçoit-elle seulement, affaiblit tout à la fois son pays, mais encore plus gravement la partie réaliste du monde arabe qui voudrait rompre avec la mythologie islamo-arabe. Elle se conduit comme cette gauche européenne qui au moment où les démocrates algériens (musulmans) se faisaient descendre chaque mardi par les islamistes, préféra se solidariser avec ces derniers, sous prétexte qu'ils étaient, eux, les victimes, la victoire des urnes leur ayant été arrachée, mais ne disant pas que comme en Iran, cette victoire des urnes, outre qu'elle ne transformait pas un parti totalitaire en parti démocrate, aurait mené au tombeau sans doute un bon million d'Algériens...
Une voix juive s'élèvera-t-elle en Israël qui se donnerait pour but de faire jonction avec ces citoyens arabes, chrétiens et musulmans, sur les bases de la vérité et non d'une mielleuse compassion ? Ces citoyens arabes, aujourd'hui sans lien prendront-ils cette initiative de faire entendre leur voix ? Je l'espère. Pour les Arabes et pour les Juifs. Car dans le cas contraire, le destin de la population arabe d'Israël écartelée entre deux allégeances risque de la mettre en porte à faux tant avec la population juive d'Israël qu'avec la population palestinienne, qui toutes deux lui seront en droit de lui reprocher son absence de patriotisme.