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Une parente, Henriette Hoskier-Brunhes – 2/2

 

LSA On remarquera au bas de cette article les signatures d’Henriette et Jean Brunhes

 

Cette orientation nouvelle est due au catholicisme social, en particulier au « Sillon », une influence religieuse qu’appuie l’influence intellectuelle de John Ruskin auquel Henriette Hoskier-Brunhes et son mari consacrent un ouvrage (1). A ces influences s’ajoute la présence marquée d’universitaires, à commencer par celle de Jean Brunhes et de personnes de son entourage. Le développement de l’économie sociale et de la géographie économique vont nourrir les prises de position et les modes d’action de la LSA. En ce début du XXe siècle, nombreux sont les membres influents de la société se préoccupant de problèmes sociaux en tout genre. La LSA est au cœur de leurs réseaux. Elle exige de ses adhérents qu’ils s’informent par le procédé de l’enquête sur les modes de production des biens qu’ils achètent. Ce procédé était déjà appliqué par d’autres ligues féminines. Henriette Hoskier-Brunhes prône « le régime de l’enquête incessante » et propose une sorte de mode d’emploi des enquêtes : un chef de groupe réunit quelques collaborateurs ; il s’informe de la littérature concernant la question ; il répartit le travail des recherches et établit un premier dossier ; commence alors l’enquête proprement dite qui consiste à pénétrer, grâce à ses relations personnelles et « avec délicatesse », dans l’atelier ou le magasin choisi, et à questionner « discrètement » ; le chef de groupe élabore ensuite le manuscrit final de l’enquête, composé « de faits et de chiffres prouvés par des sérieuses références ». Plusieurs enquêtes sont ainsi menées par de petits groupes de ligueuses dans divers secteurs d’activité. L’enquête principale (enquête à laquelle participe Henriette Hoskier-Brunhes) porte sur les ateliers de couture. Elle aboutit à la constitution de « listes blanches » de couturières qui s’engagent à ne pas faire travailler le personnel normalement au-delà de sept heures et jamais au-delà de neuf heures du soir, même aux « époques de presse », à ne pas donner aux ouvrières de travail à terminer chez elles le soir et à ne pas les faire travailler le dimanche .

 

 M.F. Le PlayFrédéric Le Play (1806-1882)

 

Marie-Emmanuelle Chessel : « Considérant l’enquête comme un préalable indispensable à l’action, les ligueuses sont fortement influencées par le mouvement leplaysien, et plus précisément par la méthode de l’enquête monographique empirique réactualisée par Pierre du Maroussem (1862-1937) formé à ‟l’école des voyages” de Frédéric Le Play (1806-1882) (2), administrateur de la Société d’économie sociale (SES). C’est le premier sociologue leplaysien à bénéficier d’une réelle reconnaissance de l’Université : il est autorisé en effet par les professeurs de la faculté de droit à ouvrir un cours libre sur ‟la vie morale et matérielle de l’ouvrier du bâtiment à Paris d’après la méthode des monographies de famille (3)”. Il cherche à établir une carte des métiers français, et s’appuie sur des enquêtes personnelles qu’il effectue notamment pour l’Office du travail. Il institue aussi un groupe ‟pratique” des questions ouvrières où il forme des étudiants à la méthode monographique. S’affranchissant de la monographie leplaysienne stricto sensu, Pierre du Maroussem insiste sur la complémentarité des recherches documentaires et de l’investigation sur le terrain par visites et interviews. On retrouve précisément cette diversité des méthodes d’enquête chez les ligueuses de la LSA. En novembre 1903, la LSA demande à Pierre du Maroussem de faire un cours au Collège libre des sciences sociales à Paris sur ‟l’éducation de l’acheteur par l’enquête”. Portant principalement sur les industries du vêtement, de l’alimentation et de l’habitation, ce cours comprend des leçons théoriques, des discussions à la suite des cours et des visites sociales. Les enquêtes des ligueuses de la LSA ne sont pas sans limites et elles n’appliquent pas formellement un protocole qui aurait été établi par Pierre du Maroussem : elles se contentent le plus souvent d’aller questionner les patrons et les croient quasiment sur parole, laissant parfois le questionnaire à remplir et le récupérant plus tard, ne réfléchissant pas à la représentativité des magasins enquêtés. Mais ces enquêtes ont pour première conséquence de transformer la manière de voir des enquêteuses. La baronne Georges Brincard (4) le dit par exemple lorsqu’elle présente son enquête sur les ‟marmitons-pâtissiers” : son idée du ‟petit bonhomme joyeux et insouciant” s’est vite transformée lorsqu’elle s’est intéressée à leurs conditions de vie et de travail. Ce ‟régime de l’enquête incessante” constitue en outre un mode d’information et donc de formation des femmes bourgeoises au monde social, une manière de ‟sortir” dans la sphère publique, d’acquérir une certaine expertise et d’avoir des expériences de prise de parole. Enfin, ces enquêtes débouchent sur des modes d’action particuliers : d’une part des listes de ‟bons fournisseurs” et d’autre part des actions de propagande destinées à former de plus nombreux consommateurs. La vie quotidienne devient dès lors une sphère d’action politique et sociale pour les femmes. »

La LSA enquête donc avant d’informer et de conseiller le consommateur. Car consommer implique des devoirs. On se souvient : Vivre c’est acheter / Acheter c’est pouvoir / Pouvoir c’est devoir. La LSA rappelle inlassablement que le comportement des consommatrices (la LSA s’adresse surtout à elles, mais pas uniquement) influent sur les conditions de travail des employé(e)s. Henriette Hoskier-Brunhes souligne : « Comment exiger du marchand qu’il réduise les heures de travail de ses employés si vous, consommateur, vous vous obstinez à vouloir que les articles achetés par vous à la fin de la journée vous soient livrés le jour même ! » La LSA mène une propagande très active en ce sens et à l’aide de supports divers : affiches, affichettes, cartes postales, plaquettes, papillons, etc. Parmi ses méthodes de propagande, des expositions d’objets faits à domicile par des travailleuses. Marie-Emmanuelle Chessel : « La LSA propose alors que chaque ligueuse possède une valise d’objets fabriqués à domicile dans de mauvaises conditions, en ayant soin d’épingler, sur chacun d’eux, une note indiquant la durée du travail et le salaire (…). C’est dans ce cadre que la ligue incite fortement les consommateurs à ne pas aller faire d’achats le dimanche. Elle s’inscrit dans un mouvement – la ‟réinvention du dimanche” – lancé par les catholiques vers 1880 pour défendre le dimanche comme jour de repos. Les catholiques ont été rejoints, à partir de 1889, date de création de la Ligue populaire pour le repos le dimanche avec laquelle la LSA fusionne en 1910, par les philanthropes puis par les syndicats d’employés de commerce et les syndicats ouvriers . »

La ligueuse est invitée à faire de chacune de ses actions un acte militant. Ainsi sort-elle de son rôle de dame patronnesse et peut-elle espérer gagner en efficacité. Ce comportement responsable appuie celui des hommes, catholiques sociaux actifs, dont beaucoup occupent des postes influents. Marie-Emmanuelle Chessel : « La LSA se distingue aussi d’autres ligues de femmes catholiques beaucoup plus réticentes à une collaboration avec l’État et des syndicats ouvriers, même réformistes. »

Les normes de consommation prônées par la LSA tendent d’une manière sous-jacente à défendre l’univers des « femmes du monde » qui s’inscrit dans « l’espace de la noblesse », un espace menacé par ce qui va peu à peu se faire consommation de masse avec notamment la recherche effrénée de la « bonne occasion ». Marie-Emmanuelle Chessel : « Les membres de la LSA ont eux aussi un discours très critique vis-à-vis de la publicité et de la nouvelle culture de consommation. Ils sont sans doute à cet égard influencés par un Jean Lahor (5) ou par un Georges Benoît-Lévy, deux penseurs et réformateurs de la ville, dans le sillage de l’Art Nouveau, qui font partie des correspondants d’Henriette Brunhes. »

 

 La Cité Jardin

Georges Benoît-Lévy (1880-1971), « La Cité-jardin » (1904) 

http://www.tourisme93.com/stains/concept-cites-jardins.html

 

La LSA milite également en faveur de l’assainissement des lieux de travail et de l’habitat, influencée par des hygiénistes tels que Paul Juillerat et sa femme, Alice, inspectrice du travail et chargée des enquêtes sur le logement à la LSA. Marie-Emmanuelle Chessel précise : « Les membres de la ligue considèrent que des associations telles que le Touring-Club de France – qui publie des listes d’hôtels se conformant à leurs prescriptions d’hygiène, de confort et de tarif – constituent des modèles pour informer et éduquer les consommateurs. »

La LSA utilise des méthodes comme la marque et la publicité (méthodes mises en œuvre par une société de consommation en gestation), elle élabore un « label » destiné à promouvoir les biens produits dans des conditions sociales acceptables. Bien que critique vis-à-vis de cette société qui menace un monde dont sont originaires ses membres (haute bourgeoisie et aristocratie), la LSA prépare ces derniers aux transformations en cours. Critique envers la publicité, elle ne s’empêche pas d’en faire l’un de ses principaux outils afin de promouvoir sa déontologie. Marie-Emmanuelle Chessel : « Tout comme les coopératives de consommation, ces associations alternatives et critiques participent ainsi de manière paradoxale à l’apprentissage de la culture de consommation, renforçant involontairement ce qui apparaît comme un véritable ‟processus de civilisation”, complexe, multiforme et terriblement puissant.

Marie-Emmanuelle Chessel : « L’étude complète de cette ligue permettra sans doute de revisiter l’image que l’historiographie a des ligues féminines françaises, le plus souvent considérées comme moins puissantes que leurs équivalentes américaines ou anglaises. En France, les initiatives féminines, en particulier catholiques, semblaient avoir été méprisées par la ‟République radicale” qui excluait les femmes de la vie politique. Or il ne faudrait pas sous-estimer l’importance des mouvements catholiques de femmes en général et de la LSA en particulier. Tout d’abord, les actions au sein de cette ligue – que ce soient les enquêtes sociales, le travail quotidien de type ‟charitable” ou le travail militant avec des ‟réformateurs sociaux” – constituent des moyens de formation et d’information particulièrement importants pour les femmes bourgeoises qui l’animent. Par ailleurs, de telles initiatives constituent de véritables modes d’action politique pour des femmes qui ne revendiquent pas ouvertement le droit de vote – la LSA ne prend pas position sur cette question mais Henriette Brunhes fera partie du conseil consultatif de l’Union française pour le suffrage des femmes – tout en ne souhaitant pas se confiner à l’action charitable. La LSA apparaît dès lors dans une position intermédiaire entre un milieu catholique conservateur et anti-féministe et un milieu féministe plutôt réticent face aux catholiques. Tout en défendant en parole une conception traditionnelle de la femme et de la famille, les ligueuses proposent en acte une nouvelle vision de l’action des femmes dans la sphère publique. Le catholicisme apparaît ici moins comme un embrigadement que comme un levier pour de nouveaux modes d’action politique, fondés sur un engagement individuel complémentaire de l’acte législatif et du lobbying ou sur la politique sociale qui appartient alors aux hommes. »

La LSA prend aussi prétexte de la consommation (considérée comme une spécificité féminine) pour augmenter l’autonomie des femmes. La culture politique qu’elle promeut est démocrate-chrétienne, conservatrice sur certains points, novatrice sur d’autres.

La LSA s’inscrit dans le courant réformiste du catholicisme social qui représente la ligne catholique la moins critique à l’égard du capitalisme et de la République. Ainsi, la LSA prône-t-elle « une réforme individuelle et quotidienne des modes de consommation, sur des critères sociaux et non sur la base des simples intérêts des consommateurs, grâce à divers moyens d’éducation et de propagande. Sur ces points, elle fait singulièrement écho aux pratiques des mouvements consuméristes proches de la  ‟nouvelle gauche” au début du XXIe siècle. Les modes d’action de la LSA semblent partiellement à l’origine du ‟commerce équitable” et de la consommation engagée actuelle : en effet, la LSA détourne déjà les outils de communication mis en place par les entreprises pour diffuser un message critique sur leurs pratiques sociales » écrit Marie-Emmanuelle Chessel.

 

   Marie-Emmanuelle Chessel, LSA

 

 __________________________

(1) Il s’agit de « Ruskin et la Bible, pour servir à l’histoire d’une pensée ».

(2) Ci-joint, un article de Bernard-Pierre Lécuyer intitulé « Frédéric Le Play, fondateur de la ‟science sociale” » :

http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1992_num_54_1_1812

(3) Ci-joint, deux liens sur la méthode élaborée par Frédéric Le Play, méthode double :

La méthode monographique :

http://classiques.uqac.ca/classiques/le_play_frederic/le_play_textes_choisis/textes_preface_2.html

La méthode historique :

http://classiques.uqac.ca/classiques/le_play_frederic/le_play_textes_choisis/textes_preface_3.html

(4) Fille du fondateur du Crédit Lyonnais. Pionnière de la protection sociale, elle fonde en 1909 la Société des amis des employés du Crédit Lyonnais (SAECL) qui gère six centres familiaux et trois colonies de vacances, un service d’hygiène des enfants, une caisse de secours, un cours d’éducation physique, etc.

(5) Ci-joint, un article de Catherine Méneux intitulé « Jean Lahor [pseud. de Henri Cazalis], L’Art pour le peuple à défaut de l’art par le peuple » :

http://inha.revues.org/5969

 

 Olivier Ypsilantis

3 thoughts on “Une parente, Henriette Hoskier-Brunhes – 2/2”

  1. Hannah,
    Euphrosyne (1820-1877) et Henriette (1872-1914) ne se sont pas connues. Henriette avait cinq ans lorsque Euphrosyne est morte. L’une était à Constantinople, l’autre à Paris. Je suis simplement heureux d’avoir pu rapprocher ainsi ces deux parentes, dans un espace virtuel, une manière de tromper la mort. Zakhor !

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