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Salomon Ibn Gabirol (1020 – env. 1057) – 1/2

 

Il y a peu, alors que je marchais dans Murcia, l’étalage d’un bouquiniste, au pied de la cathédrale, attira mon regard. Parmi les livres aux pages jaunies, quelques petits livres à couverture ocre rouge, des monographies éditées par Ediciones del Orto (Madrid) dans la collection Biblioteca Filosófica. Je me décidai pour celle consacrée à Ibn Gabirol, un philosophe séfarade dont j’avais une connaissance superficielle et désordonnée, une monographie signée Juan Fernando Ortega Muñoz, Catedrático Emérito de Filosofía de la Universidad de Málaga. J’ai donc découvert l’œuvre de Salomon Ibn Gabirol, ce penseur majeur, en rédigeant ces pages qui, je l’espère, ne paraîtront pas trop arides au lecteur. ¡Que disfrute! 

 

Ibn Gabirol, un immense poète et philosophe juif au cœur d’al-Andalus, un homme mort jeune, à trente-cinq ans ou à peine plus. Les Latins virent en lui un penseur arabe du nom d’Avicebron, auteur d’un important traité de métaphysique, le ‟Fons vitae”, un écrit qui fut accueilli avec ferveur par la scolastique latine et saint Thomas d’Aquin mais qui resta presque complètement ignoré par les coreligionnaires d’Ibn Gabirol. Ce n’est qu’au XIXe siècle que Salomon Munk identifia l’Avicebron des auteurs chrétiens avec le Solomon Ibn Gabirol (Shelōmōh ben Yehudāh ibn Gěbirol) des auteurs juifs. Dans l’histoire de la littérature et de la pensée juive, il figure comme poète profane et religieux, auteur d’une compilation de morale philosophique.

Ci-joint, un lien Akadem relatif à Salomon Munk :

http://www.akadem.org/medias/documents/doc2_munk.pdf

Ci-joint, un lien vers le Dictionnaire des orientalistes de langue française :

http://dictionnairedesorientalistes.ehess.fr/document.php?id=242

 

Livre Palestine Munk

 

L’œuvre d’Ibn Gabirol propose une synthèse de Platon et Aristote, combinée avec Plotin et Sénèque. Son système philosophique évoque… Hegel. Pour Francisco Guillén Robles, l’influence la plus marquée chez Ibn Gabirol est celle du néo-platonisme, avec cette idée centrale que ‟la emanación, según la cual todo lo existente ha nacido de un principio absolutamente simple y único, por medio de cierta especie de efusión y radiación”. En raison de cette influence, David Gonzalo Maeso (1902-1990), le grand orientaliste espagnol (professeur de langue et littérature hébraïques à l’Université de Grenade), le surnommait le ‟Plotino judío”.

Ibn Gabirol vécut à une époque charnière au cours de laquelle la prééminence culturelle d’al-Andalus commençait à se déliter. Souvenons-nous que la fracturation du califat de Cordoue date de 1031, année qui vit la formation des taïfas (1031-1086). Cette prééminence s’effaçait donc peu à peu sous la poussée de la culture chrétienne, vaste synthèse qui se développait dans les principales universités d’Europe. Nouveau contexte socio-culturel, montée de l’intégrisme religieux et, de ce fait, nouveau rapport à la philosophie avec notamment l’abandon progressif du néo-platonisme face à la toute-puissance du néo-aristotélisme, une véritable machine de guerre, c’est tout un changement dans l’ère culturelle d’al-Andalus qui va contribuer à pousser Ibn Gabirol dans l’oubli, et au sein même du monde juif. Songeons que Maïmonide ne le cite pas une seule fois… Ibn Gabirol sortira pourtant de l’ombre au XIIe siècle, grâce à des philosophes chrétiens. En effet, Domingo Gundisalvo secondé par un Juif, Juan Hispalense, traduira le ‟Fons vitae”. En entreprenant ce travail pouvait-il imaginer à quel point il allait être influencé par l’œuvre en question, une influence patente dans ‟De unitate” et ‟De processione mundi” ? Le ‟Fons vitae” marqua profondément la pensée chrétienne au cours des XIIe et XIIIe siècles. Au XIIIe siècle, l’évêque de Paris, Guillaume d’Auvergne, qualifia Ibn Gabirol de unicus omnium philosophantium nobilissimus.

Ci-joint, un lien où figure Juan Gundisalvao dans la Biblioteca virtual Antigua Escuela de Traductores de Toledo :

http://www.larramendi.es/traductores_toledo/en/consulta_aut/registro.cmd?id=3070

Ci-joint, l’article nécrologique de ‟El País” (du lundi 29 janvier 1990) sur David Gonzalo Maeso dont je conseille tout particulièrement le livre ‟El legado del judaísmo español” :

http://elpais.com/diario/1990/01/29/agenda/633567601_850215.html

L’influence d’Ibn Gabirol est marquée chez saint Albert le Grand et saint Thomas d’Aquin et plus encore chez Duns Scotus. Au XVIe siècle, il est encore étudié par les néo-platoniciens italiens, à commencer par Giordano Bruno. Son influence est également perceptible chez Spinoza et Bergson.

Brièvement. L’itinéraire géographique d’Ibn Gabirol est le suivant. Il naît à Malaga d’une famille originaire de Cordoue qui avait quitté la ville après les graves événements du début du XIe siècle qui avaient porté un coup mortel au Califat et inauguré la période des Reyes de taïfas. Alors qu’il est encore enfant, il quitte sa ville natale pour Saragosse où il va écrire l’essentiel de son œuvre. Suite à l’assassinat de son protecteur, Yequtiel ben Isaac, il part pour Valence où il ne tarde pas à mourir. La tradition rapporte qu’il aurait tué par un Arabe jaloux de son savoir. Signalons que l’idée d’embarquer pour Eretz Israel ne l’avait jamais quitté.

Du début du XIe siècle à la conquête chrétienne en 1118, Saragosse est l’un des plus importants centres de culture d’al-Andalus avec grammairiens, philosophes, théologiens, scientifiques, poètes, certains de première importance comme Avempace, Ibn Paqûda, Ibn Ezra, Ibn Gabirol et Yehuda ha Levi pour ne citer qu’eux. Ibn Gabirol peut être regardé comme un romantique dans un monde rationaliste, un néo-platonicien face à un monde qui voit se profiler le néo-aristotélisme. Il s’efforce d’édifier une métaphysique valide pour les trois cultures, juive chrétienne et musulmane. Ceci suffit-il à expliquer cela, soit le profond oubli dont il a été victime (au moins en tant que philosophe) au sein de sa propre communauté ? Redisons-le, force est de constater que ce sont les penseurs chrétiens qui vont se montrer les plus attentifs à son œuvre philosophique. En 1846, Salomon Munk découvira à la Bibliothèque impériale de Paris l’écrit de Shem Tov Ben Joseph Falaquera, ‟Liqqutim mi-Sefer Meqor Hayyim”, qui rend-compte de ‟Fons vitae”, ce qui lui permettra d’identifier l’Avicebron des Chrétiens, soit Salomon Ibn Gabirol.

 

1- La métaphysique d’Ibn Gabirol.

Le ‟Fons vitae” est l’œuvre métaphysique la plus originale du système élaboré par Salomon Ibn Gabirol. L’auteur estime que la métaphysique s’attache à l’étude des trois thèmes suivants : 1. La matière et la forme 2. La Substance originelle ou Dieu 3. La Volonté comme pont entre 1 et 2. La connaissance de la matière et de la forme conduit à celle de la Volonté qui conduit à celle de la Substance originelle. Connaissance de la matière et de la forme / de la Volonté / de la Substance originelle, soit les trois sciences fondamentales inscrites dans un processus ‟dialectique” où le monde est envisagé comme une structure parfaitement ordonnée. Cet ordre s’organise dans un système de reflets à l’infini, reflets qui, à la manière d’un kaléidoscope, multiplient les symétries entre la Substance originelle et la forme universelle. Le monde s’enroule en quelque sorte sur lui-même. Ainsi, une herméneutique bien conduite peut-elle nous amener à la compréhension de l’Univers à partir de l’un de ses éléments. L’Univers est envisagé comme un livre, un grand livre ouvert et couvert de signes dans lequel l’Auteur écrit un message d’amour à l’homme. Fort de ce postulat, Ibn Gabirol peut déployer le principe fondamental de sa métaphysique, à savoir que la réalité inférieure loin d’être coupée de la réalité supérieure y conduit.

 

1-A – Le Dieu transcendant

Ibn Gabirol pose la transcendance absolue de Dieu, Dieu qui se situe au-dessus de toute réalité, de toute connaissance. Nous ne pouvons rien dire de Lui, sinon qu’il est à l’origine de toute chose tout en les dominant infiniment. La cause transcende l’effet ; et il convient d’insister sur ce point car une lecture superficielle d’Ibn Gabirol pourrait laisser penser que nous avons affaire à un philosophe panthéiste.

Le néo-platonisme va lui donner la clé pour exprimer cette transcendance en termes absolus : Dieu est Un et hors de Lui tout est pluralité. La perfection de Dieu (dont l’une des caractéristiques est l’autosuffisance) suppose l’imperfection de ses créatures. Son absolue unité est bien ce qui Le sépare absolument de Sa création. Aussi la raison ne suffit-elle pas pour L’envisager ; il faut la foi. Cette unité n’est pas une unité obéissant aux lois de la logique et flottant dans le monde idéal des concepts. Ibn Gabirol commence par désigner l’abîme qui sépare Dieu de ses créations en insistant sur l’unité absolue qui Le caractérise. Cette unité n’est pas quantifiable et elle ne peut être sujette à aucun changement de forme ou d’essence. L’unité de Dieu se situe hors de l’espace et du temps, elle est sans mesure, sans cause, elle est le produit nécessaire de sa propre essence. Mais loin de d’écraser l’homme, Dieu le stimule. Ibn Gabirol est juif, il n’est pas musulman. Mendiant de Dieu, Ibn Gabirol se fait pèlerin en Dieu. Dieu, unité première et incréée, sans commencement ni fin, non sujette au changement et à la diversité ; d’où le principe fondamental établi par Ibn Gabirol : plus une entité (créée) se rapproche de l’unité première, plus homogène et simple est la matière qui la compose ; à l’inverse, plus une unité s’éloigne de l’unité première, plus hétérogène et complexe est la matière qui la compose.

 

1-B – La Volonté.

Entre Dieu et le monde, Ibn Gabirol insère donc la Volonté qu’il nomme à l’occasion Verbum Dei et d’où procède toute la Création. Elle coïncide avec Dieu comme cause première et puissance infinie ; mais en tant qu’effet, elle est la première hypostasie immanente au monde, force séminale qui nourrit et ordonne la Création. Voluntas es virtus divina adveniens omnia et movens omnia écrit Ibn Gabirol. Cette doctrine de la Volonté est probablement le point le plus original de son système philosophique. Elle constitue en quelque sorte la charnière entre l’Un et le pluriel, entre l’Infini et le fini, entre Dieu et sa création. C’est elle qui donne son titre à son œuvre majeure, ‟Fons vitae”. La Volonté engendre la matière, les formes et elle les meut. La Volonté, acte divin, hors du temps et de l’espace, se revêt d’espace et de temps en se faisant courant vital qui ordonne la matière en formes et les maintient comme telles. Ce rôle déterminant de la Volonté peut faire penser à du panthéisme ; mais il ne faut pas oublier la transcendance absolue de Dieu au sein de ce système. Précisons enfin qu’avec Ibn Gabirol, la Volonté n’est en rien un pouvoir arbitraire (elle n’a rien à voir avec la Volonté telle que l’envisage son contemporain, Abenhazan), elle tend vers une raison infinie. Pour Ibn Gabirol, la Volonté s’ajuste aux lois fondamentales de l’être dont les principes ultimes reposent en l’Essence divine ; autrement dit, la Volonté peut accomplir tout ce qui peut être accompli sans contredire les règles logiques et les principes fondamentaux de l’être — ce que son essence est disposée à recevoir.

 

1-C – L’Univers.

En l’Univers se reflète l’unité divine, avec cette structure où chaque élément suggère l’harmonie de l’ensemble. Cette harmonie n’est pas monotone, avec processus de répétition ; elle est processus dialectique de convergences où chaque niveau constitutif de l’Univers est saisi par l’inférieur et le supérieur selon un principe qu’Ibn Gabirol établit de la manière suivante : le supérieur est constitué de la matière de l’inférieur et l’inférieur est constitué de la forme du supérieur, étant entendu qu’une même chose ne peut à la fois supporter et être supportée.

 

Edition originale de ‟Mibhar ha-Peninim” de Salomon Ibn GabirolUne page de l’édition originale de ‟Mibhar ha-Peninim” de Salomon Ibn Gabirol, imprimé à Soncino, en 1484.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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