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Promenade en hérésie – 3/3

Je feuillette «Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu» et m’arrête sur la partie intitulée «Questionnaire», soit une suite de cinq questions remise par Simone Weil au bénédictin Dom Clément, début avril 1942. La deuxième question me saute aux yeux : «Quelles sont exactement celles des opinions de Marcion auxquelles on ne peut adhérer sans être anathème ? Est-on anathème quand on adhère à sa conception de la supériorité des peuples dits païens sur Israël ?». Tiens, tiens… Je n’étais donc pas la proie de soupçons infondés quand le nom Simone Weil s’est imposé à moi, alors que je consultais divers documents relatifs à l’hérésiarque Marcion. Marcion fut bien une formidable tentation pour Simone Weil qui haïssait — et je pèse mes mots — tout ce qui avait trait à Israël, Israël auquel elle opposait le «Livre des Morts» des Égyptiens et son Dieu de bonté, Osiris. Les Hébreux n’envisageaient Dieu que comme attribut de puissance, et en aucun cas de bonté, nous dit-elle. Si Moïse ne concevait Dieu qu’imposant des commandements d’ordre moral, c’est parce qu’il avait été instruit «dans la sagesse égyptienne». Il me semble que Simone Weil enfonce une porte ouverte ou, tout au moins, qu’elle s’énerve sans raison. Bien sûr, les Hébreux — le peuple d’Israël — sont eux aussi des héritiers… comme tous les autres peuples ; il ne peut en être autrement. Les Chrétiens sont les héritiers des Hébreux et, à ce sujet, il n’y a pas de distinction à opérer entre les Hébreux pré-Sinaï et les Hébreux post-Sinaï : la filiation ne peut être ainsi rompue, radicalement. Les uns annoncent et préparent les autres. Pourquoi Simone Weil s’énerve-t-elle de la sorte ? Que les Hébreux, Platon, Pythagore et tant d’autres portent l’héritage de la sagesse égyptienne ne change rien à la singularité de leur apport respectif. J’ajouterais que la parfaite beauté de l’Ancien Testament tient aussi à la puissance des contrastes qu’il met en œuvre, plus affirmée que dans le Nouveau Testament. N’est-ce pas précisément parce que Dieu est constamment voilé par l’attribut de puissance (dans les parties de la Bible antérieures à l’Exil) que les préceptes de charité prennent avec Moïse une valeur incomparable ? Puissance des contrastes…

 

Simone Weil célèbre la sagesse égyptienne et la sagesse grecque. Elle célèbre les mystères égyptiens (Osiris) et les mystères grecs (Dionysos et Perséphone). Elle s’en prend à tout ce qui est hébreu. Bizarre. J’ai appris à me méfier de l’interprétation psychanalytique. Et bien que la tentation me visite, j’éviterai de faire usage de l’expression «haine de soi» — selbsthass. Je constate simplement qu’en l’occurrence les jugements de la philosophe se mordent la queue…

 

Simone Weil

Simone Weil en milicienne de la CNT, Espagne 1936.

 

Lorsqu’un Juif se met à critiquer le judaïsme, il devient plus redoutable que tous les Chrétiens réunis. C’est de bonne guerre, me dira-t-on ; à ce propos, je pourrais citer Simone Weil mais aussi Israël Shahak, personnage d’une pointure intellectuelle autrement plus réduite. De même, un Juif antisioniste (parmi lesquels Shlomo Sand) fait plus de mal à Israël que tous les antisionistes non-Juifs réunis. Une fois encore, c’est de bonne guerre, me dira-t-on. Mais écoutez ce que dit cette grande dame, j’ai nommé Simone Weil : «Les Hébreux ont toujours oscillé entre la conception de Iaveh comme un dieu national parmi d’autres dieux nationaux appartenant à d’autres nations et de Iaveh comme Dieu de l’Univers. La confusion entre les deux notions enfermait la promesse de cet empire du monde auquel tout peuple aspire. Les prêtres et les pharisiens ont mis à mort le Christ — très justement du point de vue d’un homme d’État — parce qu’en même temps son influence excitait le peuple au point de faire craindre un soulèvement populaire contre les Romains, ou du moins un bouillonnement susceptible d’inquiéter les Romains ; et d’autre part il apparaissait comme visiblement incapable de protéger la population de Palestine contre les horreurs d’une répression infligée par Rome. On l’a tué parce qu’il n’a fait que du bien. S’il s’était montré capable de faire mourir d’un mot des dizaines de milliers d’hommes, ces mêmes prêtres et pharisiens l’auraient acclamé comme le Messie. Mais on ne délivre pas un peuple subjugué en guérissant des paralytiques et des aveugles. Les Juifs étaient dans la logique de leur propre tradition en crucifiant le Christ».

 

Mais c’est tout le texte qu’il me faudrait citer. Simone Weil l’admirable analyste sait aussi, à l’occasion, mettre sa très grande intelligence au service de la propagande : «Israël et les Gentils» est bien un texte de propagande qu’aurait rêvé d’écrire le plus fiévreux des anti-judaïques chrétiens.

 

Simone Weil célèbre donc l’Égypte, les Grecs, les mystiques chrétiens (mais en aucun cas l’Église), à commencer par saint Jean de la Croix qu’elle cite à plusieurs reprises, les Chaldéens, le taoïsme chinois antérieur à l’ère chrétienne, les Écritures sacrées des Hindous qui, selon elle, auraient peut-être influencé les mystiques chrétiens (voir Denis l’Aréopagite) ; bref, tous ont droit à ses célébrations sauf Israël. A propos de l’Église, elle écrit : «Tout ce qui dans le christianisme est inspiré de l’Ancien Testament est mauvais, et d’abord la conception de la sainteté de l’Église, modelée sur celle de la sainteté d’Israël.» Elle multiplie les rapports entre ceux qu’elle estime, notamment entre les Grecs Anciens et les Chrétiens : Zeus qui envoie le Logos préfigure Dieu qui envoie le Saint-Esprit — le Saint-Esprit du Nouveau Testament et ses images du feu ou de l’épée ; Prométhée est le Christ lui-même, Prométhée mais aussi Perséphone et «toutes les divinités mortes et ressuscitées figurées par le grain».

 

«Israël et les Gentils» m’apparaît central dans la pensée de Simone Weil. Lui accorderais-je trop d’importance en regard d’une œuvre immense qui ouvre en tous sens des perspectives de vertige ? L’un des esprits que j’admire le plus est aussi celui qui m’irrite le plus — rien de plus normal me dira-t-on. Dans «Israël et les Gentils», l’«Iliade» est jugé comme «infiniment au-dessus de tous les livres historiques de l’Ancien Testament, entre autres raisons parce que «les Grecs ne prenaient pas leurs dieux au sérieux (…) au lieu que les Juifs prenaient Jehovah très au sérieux.» Je lis Simone Weil… et Rachel Bespaloff me manque d’un coup ; je pense à ce petit livre («De l’Iliade») lu et relu tout en noircissant un carnet de notes au cours d’un long voyage en Extrême-Orient. C’est un livre d’amour adressé au peuple de l’«Iliade» mais aussi au peuple de la Bible. J’aime la plénitude de Rachel Bespaloff.

 

Comment réagir face à l’exaltation et la véhémence de Simone Weil ? L’essai de Rachel Bespaloff, «De l’Iliade», se termine sur un texte intitulé : «Source antique et source biblique». Je vais en citer un passage afin de rétablir le calme dans ce qui me semble être de l’hystérie : faut-il à tout prix opposer les Hébreux de l’Ancien Testament aux Grecs Anciens ? Dans ces pages parmi les plus belles de la littérature occidentale, Rachel Bespaloff (1895-1949) lance des ponts entre Grecs et Hébreux. Je lis : «L’amour des prophètes pour la nation écrasée, de Prométhée pour le genre humain menacé, ne quitte pas son objet pour atteindre l’éternel. Le Dieu «d’en haut», «que les cieux des cieux ne peuvent contenir», habite avec l’homme sur la terre. L’humilité devant le réel, devant l’existence non-domesticable, voilà ce que nous enseignent les déplorations et les implorations des Tragiques, les exhortations et les lamentations des Prophètes». Plus loin : «Si étrangers, si opposés l’un à l’autre que puissent nous paraître le pathos du prophète juif et l’éthos du législateur grec, l’exigence même qui leur est commune nous révèle que leurs conceptions se touchent par les racines. Pour tous deux, la justice, telle que l’homme la reçoit de Dieu, ou la cultive selon son propre génie, est un fruit de la terre fécondée : elle ne saurait croître d’abord que sur le sol natal. Plus tard, entée sur d’autres troncs, elle s’épanouira sous de nouveaux climats. Mais en s’universalisant elle ne deviendra jamais une construction de la raison abstraite, applicable uniformément en tous lieux et en tous temps. Transplantée, elle devra refaire sa croissance et sa maturation.» Mais c’est le texte tout entier qu’il me faudrait citer. Lumineuse Rachel Bespaloff !

 

2 thoughts on “Promenade en hérésie – 3/3”

  1. Excellent ces articles sur l’hérésie. J’y ai beaucoup appris. Mais pensez- vous que Simone Weil fut une “hérétique”? N’est-elle pas plutôt le produit de son temps c’est à dire une très grande intelligence à qui on a appris a détester ce qui était juif? Toute la culture occidentale tient les textes juifs comme inférieurs. Elle se conduit comme Marx dont on oublie trop qu’il était né et avait été éduqué dans le protestantisme et en avait gardé les préjugés contre les Juifs et le judaïsme. De plus, tous ces Juifs, ou d’origine juive, sentaient confusément qu’ils devaient être irréprochables et présenter une pensée pure de toute scorie judaïque, “judenrein,” et donc en rajoutaient. Triste!

  2. Lorsque je place Simone Weil parmi les hérétiques, je fais une sorte de glissade et en prends à mon aise. Mais il est certain qu’elle a trouvé chez Marcion (grand hérétique) une sorte de confirmation. En fait, Simone Weil est plus hystérique qu’hérétique. Elle a un rapport au Christ assez bizarre. Je me refuse à faire intervenir la psychanalyse dans cette affaire, car la psychanalyse a trop tendance à prendre ses postulats pour des vérités. Mais elle a écrit sur Jésus-Christ des pages qui me mettent très mal à l’aise. Je me suis cru dans un univers sadomaso. J’éprouve un malaise assez proche avec les visions d’Anna-Katharina Emmerich qui a inspiré l’immonde film de Mel Gibson.

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