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Archéologie de l’antisémitisme 2/2

 

C’est donc la victime souffrante qui est reconnue dans le corps du peuple de la Shoa, le corps mort. Pas la personne juive ni le sujet historique. L’identité se voit, paradoxalement, rejetée sur le Juif, obstacle à l’universalité, et non sur l’Occident décliné dans toutes ses nations, identifié ethnocentriquement à l’universel. L’Europe unie vient aujourd’hui majorer cette illusion en lui donnant une nouvelle forme. De la même façon, le ‟Ni Juif, ni Grec” de Paul signifiait prosaïquement autrefois qu’il fallait devenir ‟romain”, comme si l’Empire romain incarnait à ce point ‟l’universel” qu’il n’avait plus d’identité !” Shmuel Trigano

 

Les Chrétiens ont longtemps pensé que lorsque les Juifs lisaient leurs Écritures, ils lisaient les Écritures chrétiennes, mais sans le savoir, en aveugles. Les Juifs n’étaient dignes d’intérêt que dans la mesure où ils témoignaient (bien malgré eux) de la valeur du christianisme. La doctrine augustinienne du ‟peuple témoin” a marqué et marque encore l’attitude de l’Église, dans une moindre mesure il et vrai.

 

Saint Augustin par Sandro Botticelli (1479)

 

L’attitude de saint Augustin envers le judaïsme a toutefois eu un aspect positif pour la vie juive, ainsi que le remarque Assaf Sagiv, puisqu’elle incita les Chrétiens à laisser les Juifs mener leur existence à part, sans leur chercher querelle. On peut dire sans vraiment forcer la note que saint Augustin regardait le peuple juif avec le respect dû à de prestigieux vestiges archéologiques ou, si vous préférez, à de grands ancêtres devenus aveugles mais dignes de notre respect car étant précisément nos ancêtres. La doctrine augustinienne de ‟peuple témoin” peut irriter, avec la condescendance qu’elle suppose, elle fut néanmoins une barrière protectrice pour le peuple juif. Saint Augustin est catégorique : le peuple juif doit être respecté, il témoigne. L’immense influence de sa doctrine n’empêcha pas maintes violences chrétiennes envers les Juifs ; mais elle empêcha probablement l’émergence d’une politique officielle d’annihilation du peuple juif conduite à l’ombre de la Croix. Assaf Sagiv note que lorsque les Juifs étaient chassés d’un pays de la chrétienté, ils trouvaient refuge dans un autre pays de la chrétienté. A ce propos, on oublie volontiers que les expulsions des Juifs d’Espagne (1492) puis du Portugal (1496) furent précédées d’autres expulsions, du royaume de France, par exemple, en 1306, sous Philippe IV, puis en 1394, sous Charles VI. La plupart des quelque cent mille Juifs expulsés sous Philippe IV partirent vers la Péninsule ibérique. Nombre d’entre eux s’installèrent dans les régions limitrophes (comme la Navarre ou l’Aragon) au cas où il leur serait permis de revenir en France.

 

Venons-en au troisième paradigme. Après l’hellénisme et le christianisme, les Lumières, un mouvement libérateur certes ; mais, ainsi que je l’ai écrit, les Lumières eurent leur part d’ombre. Voltaire le pourfendeur de préjugés en trimbalait pourtant et des lourds, notamment au sujet des Juifs. Je ne vais pas recenser ses propos particulièrement négatifs à leur sujet, ils sont bien trop nombreux. On sait par exemple qu’il les désignait comme les responsables de leurs propres malheurs. Et je pourrais citer d’autres illustres représentants des Lumières, parmi lesquels Diderot et d’Holbach. Il faut lire à ce propos ‟Roots of Hate : Antisemitism in Europe Before the Holocaust” de William I. Brustein. Kant exhorta les Juifs à se convertir au christianisme et à se montrer pleinement dignes des droits civils en hâtant l’euthanasie du judaïsme (Die Euthanasie des Judentums), ainsi qu’il l’écrit dans son dernier livre (publié en 1798), ‟Le conflit des facultés” (‟Der Streit der Fakultäten”).

 

L’antisémitisme n’a pas été une réaction aux Lumières, un réflexe réactionnaire pour reprendre un certain jargon, il est intrinsèque à ce troisième paradigme, à ce nouvel universalisme, les Lumières. Oui, les Lumières contenaient une singulière part d’ombre ! Je l’ai toujours pressenti et l’étude me le confirme. Arthur Hertzberg écrit dans ‟The French Enlightenment and the Jews: The Origins of Modern Antisemitism” : ‟Modern, secular, antisemitism was fashioned not as a reaction to the Enlightenment and the [French] Revolution, but within the Enlightenment and Revolution themselves.”

 

Cet antijudaïsme-antisémitisme est bien l’une des parts d’ombre des Lumières. L’épouvante nazie a (presque) fait oublier que tout au long du XIXe siècle des idéologues de gauche ont accusé les Juifs de bien des maux. Ci-joint, un blog qui répertorie les écrits antisémites de Charles Fourier :

http://charles-fourier-et-les-juifs.blogspot.com.es/

 

Le cas de Karl Marx est plus complexe. Je conseille à ce propos l’excellente étude de Francis Kaplan, ‟Marx antisémite ?” Et Pierre-Joseph Proudhon ? Jean Jaurès qui a ses rues en Israël (notamment à Tel Aviv) et qui lutta pour la réhabilitation de Dreyfus ne fut pas toujours un philosémite convaincu. En 1895, l’année même où Dreyfus fut accusé de trahison, il publia un article dans ‟La Dépêche du Midi” où il se disait heureux de l’hostilité croissante des Algériens envers les Juifs d’Algérie qu’il accusait de spolier les Arabes.

 

Le ‟nouvel antisémitisme” a emprunté une voie pavée par ces trois paradigmes : l’hellénisme, le catholicisme et la modernité (les Lumières). Toutefois, à leur différence, il ne tend pas vers une abolition des particularismes au nom de l’Homme, de l’Humanité et tutti quanti. Non, le ‟nouvel antisémitisme” est postmoderne, il tend vers l’effacement de tout particularisme ethnique ou national, avec reconnaissance de l’Autre avec un grand A. Autrement dit, plutôt que d’en finir avec les particularismes, cette posture les encourage, ce qui est une autre histoire…

 

Mais alors, comment une idéologie qui prône à grands cris la tolérance — le nous-sommes-tous-frères — peut-elle faire preuve d’intolérance et conspuer l’État d’Israël ? Cette idéologie dénonce ce pays au nom de l’anti-apartheid (sic), dénonce un État supposé nier radicalement les droits des citoyens non-Juifs, sans même parler des millions de Palestiniens de Judée, de Samarie et de Gaza. Mais l’antisionisme qui a le goût de la posture morale cache (sans toujours en avoir clairement conscience) une animosité plus vaste dirigée contre les Juifs en général — contre le peuple juif — ainsi que le montre Robert S. Wistrich. Il pointe du doigt les antisionistes d’extrême-gauche qui rêvent d’un monde Judenstaatrein, ainsi qu’il l’écrit dans ‟European Antisemitism Reinvents Itself”. Ci-joint, un lien intitulé ‟Anti-Zionism and Anti-Semitism” :

http://www.jcpa.org/phas/phas-wistrich-f04.htm

 

Parmi ces radicaux post-modernes, on trouve un certain nombre de Juifs. Au nom de l’universalisme dont ces derniers sont censés être les porteurs, ils vilipendent Israël et refusent au peuple juif ce qu’ils ne refusent pas aux autres peuples. J’aime la sévérité avec la famille mais il me semble ces Juifs dépassent les limites et que leur zèle met en danger une communauté toujours menacée.

 

Dans ‟La concurrence des victimes : génocide, identité, reconnaissance”, le sociologue Jean-Michel Chaumont pointe cette concurrence victimaire qui ne peut que faire penser aux insanités de José Saramago, complaisamment relayées par ‟El País”, grand quotidien espagnol de centre-gauche. A en croire le prix Nobel de littérature 1998, les Juifs sont éduqués dans l’idée que les souffrances des autres (en particulier celles des Palestiniens) ne sont pas grand chose en regard de leurs propres souffrances. Bref, toujours selon ce monsieur, les Juifs ne cesseraient de gratter leurs plaies afin de les maintenir purulentes et les exhiber à la face du monde. Je ne connais pas d’affirmation plus vulgaire.

 

Dans les années 1960, la pensée juive a bénéficié d’un certain engouement. On se souvient du célèbre ‟Nous somme tous des Juifs allemands” en soutien à Dany le Rouge. Cet engouement fit perdre aux Juifs leur réalité. Ils devinrent un archétype — comme le Juif errant. Dans ‟Heidegger et «les juifs»” de Jean-François Lyotard, le mot ‟juif” est écrit avec une minuscule ; il est sans spécificité, exit le peuple juif ; il représente tous les dépossédés, où qu’ils soient.

 

L’État d’Israël perturbe cette opération qui consiste à vider le mot ‟juif” de sa substance. On voulait que ‟le Juif” soit le cosmopolite par excellence ; c’était chic, c’était tendance. Mais le sionisme et la création de l’État d’Israël bouleversent certaines catégories mentales. Le déraciné prend racine et la morale post-moderne en perd son latin. Je pourrais à ce propos citer des pages des ‟Frontières d’Auschwitz” de Shmuel Trigano. Nombreux furent ceux qui en vinrent à penser que l’État d’Israël ne pouvait être juif dans son essence tellement était archétypale leur vision du Juif ; et ils déclarèrent traître le Juif, traître… à l’image qu’ils en avaient. Parmi ces juges implacables, des Juifs.

 

Je cède la parole à Alain Finkielkraut : ‟Ce dont les Juifs ont à répondre désormais, ce n’est pas de la corruption de l’identité française, c’est du martyre qu’ils infligent, ou laissent infliger en leur nom, à l’altérité palestinienne. On ne dénonce plus leur vocation cosmopolite, on l’exalte, au contraire, et, avec une véhémence navrée, on leur reproche de la trahir. On fait valoir nostalgiquement que la judéité n’est plus ce qu’elle était, à l’admirable exception de quelques justes, de quelques dissidents, de quelques prophètes obstinés qui ne se laissent pas intimider et qui, prenant tous les risques, osent penser comme on pense. Loin de mettre en cause l’inquiétante étrangeté des Juifs, on leur en veut de nous rejoindre au moment où nous nous quittons, on se désole de leur assimilation à contretemps et du chassé-croisée qui les fait tomber dans l’idolâtrie et la sanctification du Lieu quand le monde éclairé se convertit en masse au transfrontiérisme et à l’errance ; on n’accuse pas ces nomades invétérés de conspirer au déracinement de l’Europe, on déplore que ces tard-venus de l’autochtonie aient régressé au stade où étaient les Européens avant que le remords ne ronge leur ego et ne les contraigne à placer les principes universels au-dessus des souverainetés territoriales.”

 

Ce désir de convertir l’image séculaire du Juif, soucieux de son particularisme, en un modèle amélioré qui ‟transcende” les frontières et les communautés est l’un des courants du nouvel antisémitisme. La victime universelle exige l’annihilation, physique ou symbolique, de la victime particulière. La souffrance d’un peuple, le peuple juif en l’occurrence, doit s’effacer devant la souffrance de l’humanité, la souffrance en général. Ce nouvel antisémitisme ainsi paré aux couleurs de l’universel exerce un puissant attrait sur les bonnes âmes — y compris sur certains Juifs, redisons-le.

 

1 thought on “Archéologie de l’antisémitisme 2/2”

  1. Une montée chromatique, Olivier ?

    Tu es de plus en plus pointu dans la façon de présenter cet antisémitisme millénaire.

    En tout cas, à force de te lire, je sens que tu comprends l’ampleur du phénomène et de quoi il procède.

    Que ce soit par les dogmes religieux suivants, par la philosophie des lumières, par le racisme et la jalousie, les pouvoirs supposés qu’on prêtait aux juifs, les nouveaux courants politiques : le marxisme, le socialisme, le communisme, etc… etc… TOUT EST MOYEN POUR COUPER LES TÊTES JUIVES.

    Le meilleur, le plus retors tout de même reste cette fameuse notion d’UNIVERSALISME.

    Quelle connerie ! Quel coup de maître !

    Inciter voire exiger des juifs de se fondre dans la masse de la nouvelle idéologie en vogue : l’universel permet aux antisémites d’aujourd’hui de nous bouffer tout cru.

    Tu dis ressentir quelque chose d’étrange et de confus au sujet de la période des Lumières ? C’est effectivement le gros noeud très difficile à dénouer.

    C’est ce qu’expliquait à la faveur d’un excellent article notre ami Kravi mais il n’avait pas encore lu une partie des travaux de Kenneth Levine “psycho-historien” sur le côté obscur de la Hasbara ou philosophie des Lumières.

    Cette citoyenneté à laquelle tous les juifs aspiraient allait leur coûter très cher… Il fallait y laisser en consigne sans jamais être sûr de la récupérer, une grande partie de notre mémoire collective juive.

    Voilà donc un nouveau tour de passe-passe pour annihiler la personnalité juive : lui donner le même look, la même façon de penser et sans doute, de façon imperceptible… le christianiser ?

    Je vais mettre en ligne ce texte revisité par un critique de la théorie de Lévine.

    PS : passionnant tes textes sur l’archéologie antisémite. Je me régale !

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