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George Steiner et les Juifs. 3/3


‟La question décisive n’est pas : que peut être la Synagogue juive sans Jésus-Christ ? Mais bien : qu’est-ce que l’Église, aussi longtemps qu’elle a en face d’elle un Israël qui lui est étranger et qui s’oppose à elle ?”, une remarque de Karl Barth rapportée par Maxime Alexandre dans ‟Journal 1951-1975” en date du 30 janvier 1974.

 

Cette idée perverse selon laquelle les Juifs sont en partie responsables de leurs malheurs apparaît dans un certain nombre d’essais de George Steiner ; mais c’est dans le roman ‟The Portage to San Cristobal of A.H.” (1981) qu’elle s’expose sans retenue. Le scénario en est simple. Un commando israélien doit capturer Adolf Hitler (A.H.), quatre-vingt-dix ans, qui, depuis la fin de la guerre, a trouvé refuge dans les profondeurs de la jungle amazonienne. Tandis qu’ils ramènent A.H. à San Cristobal pour y être jugé, les membres du commando doivent se reposer, épuisés par des fièvres. Craignant de ne pouvoir atteindre leur destination, ils décident d’improviser un tribunal de campagne. Bien que mis en garde par leur commandant contre la rhétorique particulièrement habile de leur prisonnier, les Israéliens acceptent qu’il prenne la parole pour se défendre. Le discours d’A.H. figure au dernier chapitre. C’est un discours-fleuve pourvu d’une logique interne duquel se dégagent trois points forts.

 

Premier argument de A.H. Il déclare que les Allemands ont récupéré chez les Juifs le concept de Peuple élu : ‟the only race on earth chosen, exalted, made singular among mankind”. A.H. cite le Livre de Josué et la violence systématique d’Israël sur les Cananéens, une destruction conduite au nom d’une idéologie. Bref, l’accusé finit par saluer les Juifs comme ses ancêtres spirituels : ‟From you. Everything. To set a race apart. To keep it from defilement. To hold before it a promised land. To scour that land of its inhabitants or place them in servitude. Your beliefs. Your arrogance… The pillar of fire. That shall lead you to Canaan. And woe unto the Amorites, the Jesubites, the Kenites, the half-men outside God’s pact. My ‟Superman” ? Second-hand stuff. Rosenberg’s philosophic garbage. They whispered to me that he too. The Name. My racism was a parody of yours, a hungry imitation. What is a thousand-year Reich compared with the eternity of Zion ? Perhaps I was a false Messiah sent before. Judge me and you must judge yourselves. Ubermenschen, chosen ones !” Plus c’est gros, mieux ça passe !

 

Deuxième argument de A.H. : ‟That strange book ‟Der Judenstaat”. I read it carefully. Straight out of Bismarck. The language, the ideas, the tone of it. A clever book, I agree. Shaping Zionism in the image of the new German nation. But did Herzl create Israel, or did I ?” Et plus loin : ‟Should you not honor me, who has made you into men of war, who has made of the long vacuous daydream of Zion a reality”. Après avoir reconnu sa dette envers le judaïsme, A.H. se présente comme le véritable fondateur de l’État d’Israël.

 

Ces deux arguments en préparent un troisième. A.H. se présente comme le défenseur de l’humanité contre l’agression mondiale perpétrée par la morale juive, un poids insupportable. Cette extraordinaire exigence juive envers tous, sans exception, est qualifiée de ‟blackmail of the ideal”. Toujours dans ‟The Portage to San Critobal”, George Steiner fait dire à A.H. : ‟You call me a tyrant, an enslaver. What tyranny, what enslavement has been more opressive, has branded the skin and soul of man more deeply than the sick fantasies of the Jew ? You are not God-killers, but God-makers. And that is infinetely worse. The Jew invented conscience and left man a guilty serf”. C’est sur ces mots que se termine le roman, des mots sans réponse, ce qui leur donne un poids particulier. L’adaptation au théâtre de Christopher Hampton (jouée au Mermaid Theatre, à Londres, en février 1982) se termine elle aussi sur ces mots. George Steiner confessa à Ron Rosenbaum (auteur de ‟Explaining Hitler”) : ‟I don’t think that I even know how to answer what I say in the last speech”.

 

A priori, on ne sait quel crédit l’auteur accorde à sa créature, A.H. Pourtant, à bien y regarder, nombre de ses arguments se retrouvent dispersés dans les écrits de George Steiner. Ce dernier déclare dans un article intitulé ‟The Wandering Jew” que l’idée de race supérieure (master race) est une idée juive, biblique. Ferait-il l’âne pour avoir du son ? L’idée de ‟blackmail of the ideal” est présente dans ‟Errata” et dans ‟Bluebeard’s Castle”, etc., etc. Nous le suivons plus volontiers lorsqu’il affirme qu’il y a un lien entre le mal absolu perpétré par les nazis et la singularité juive, entre la haine satanique du Juif et l’unicité juive, tant morale, religieuse que culturelle. Le désir d’éradiquer le Juif du monde revenait finalement à vouloir éradiquer Dieu de notre monde, d’en finir avec des règles morales universelles.

 

Sidney Hook (1902-1989)

 

Selon son propre témoignage, George Steiner aurait été troublé par une remarque de Sidney Hook interviewé peu avant de mourir par Norman Podhoterz : ‟I’ve found myself thinking about the crazy Zealots… What if the whole Palestinian Jewish population of that time had gone down fighting ? Just think what we would have been spared, two thousand years of anti-Semitic excesses… Under some circumstances I think it’s better not to be than to be”. Voir ‟On Being a Jew”. Et George Steiner lui fait écho : ‟What I am asking is this : Might the Christian West ad Islam live more humanely, more at ease with themselves, if the Jewish problem were indeed ‟resolved” (that endlosung or ‟final solution”) ? Would the sun of obsessive hatred, of pain, in Europe, in the Middle East, tomorrow, it may be, in Argentina or South Africa, be diminished ? Is liberal erosion, is intermarriage the true road ? I do not think the question can simply be shrugged aside.”

 

George Steiner fait asseoir les Juifs sur le banc des accusés et commence par leur dire : ‟Tout ce que vous direz sera retenu contre vous” et non : ‟Tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous”, le tout sur fond de sophismes plus ou moins subtils, parfois franchement grossiers. Il leur concède un rôle à nul autre pareil, un rôle qu’ils ne peuvent tenir que dans l’exil ; puis il critique ce rôle au point de remettre en question l’existence du peuple juif, de suggérer leur disparition par assimilation. Il oublie un point essentiel, un enseignement donné par l’histoire. C’est dans le pays où les Juifs se sont assimilés comme nul par ailleurs, en Allemagne, qu’ils ont été soumis aux plus grandes persécutions.

 

George Steiner s’efforce d’élargir et d’approfondir le champ de la morale, de l’étendre au-delà de la famille, de la communauté ou du pays. En cela, il répond aux règles particulièrement exigeantes du judaïsme ; mais dans un même temps, il flirte avec l’idée de la disparition du peuple juif dont la morale est d’une exigence étouffante dit-il.

 

George Steiner abhorre la violence. Il ne promeut aucune solution radicale au sujet du peuple juif mais caresse délicatement l’idée de l’effacement de ce peuple. La pensée de George Steiner fait la coquette, sur ce point au moins, elle titille des images et des idées qui ont tout de même nourri l’anti-judaïsme et l’antisémitisme de nombreuses générations. Et, en conclusion, la victime est  seule responsable de ses propres maux. Décidément, Monsieur Steiner, je préfère que vous nous parliez de littérature comparée ou de théorie de la traduction que du peuple juif. ‟Nous t’entendrons là-dessus une autre fois”, pour reprendre les mots que des Athéniens adressèrent à Paul.

 

Buste de Ludwig Börne (1784-1837) figurant sur sa tombe au cimetière du Père Lachaise

 

Il y a peu, dans ‟Letra internacional” (n° 80, automne 2003), j’ai pu lire l’intégralité de la conférence prononcée par George Steiner à l’occasion de la remise du prix Ludwig Börne, à Frankfurt am Main, le 25 mai 2003. Il y rappelle que Ludwig Börne le Juif (Löb Baruch de son vrai nom) se convertit au christianisme, qu’il fut l’un des premiers journalistes à dénoncer la culture officielle, qu’il fut un éternel exilé, un étranger en tous lieux y compris à lui-même. Ludwig Börne, poursuit George Steiner, appartient à ces grands maîtres de la langue allemande qui édifièrent leur œuvre hors du pays, comme Heinrich Heine, Friedrich Nietzsche, Rainer Maria Rilke, Franz Kafka, mais aussi Thomas et Heinrich Mann, Robert Musil ou Hermann Broch qui connurent le longues années d’exil, sans oublier Peter Weiss, Bertolt Brecht, Nelly Sachs et Paul Celan. Aucune littérature et aucune culture n’ont donné autant de marginaux, de Luftmenschen, des hommes de la périphérie et néanmoins centraux.

 

Dans ce discours, George Steiner reprend nombre de ses idées-force que j’avais évoquées dans un article publié sur ce blog, le 20 décembre 2011, sous le titre ‟A George Steiner : pourquoi j’aime Israël ?” Il y déclare que les Grecs anciens furent probablement le peuple le plus doué de l’histoire de l’humanité, un peuple disparu comme tant d’autres, contrairement au peuple juif (le peuple de Löb Baruch) pourtant persécuté depuis plus de quatre mille ans. Pourquoi ? George Steiner avance l’hypothèse suivante : la seule demeure du Juif fut et reste le texte, la Torah.

 

J’ai donc lu et relu ce discours. J’y suis d’autant plus sensible que je suis moi aussi un exilé. J’apprécie cette exigence particulière envers sa famille et son peuple ; je la pratique. Une image lui est chère, celle du Juif de la diaspora incapable d’humilier, de faire souffrir ou de tuer. Or, Israël — l’État juif — est amené comme tout État à faire usage de la force ce qui, pour George Steiner, prive le peuple juif de ses lettres de noblesse dans l’ordre moral et métaphysique. Cet idéalisme philosophique a la grâce de Pégase. Mais l’émerveillement passé, on se gratte la tête en se disant que cette posture joliment morale a pour pendant une profonde méconnaissance de l’histoire et de la spiritualité juives.

 

George Steiner me passionne lorsqu’il m’invite à visiter les espaces de la littérature comparée ; mais ses théories au sujet d’Israël m’apparaissent sans fondement. Je préfère en la matière cheminer en compagnie de Shmuel Trigano dont le regard est autrement plus ample et pénétrant.

 

Révérend Père Steiner, votre catéchisme antisioniste est obscène : l’État d’Israël est devenu l’un des vecteurs de la vie juive dans le monde, et de la vie du monde, vous n’avez pas à en rougir. Cessez vos coquetteries !

 

2 thoughts on “George Steiner et les Juifs. 3/3”

  1. Excellente et passionnante analyse. Steiner a évidemment une vision intellectuelle, élitiste du juif de l’exil. Je doute que les jeunes juifs polonais ou russes des années 1920, qui rompirent avec les shtetls et qui fuirent les pogroms pour s’établir en Palestine et réaliser le sionisme, se reconnaissent dans le devoir d’apporter au monde la mission de moralité de juifs errants.

  2. Intéressant réquisitoire, -il est respectueux, mais c’est un réquisitoire-, contre un monsieur que j’ai pu un peu observer quand il enseignait à Genève. Apparemment cet homme irrite autant ses corligionnaires que les goys comme moi, qui ne pouvaient pas ne pas sentir le mépris ironique envers eux, dans son éloge du “Juif errant…”
    Là où vous tapez le plus dur c’est quand vous relevez la grossièreté des arguments antisémites chez cet homme de lettres considéré comme une grande voix juive. Votre analyse de cette pièce de théatre présentant Hitler, comme un disciple du peuple juif, est terrifiante. George Steiner a donc commis une pièce de théatre aussi antijuive que celle de Fassbinder intitulée: Les ordures, la ville et la mort, qui n’a jamais cessé de susciter des tollés. (Il est vrai que Fassbinder n’était pas juif.)
    J’ai l’impression à vous lire que George Steiner se délecterait des spectacles du “trop intelligent Dieudonné”, comme l’appelait un juif qui n’est certainement pas le seul à apprécier cet humoriste.
    C’est très curieux. Mais au fond, George Steiner ne serait-il pas simplement un juif des Lumières, animé de l’antisémitisme des Lumières ?

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